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La Otra Campaña

Les premiers Autres Vents

dimanche 19 février 2006, par SCI Marcos

18 et 19 février 2006.

Au nom du Système zapatiste de Télévision intergalactique, « la seule chaîne de télé à lire », tous nos remerciements pour nous permettre de pouvoir présenter ce programme spécial placé sous le patronage conjoint de « Huaraches Yepa, Yepa, le seul huarache mondialisé » et « Le Pozole aigre, un délice pour votre palais ! »

Nous saisissons cette occasion pour signaler que l’accès aux canaux qui retransmettent le SZTVI est réservé aux médias alternatifs de communication alternative ainsi qu’à toutes les personnes honnêtes et conséquentes, d’où qu’elles soient, sur l’ensemble de cette planète.

Par courtoisie envers nos compañeras et compañeros, au lieu du pénible (et inefficace) système PPV (Payer pour voir), le SZTVI a le plaisir de vous proposer son système NPPL (Ne pas payer pour lire).

Ce programme sera retransmis sur la bande en bas à gauche, par toutes sortes d’équipements allant de la radio pirate au très sophistiqué (et pratiquement impossible à brouiller) système de commérages BAO (« bouche à oreille »). Avec vous aujourd’hui, voici le programme :

Les premiers Autres Vents
Première partie
(Chiapas, Quintana Roo, Yucatán, Campeche)

« Nous voudrions que l’on gonfle notre parole comme un ballon, qu’elle vole bien haut et qu’elle arrive très loin. »

Paroles d’un indigène maya prononcées dans l’Autre Cancún,
dans l’Autre État de Quintana Roo, dans l’Autre Sud-Est,
dans le cadre de l’Autre Campagne,
dans cet Autre Mexique.

Marchant sur ses propres traces, l’Autre Campagne débute l’année en comprenant clairement, dès ses premiers pas, sous le prétexte d’un passe-montagne, à quelle réponse elle doit s’attendre, « d’en haut ».

La marche que les forces conjointes de l’Autre Campagne ont organisée à San Cristóbal de Las Casas, le 1er janvier 2006, avait vu comment l’éclairage municipal s’éteignait, plongeant le cortège dans l’obscurité à mesure qu’il avançait.

De façon quasi-simultanée, les microphones, caméras, magnétophones et blocs-notes des médias se faisaient plus rares, jusqu’à disparaître complètement.

Première victoire de La Otra, plus que de l’indifférence, le silence d’en haut reflète de la peur, une grande peur.

Cette marche de La Otra effectuée en commun ne constitue pas seulement un défi lancé au système économique et social (et à la classe politique qui en vit), c’est aussi un autre pas, le changement de rythme et d’orientation de gens qui restaient jusqu’ici sur la défensive, résistant et survivant en s’agrippant désespérément à l’histoire pour ne pas tomber.

L’Autre Campagne est un passage à l’offensive.

Ainsi, une rumeur encore sourde naît au Mexique d’en bas.

Elle naît sourde rumeur pour se faire murmure, puis cri et enfin mouvement.

Sur son passage, l’Autre Campagne envoie un message à ceux d’en haut : « ¡Ya basta ! »

« Ça suffit comme ça ! »

« Maintenant, c’est à vous qu’on va s’en prendre. »

Un frisson parcourt l’échine du système. Au lieu d’écouter ceux d’en haut, ceux d’en bas ont choisi de s’écouter les uns les autres.

Chiapas

En haut ? Une foire ambulante.

En bas ? Un cœur désormais insatisfait et une croissante indignation cherchant son chemin, sa voie, son cap et sa destination.

Les gares-étapes de l’Autre Chiapas se succèdent, les unes après les autres, mais la voix de l’indignation est partout la même.

Dès le premier jour, l’Autre Campagne montre qu’elle est plus, bien plus que l’EZLN.

San Cristóbal de Las Casas, Palenque, Chiapa de Corzo, Tuxtla Gutiérrez, le pénitencier d’Amate, Tonalá, Joaquín Amaro, San Isidro, Huixtla, Ejido Nuevo Villa Flores.

