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La nuit des barricades du 10 mai 1968,
le « grand soir » des anarchistes

jeudi 10 mai 2018, par Le Flûtiste

« La révolution est une fleur carnivore » ; « Vive la Commune du 10 Mai ».
Écrit en grandes lettres rouges sur un mur, à l’angle des rues Lhomond et d’Ulm,
dans la nuit du 10 au 11 mai 1968.

Dédié à Germinal Clemente, Christian Lagant et quelques autres compagnons qui n’ont pas supporté le retour à la « normalité » et ont choisi d’anticiper sur le terme de la vie. Nous ne les oublions pas.

La célébration du quarantième anniversaire de Mai 68 donne lieu à toutes sortes d’interprétations, souvent contradictoires. Entre la volonté de la droite de le « liquider » et les rodomontades des uns et des autres se présentant comme d’ex-soixante-huitards, s’autoglorifiant à coups de cymbales, grosses caisses et tambours médiatiques, l’essentiel est passé sous silence : qui étaient à ce moment sur les barricades et affrontèrent les forces de l’ordre lors de la nuit du 10 mai 68 qui a servi de détonateur pour la période ? Les mêmes qui ont embrayé ensuite dans les comités d’action étudiants-ouvriers pour aller se coltiner avec les piquets de grève devant les grandes usines, tenus par les chiens de garde cégétistes-PC, afin de déclencher les grèves solidaires ? Que l’on permette à ce sujet à un anonyme, témoin, observateur et acteur de ces journées, de jouer un peu de sa flûte pour fournir quelques notes discordantes dans ce concert de menteries et mythomanies.

Ceux qui étaient là et ceux qui n’y étaient pas

Tout d’abord, il faut dissiper une confusion de terminologie : à cette époque, il y avait des groupes, composés d’étudiants ou de jeunes pour la majorité, se réclamant soit des idées libertaires ou assimilées ; à savoir la Fédération anarchiste, laquelle tenait d’ailleurs ce même soir du 10 mai 1968 son gala annuel à la Mutualité avec Léo Ferré en vedette ; d’autres groupes anarchistes comme Noir et Rouge transformé en Groupe non-groupe à la fac de Nanterre, et dont les membres s’étaient engagés dans le Mouvement du 22 mars (avec Dany Cohn-Bendit et Jean-Pierre Duteuil) puis l’UGAC (Union des groupes anarchistes communistes), l’Union anarcho-syndicaliste (UAS), la CNT française, et un certain nombre d’individus et de groupes autonomes, dont par exemple Gaston Leval et son cercle des Cahiers de l’humanisme, tous très présents comme s’ils s’étaient donné rendez-vous ce soir-là ; soit un nombre total de trois cents, quatre cents, parmi les quelques milliers de manifestants. Il faut leur ajouter un nombre non négligeable de membres des groupes surréaliste, lettriste, situationniste et ultragauche (dits marxistes révolutionnaires), également présents en cette heure fatidique. En dehors d’eux, parmi ceux qui n’étaient pas là et ne participèrent pas à cette fameuse nuit, il y avait ceux qui eux-mêmes se qualifiaient de « gauchistes », c’est-à-dire se situant à la gauche du Parti communiste et faisant surenchère de démagogie pour séduire sa supposée clientèle ouvrière, c’est-à-dire toutes les variétés possibles de trotskistes et maoïstes. C’est par abus de langage que les médias ont attribué cette appellation de « gauchistes » aux participants de Mai. En revanche, ce sont ces mêmes « gauchistes » qui s’en sont attribué le mérite, alors qu’ils n’en ont été que les récupérateurs, pour ne pas dire les « charognards ». En dépit des faits têtus, car ils étaient complètement à côté de la plaque, n’avaient rien compris à la situation ; pour eux, les étudiants n’étaient que des petits-bourgeois, les jeunes en général quantité négligeable et, en conséquence, ils n’y prêtaient guère attention, ne visant que les « ouvriers », lesquels dans leur majorité n’en avaient que foutre. Autre différence, ces « gauchistes » mettaient en avant la lutte anti-impérialiste contre la guerre du Vietnam menée par les Américains, alors que les libertaires avaient été pour la plupart guéris du tiers-mondisme, échaudés par l’évolution de l’Algérie après son indépendance, et n’entretenaient aucune illusion sur les régimes dictatoriaux africains, nés de la décolonisation, ni sur le castro-guévarisme, caricature stalinienne d’une révolution, ayant éliminé de la même manière ses participants libertaires qui l’avaient aidée à triompher.

