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Espagne : la loi 1984

jeudi 13 août 2015, par “Argelaga”

Le 1er juillet 2015, moment de l’entrée en vigueur de la « ley mordaza » (la « loi bâillon ») et de la dernière réforme du Code pénal, la monarchie espagnole s’est transformée en un État policier, achevant ainsi une étape de populisme punitif qui démarra dans la décennie des années 1990 avec la « ley de la patada en la puerta » et le Code pénal « de la démocratie » en vigueur depuis 1995 : le plus dur en Europe et digne héritier du code franquiste.

Ce qui avait été jusqu’à aujourd’hui un État de partitocratie caractérisé par un autoritarisme rampant émanant d’un « pouvoir » législatif qui peu à peu foulait aux pieds les droits et supprimait les libertés, avec la complicité d’un « pouvoir » judiciaire dépendant des partis, est dorénavant un État d’exception déclaré grâce à un système juridique fait à la mesure de l’appareil répressif. La différence n’est pas mince : jusqu’à avant-hier, la partitocratie s’appuyait principalement sur le conformisme des masses ; maintenant, elle le fait avant tout sur « les forces et les corps de sécurité ». Cela veut dire que les problèmes politiques sont de plus en plus considérés comme des problèmes de sécurité, c’est-à-dire des problèmes d’ordre public, que cela soit l’irruption incontrôlable de la question sociale ou l’affaiblissement irrépressible du régime devant les conséquences de la sortie de la Grèce de la zone euro. Il y a au minimum une part significative de la classe dominante qui est prise de panique devant le danger que comporte le développement des conflits sociaux dans les grandes villes et sur le territoire, conséquence directe de la crise économique et du discrédit institutionnel, et qui considère que le renforcement du système des partis qui a conduit à l’apparition de nouvelles options politiques n’est pas suffisant. Une partie de l’oligarchie dirigeante a plus confiance en l’intégration des partis et des coalitions émergentes à l’aide d’une politique d’accords ; une autre croit davantage aux cordons policiers avec carte blanche pour réprimer sans ménagements toutes velléités de protestation et de dissidence. Dans un cas, il suffirait d’appliquer les mécanismes habituels de vigilance et de contrôle du postfranquisme, fortement soutenus par la législation des gouvernements socialistes antérieurs ; dans l’autre, il s’agirait purement et simplement d’un retour à la politique de l’ordre pratiquée par la dictature franquiste.

Le pacte social qui fondait la partitocratie symbolisé par la loi Corcuera paraît s’être fissuré. Les forces politiques qui prétendent faire passer la « sécurité citoyenne » avant les droits actuels sur la vie privée, le logement, l’accueil de réfugiés, le droit de réunion, de manifestation et d’expression, pourtant eux-mêmes déjà bien réduits, pensent que la situation sociale menace de se détériorer et de dériver vers des conjonctures à la grecque, car le régime est trop vulnérable face aux spéculations financières, et à mesure que de nouveaux trous surgissent dans le financement, il le sera encore plus. Pour conjurer une crise potentielle avec un autre sauvetage compliqué à l’horizon, comme un Syriza à l’espagnole, elles ont parié sur la ligne dure. Elles considèrent nécessaire d’imposer un « cadre juridique adéquat » et une déréglementation de l’activité policière qui permet une impunité totale lors de pratiques jusque-là illégales et exécutées sans trop de couverture, comme l’avait fait en son temps la loi précédente. On l’autorise même à prendre des sanctions qui incombaient auparavant au juge. Il semble que l’intervention arbitraire et disproportionnée de la police contre les terceros, c’est-à-dire ceux qui protestent, soit, oligarchiquement parlant, la seule façon de garantir un « fonctionnement normal des institutions » à l’intérieur de la crise et, de la même manière, d’assurer la « tranquillité » des citoyens qui décident dans l’économie et la politique. Pour que la société et l’État continuent d’être dans les mains d’irresponsables et de corrompus, la rue doit rester à la merci des vrais violents : la flicaille.

La « loi bâillon » est la première du genre à définir le concept de « sécurité citoyenne » : c’est « la garantie que les droits et les libertés reconnus et protégés par les constitutions démocratiques peuvent être librement exercés par la citoyenneté ». Le propos s’éclaircit quand on comprend qu’il se réfère au droit d’être d’accord avec les dispositions de l’État et à la liberté de lui obéir. La législation sécuritaire agrandit l’échantillonnage des faits « perturbateurs » et des formes délictueuses dans des termes suffisamment ambigus pour couvrir un secteur important de la population : celui qui manifeste, désobéit, critique les politiques, s’oppose aux expulsions, convoque des actions par internet ; celui qui fait partie des piquets de grève, occupe les maisons, arrête le trafic, photographie les brutalités des forces de l’ordre ; celui qui interfère « dans le fonctionnement des infrastructures critiques », c’est-à-dire qui défend le territoire, y compris le supporteur passionné de football trop bruyant et… celui qui participe à un botellón : la dipsomanie juvénile semble maintenant devenue subversive aux yeux dévots des dirigeants. Dans le panier punitif, on trouve de tout, du fanatique djihadiste au citoyen modeste qui ne se croit pas obligé de montrer sa carte d’identité au premier sbire venu, du pacifiste qui s’enchaîne contre les lignes THT au piéton qui refuse d’être fouillé, de l’immigrant sans papiers à l’insolvable qui résiste pour ne pas abandonner sa maison. Tous sont infractores (transgresseurs) et à ce titre figureront dans un registre, quels que soient la légèreté de l’infraction et le degré de culpabilité, parce que si minimale soit-elle, elle est susceptible d’être considérée comme opposée à l’ordre constitutionnel et par conséquent responsable d’apporter son grain de sable à la déstabilisation « des institutions politiques, des structures économiques ou sociales de l’État ».

La « loi bâillon » nous indique que le régime de partitocratie évolue inéluctablement vers une société totalitaire, telle celle dénoncée par Orwell dans son roman 1984 : une information unilatérale, un contrôle des masses, une répression de l’activisme social, l’éradication de l’intelligence critique, les néolangages et les ministères de l’oppression, où n’importe quel signe extérieur de non-conformité peut provoquer de terribles humiliations. Aujourd’hui, Big Brother n’est évidemment pas le Parti, mais l’État partitocratique ; néanmoins, les devises restent les mêmes : « la guerre, c’est la paix », « la liberté, c’est l’esclavage », « l’ignorance, c’est la force ». La « loi bâillon » est un produit typique de la Raison d’État parce que avec elle on vise un renforcement du pouvoir qui tend à la conservation du régime au-dessus des sujets appelés « citoyens », quel que soit le moyen employé. De préférence immoraux, arbitraires, violents et illégitimes, puisque, aux yeux des experts en répression de l’oligarchie dirigeante, ils sont les plus efficaces. Depuis le 1er juillet, la partitocratie est visiblement ce qu’elle était déjà essentiellement : un État policier qui souhaite la bienvenue à son « citoyennisme » avec une expansion pénale parfaitement réglementée sans avoir besoin de recourir au coup d’État.

Revue Argelaga,
le 6 juillet 2015

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