Des indigènes, surtout des indigènes, et avec elles et eux ceux et celles qui accompagnent leurs souffrances et leurs rébellions : organisations non gouvernementales, groupes, collectifs, familles, individus et personnes qui assurent la défense des droits des êtres humains ; luttes de la question du genre, projets de production, éducation, culture, défense de l’environnement, communication alternative, analyse et débat théorique. Une grande majorité de femmes, une grande majorité de jeunes.

Ils sont venus, ils ont toujours été là, avant même 1994.

Quelque chose a changé cependant, leurs voix n’apportent plus seulement un soutien solidaire et de la sympathie pour le zapatisme, désormais parlent aussi leur histoire, leur résistance, leur propre lutte. Ce « Voilà ce que je suis » avec lequel débute la Sixième Déclaration de la forêt Lacandone commence déjà à raconter d’autres histoires et à nommer les autres, à travers leurs propres voix.

Des organisations indigènes et des peuples indiens - qui ne sont pas zapatistes mais pas non plus antizapatistes - démontrent aujourd’hui que leurs pairs ne sont pas seulement ceux et celles avec qui ils prirent les armes en 1994, mais la racine même de la nation mexicaine.

La réapparition des indigènes protestants évangélistes des faubourgs de San Cristóbal de Las Casas a enterré définitivement le mirage qui prétendait que l’Autre Jovel était métisse.

À Palenque a surgi ce qui semble à première vue un symptôme, mais qui est en réalité un mouvement qui ira grandissant à mesure que « La Otra » se frayera son chemin dans le Sud-Est mexicain : la résistance aux prix de l’électricité et l’opposition à la privatisation de l’énergie.

Les premières voix s’opposant aux assauts de ce gouvernement qui voudrait privatiser l’industrie de l’énergie électrique ont la peau sombre et parlent une langue indigène.

À Chiapa de Corzo et à Tuxtla Gutiérrez, d’autres voix s’élèvent pour parler sans entraves : vendeurs sur les marchés, enseignants, étudiants, habitants des colonias, paysans non indigènes.

La « ligne à haute tension » qui unit le Sud-Est au Nord se relâche à une de ses extrémités : David Meza, un Chiapanèque, sert de bouc émissaire pour masquer l’inefficacité des autorités dans la résolution du gynécide organisé qui a établit ses quartiers à Ciudad Juárez, dans l’État de Chihuahua.

Ce jeune homme de 26 ans est accusé d’avoir assassiné Neyra Azucena Cervantes, sa cousine, âgée de 19 ans. Sous la torture, on l’oblige à signer des aveux.

Le ou les véritables assassins (sans que l’on dispose pour l’instant de vidéos ou d’enregistrements pour les démasquer [1]) demeurent en liberté et continuent d’ajouter des cadavres sur l’interminable liste de la souffrance dans le Nord mexicain.

Les jeunes étudiants énoncent une simple vérité : l’enseignement est de piètre qualité et tend à être privatisé ; et une fois terminées ses études, il n’y a pas de travail.

Au Chiapas, l’injustice a un visage et porte un nom : indigène, paysan, enseignant, journaliste.

Mais la dignité rebelle aussi : la section VII du SNTE et l’Union nationale des travailleurs agricoles (UNTA) ne fournissent pas que du gibier de prison, elles organisent la mobilisation.

À Tonalá, à Joaquín Amaro, à San Isidro et à Huixtla, le mouvement de résistance civile contre le coût élevé de l’énergie électrique refait son apparition, mais cette fois il sait qu’il n’est pas tout seul.

Et sur l’ensemble des côtes du Chiapas, on peut constater la destruction de l’environnement naturel, résultat d’une collaboration étroite entre les autorités et les entreprises.

Le travail est désormais un luxe pour lequel on doit payer, la pauvreté un délit.