Il y avait donc une nette séparation et même une forte hostilité entre ces deux tendances. Les premiers étaient mobilisés par les luttes antifranquiste en Espagne et anticapitaliste en France et dans le monde, y compris contre le capitalisme d’État des pays dits « socialistes » de l’Est. Il faut rappeler ici comment les insurrections antitotalitaires de Berlin-Est en 1953 et des conseils ouvriers hongrois de 1956, écrasées par les chars de Moscou, avaient été déclarées comme « fascistes » et « réactionnaires » par les communistes et leurs fidèles (dont beaucoup de futurs trotskistes et maoïstes). Cela, alors que les crimes staliniens venaient d’être dénoncés peu auparavant, lors du XXe Congrès du Parti communiste soviétique de 1956, par le même Khrouchtchev qui avait fait tirer à la suite sur les insurgés de Budapest. Le masque était alors tombé et nombreux furent ceux qui avaient abandonné le « camp progressiste », devenu à leurs yeux l’incarnation odieuse d’une dictature totalitaire, où le mensonge était roi. Malgré cela, les « gauchistes » en étaient encore à glorifier les dinosaures marxistes-léninistes et à se pâmer devant leurs disciples vietnamiens ou castro-guévaristes.

L’agitation estudiantine depuis plusieurs semaines avait fini par cristalliser la volonté d’en découdre, non seulement d’étudiants engagés, mais des jeunes en général. Et lorsque Dany Cohn-Bendit fit circuler ce soir-là, par haut-parleur, le mot d’ordre (probablement le seul acte à mettre à son actif, le personnage étant par ailleurs « imbuvable »), d’« occuper le Quartier latin », puisque « la police occupait la Sorbonne », il fut bien entendu et certains manifestants se mirent immédiatement à l’œuvre : se servant des poteaux des panneaux de signalisation (cassés en les oscillant de gauche à droite), comme de barres à mine, ils commencèrent à dépaver la chaussée des rues situées entre la place Edmond-Rostand (en face du jardin du Luxembourg), les rues Soufflot, Gay-Lussac, Saint-Jacques, Claude-Bernard, et celles à l’arrière du Panthéon, jusqu’à la Contrescarpe et la rue Mouffetard.

Fait remarquable : les quelques étudiants de gauche ou « gauchistes » présents tentèrent de dissuader de dépaver et de construire des barricades, traitant leurs constructeurs de « provocateurs ». Ils furent promptement éconduits ; il fut ainsi vivement conseillé à certains de ces « modérateurs » de retourner sur leurs prie-Dieu au centre Richelieu (situé à l’angle de la place de la Sorbonne et du boulevard Saint-Michel, c’était à l’époque le grand centre des étudiants catholiques, remplacé depuis par une boutique à fripes), ils se virent alors obligés d’avouer piteusement qu’ils étaient de l’UEC (Union des étudiants communistes) !

En peu de temps, toute cette partie du Quartier latin fut couverte de barricades. Un engin de terrassement, opportunément présent rue Gay-Lussac, fut mis à contribution par un habile technicien. Ce n’est que lorsque la police chargea vers minuit passé que des voitures stationnées là furent dressées et utilisées comme remparts ; il est même probable que leur incendie se déclara avec la pluie de grenades lancées par les policiers, mettant le feu à l’essence répandue par terre.

Les affrontements furent extrêmement violents : de nombreux jeunes refusèrent de se replier et, véritables kamikazes, s’engagèrent dans des combats de corps à corps. Faisons ici une mise au point sur le mythe du lancer de pavés : il aurait fallu être un champion olympique de poids ou de javelot pour pouvoir en envoyer efficacement à plus de quatre ou cinq mètres : ils n’étaient bons qu’à la construction des barricades et ne constituaient surtout que le symbole des traditions révolutionnaires parisiennes.

À signaler que les habitants du quartier, témoins indignés des brutalités policières, prirent le parti des étudiants, lancèrent des seaux d’eau pour atténuer l’effet des grenades de gaz lacrymogène et recueillirent des manifestants chez eux, ce qui n’empêcha pas les policiers de pénétrer dans les immeubles et d’y poursuivre les manifestants jusqu’à l’intérieur des appartements.

Dans la soirée, au gala du Monde libertaire, lorsqu’on apprit les événements, Léo Ferré fit une annonce invitant les volontaires à aller se joindre aux combattants de la rue. Ce renfort fut très précieux et aida à repousser à plusieurs reprises les charges policières dans les petites rues à l’arrière de la Contrescarpe, les habitants envoyant de leurs fenêtres de l’eau contre les gaz lacrymogènes. Toutes ces dernières barricades furent tenues principalement par des anarchistes : celles de l’Estrapade, de Thouin, Blainville, Tournefort (quelques-uns y établirent une barrière de voitures en feu, ce qui empêcha la barricade de la rue du Pot-de-Fer — la bien nommée ! — d’être prise à revers : elle fut la dernière à tomber après 5 heures du matin).

Réfugié de justesse au laboratoire de l’École normale supérieure de la rue Lhomond, un manifestant entendit de derrière la grille l’interrogatoire d’une femme (peut-être même une « femme du monde », sortie d’une séance de cinéma ou d’un théâtre du quartier, prise par l’ambiance festive et ludique du moment, comme on en avait vu certaines manier les pavés pour construire des barricades ce soir-là), par un policier lui demandant de montrer ses mains. Comme elles devaient être sales — preuve du maniement de pavés aux yeux du pandore, elle eut droit à sa ration de matraque ! (Comme avec Gallifet pendant la Commune de 1871 qui demandait aux communards prisonniers de montrer leurs mains afin de reconnaître les ouvriers et de les envoyer à l’abattoir.) Monté sur le toit de l’immeuble vers 6 heures, alors qu’il commençait à faire jour, le même manifestant vit des corps étendus dans les rues avoisinantes et des secouristes qui s’affairaient autour d’eux. Vu l’âpreté des combats, il y eut indubitablement beaucoup de victimes parmi les manifestants : blessés, mutilés, gazés ou peut-être même décédés, car il y eut curieusement à cette époque des victimes d’accidents de la circulation à quelques dizaines de kilomètres de Paris, présentant la particularité de ne posséder ni voiture ni même le permis de conduire ! Parmi les amis et connaissances qui se fréquentaient au resto universitaire Jean-Calvin et dans les bistrots du quartier, situés alentour de la rue Mouffetard, ayant participé à cette mémorable soirée, il y en a qui n’ont jamais été revus. Comme on ne se connaissait que de vue ou par des prénoms, il fut difficile d’élucider leur absence ou disparition. Le Mouvement du 22 mars et le SNESup organisèrent bien des commissions d’enquête à ce sujet. Ils se heurtèrent souvent au silence des familles, probablement intimidées et dont le domicile était gardé par la police.

Toutes ces circonstances expliquent le choc provoqué dans l’opinion : les syndicats, organisations et partis de gauche se virent obligés de réagir en appelant à manifester le 13 mai. Ce n’est qu’à reculons, les jours suivants, qu’ils suivirent les grèves spontanées de solidarité déclenchées dans le pays. C’est à ce moment que les « gauchistes », complètement largués jusque-là, commencèrent à tenter de récupérer le mouvement, à étaler leur camelote dans la cour de la Sorbonne et à monter des comités bidon, mais ceci est une autre page de la période.

Le Flûtiste
Le Monde libertaire,
22 mai 2008.

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