Les critiques à l’encontre de la classe politique dans son ensemble ne cessent d’augmenter, et tout particulièrement contre le PRD, accusé de n’être qu’un PRI qui a changé de nom, revu et corrigé et avec un bonus de corruption.

Dans cette région, l’eau se fait rare, les écoles n’ont même pas de tableaux et les messages lénifiants de Fox vantant « l’excellence de l’enseignement » font figure de plaisanterie de mauvais goût.

Les anciens et les anciennes protestent : ils en ont assez d’être traités comme des produits non recyclables.

Le long de la côte, la sierra est comme une blessure loin de cicatriser.

En gravissant la montagne, on parvient à l’ejido Nuevo Villa Flores et à la rencontre la plus combattive de l’Autre Campagne, où notre hôte, l’OCEZ-UNOPII, mène le bal.

À mi-chemin, notre cœur se serre, exigeant le silence avec lequel nous pleurons ceux que dans la lutte nous aimons.

La Commandante Ramona nous laisse un châle brodé multicolore, sa proposition zapatiste pour La Otra dans tout le Mexique. Dans les montagnes du Sud-Est mexicain, les femmes et les hommes zapatistes arrachent de leurs vêtements un bout de tissu : armés de ce lambeau douloureux à l’épaule gauche, nous nommons à celle qui nous manque désormais irrémédiablement.

Pendant ce temps, à mesure que l’Autre Campagne fait son chemin, le gouvernement chiapanèque met en scène le spectacle « Au Chiapas, tout est calme » ; mais uniquement pour qui a accepté la « loi muselière ».

Cliché illustrant le tableau : des engins travaillant sur le chantier de l’autoroute.

En fichier occulte : le scandale de la « disparition » des fonds et des aides destinés aux populations affectées par les ouragans.

Quand son travail comme consultant en biens immeubles et conseiller en image de marque du « Roi de la chine » (et empereur de la pédérastie et du porno pédophile) lui en laisse le temps, le gouvernement du Chiapas persécute et jette en prison enseignants dissidents et journalistes, sans oublier cependant de faire ériger des monuments médiatiques à sa propre gloire et à celle de Fox.

La venue de l’Autre Campagne force à redoubler... de frais de publicité.

Trop tard !

Peu importe que là-bas en haut on ferme les yeux et on se bouche les oreilles, en bas on a entendu et on a vu.

Un vent se lève maintenant et, d’en bas et à gauche, met le cap sur...

Quintana Roo

En haut, un paradis hôtelier.

En bas, Chan Sainte Croix reprend la parole.

Chetumal, Carrillo Puerto, Playa del Carmen, Cancún. Des noms qui évoquent des hauts lieux du tourisme, les grandes compagnies hôtelières et les catastrophes écologiques. Mais l’histoire d’en bas nous enseigne que ces dernières ont été perpétrées par les gouvernements inféodés aux entreprises. Pour pouvoir privatiser de grandes étendues de terre et d’eau, on doit en effet pouvoir compter sur des lois truquées, sur l’expropriation de terres communales et d’ejido et sur la destruction de l’environnement.

La voix du paysan dénonce la spoliation des terres et la privatisation des plages, sous l’égide du programme Procede. Tandis que le gouvernement nord-américain construit un mur à la frontière nord du Mexique, à Majahual un autre mur est érigé par des entreprises étrangères pour refuser l’accès à une plage. Les paysans de la région n’ont plus à endurer le désintérêt total du gouvernement pour leurs terres, celles-ci font désormais l’objet d’une attention spéciale, on veut s’en emparer et les ravager : crédits à forts taux d’intérêts, prix en chute libre pour la production, conversion du cultivateur des ejidos et de l’agriculteur communal en petit propriétaire grâce au programme Procede, etc. Résultat : l’endettement, la saisie ou l’achat et la vente forcés. Là où se trouvait auparavant un champ cultivé, il y a aujourd’hui - ou il y aura bientôt - un centre commercial ou un complexe touristique, une zone résidentielle ou un aéroport.

Un remède pire que le mal. La priorité du gouvernement PAN de Fox ne fut-elle pas de voler au secours des grands patrons de l’industrie hôtelière, après les ravages de l’ouragan Wilma, au lieu d’aider les gens humbles ? L’effroi qu’engendre en haut l’Autre Campagne fait que l’on distribue aux indiens mayas de Nicolás Bravo des abris pour les décourager de participer aux réunions, tandis que le bois est pillé par les grandes compagnies - avec des permis concédés par le gouvernement - et que la forêt est dévastée avec la bénédiction des autorités.

Cependant, la nature et l’histoire ont leur gardien protecteur. À titre individuel ou de manière organisée, le bastion de la protection de l’environnement et du patrimoine historique recouvre toute l’étendue du Quintana Roo. Des femmes et des hommes s’y réunissent, analysent, discutent, se mettent d’accord pour ne pas se taire et pour ne pas rester les bras croisés. Ils engagent ainsi un double combat : l’un, pour la protection légale de la nature et de l’histoire, l’autre, pour faire prendre conscience aux gens d’en bas et à gauche. Grâce à de tels efforts, un autre savoir-faire artistique et culturel se manifeste, qui se heurte à la grossière politique du gouvernement Fox en matière de culture, et recherche, en bas, d’autres oreilles attentives et d’autres visions.

Dans un recoin de ce recoin qu’est le Sud-Est mexicain s’élève la voix indigène de l’Union pour la défense de la race maya et celle du Collectif d’Isla Mujeres. Cette parole sombre des plus petits est celle qui résume au mieux l’objectif de la première étape de l’Autre Campagne : insuffler de l’air à la parole, qu’elle vole bien haut et qu’elle arrive très loin. La démarche d’abord hésitante des médias alternatifs qui font partie de la caravane a maintenant acquis un rythme propre et s’est définie : pour que l’écoute existe et grandisse, la parole de l’autre est nécessaire.

Les « autres » caméras et les « autres » micros pointent alors dans une autre direction et c’est avec ces autres femmes et ces autres hommes que prend son envol la voix des agriculteurs, des pêcheurs, des maçons, des artisans, des travailleurs itinérants, des indigènes, des paysans sans terre, des habitants des colonias, des étudiants, des enseignants, des ouvriers, des chercheurs, des femmes, des hommes et des jeunes, surtout des femmes et des jeunes.

Cependant, outre des voix, des murmures et des cris, « La Otra » écoute aussi des silences.

Ici, sur les terres mayas de Quintana Roo, Chan Sainte Croix reprend le message des monts chiapanèques, il se fait écho et répète : « L’heure est venue que se réveillent tous les gardiens protecteurs de la terre, notre mère. »

« Que les vigilants se réveillent. Qu’ils s’éveillent de la nuit de la douleur. »

« L’heure est venue. »

Le vent reprend des forces et, utilisant la voix de l’Autre comme moteur et combustible, il s’engouffre au...

Yucatán

En haut, pour tout projet politique, une gigantesque hacienda.

En bas, la dignité maya réveille l’Autre.

Du côté d’en haut, le puissant se refuse à perdre les privilèges qu’il a acquis en faisant couler le sang et parler le feu lors de la conquête. Du côté d’en bas, la rébellion ancestrale multiplie ses couleurs.

Sous le régime du PAN, le latifundium postmoderne qu’est le Yucatán comprend maintenant tourisme et pétrole et installation des usines-ateliers.

C’est sur cela que repose l’échafaudage branlant de la propagande gouvernementale : le pouvoir économique local continue de penser comme au XVIe siècle, mais le Yucatán exploite son sol (et ses habitants) avec les méthodes du XXIe siècle.

Le projet politique du PAN, le Parti de l’action nationale, se résume à peu de choses : une mentalité d’encomendero [2] » dirigeant une industrie moderne. Il ne fallait pas s’attendre à moins, c’est quand même le « gouvernement du changement ». Sur place, le résultat diffère nettement de la fragile mise en scène du PAN : spoliation des terres, privatisation du patrimoine historique, exploitation textile, destruction de l’environnement naturel, exode des habitants.

On appréciera au mieux la vérité de cette politique dans le Yucatán rural. La destruction de la paysannerie mexicaine n’y est pas le produit d’une quelconque maladresse des gouvernements, mais son objectif principal : il s’agit d’une stratégie qui consiste, pour le dire simplement et crûment, en une guerre, une guerre de reconquête. Cependant, cette guerre n’a pas qu’un seul acteur. En bas, la résistance gronde.

C’est alors qu’apparaissent les gardiens protecteurs, venus proclamer que ce n’est pas en leur nom que l’on légalisera l’oubli des habitants originels peuplant ces terres : à Chichen Itza, les artisans mayas résistent à l’expulsion de la mémoire faite pierre de leurs ancêtres ; à Puerto Progreso, les pêcheurs de la coopérative Camarón Vagabundo (Crevette vagabonde) dénoncent le fait que quand ils travaillent, ils commettent un délit en vertu d’une loi, et que pour travailler, ils doivent obtenir un permis qui ne leur sert à rien, mais que de toutes façons les inspecteurs leur volent ce qu’ils ont pêché ; les habitants de l’ejido d’Oxcum informent de ce qu’on veut les exproprier pour construire un aéroport ; ailleurs, un groupe de musique est persécuté sous prétexte qu’il pratique et promeut une autre culture.

Coude à coude avec la langue, la couleur et la manière d’être maya, la rage et l’indignation cherchent des alliés et rencontrent les Autres qui reprennent eux et elles aussi, quoique séparément, ce ¡Ya basta ! Et voilà que surgissent aussi, aux côtés des habitants des colonias, des étudiants, des artisans et des enseignants, les homosexuels, leur Oasis de San Juan de Dios et leur triple combat contre le sida : contre le virus, contre la société qui les exclue et pratique la ségrégation et contre le gouvernement qui fait la sourde oreille au problème. Des alliés qui rejoignent la lutte, pour le respect du droit à la diversité d’orientation sexuelle.

Tous et toutes affirment, répètent et insistent qu’ils ne vont pas se laisser faire, que ça suffit, ya basta.

Et voilà que l’on n’entend plus uniquement de la souffrance dans les voix d’en bas, mais aussi de la joie, la joie de ceux et de celles qui s’aperçoivent petit à petit qu’ils ne sont plus seuls ; la joie de ceux et de celles qui, en écoutant et en étant écouté, rencontrent un compañero, une compañera.

Cependant, le vent péninsulaire rebelle ne s’arrête pas et poursuit son chemin jusqu’au...

Campeche

En haut, la destruction comme programme gouvernemental.

En bas, la rébellion des couleurs.

À Bekal, les premières voix s’élèvent et, de là, s’envolent pour commencer à répandre l’idée qu’un mouvement populaire dans l’ensemble du pays pourrait bien exister.

Faisons le compte : populations d’ejidos harcelés par des dirigeants corrompus, par le gouvernement et par les grands propriétaires terriens.

Il faut maintenant payer pour travailler son propre lopin de terre. Autrement dit, payer pour avoir le droit d’être pauvre. La voix continue sa route jusqu’au port de Campeche, où l’écoute est surtout organisée par des jeunes. L’injustice n’y a en commun que le chiffre 2 : 20 familles de riches, 200 familles de courtisans et 200 000 familles de pauvres.

Les propriétaires de l’économie locale le sont aussi de la politique : une même famille de puissants présente des candidats aux élections sur les listes des trois partis, PRI, PAN et PRD.

Ils se sont appropriés de grandes étendues de terres et de plages, les paysans et les pêcheurs n’ayant d’autre choix que devenir des employés des complexes touristiques ou émigrer aux USA.

Avec l’aide des riches de la région, la Pemex contribue à la destruction de l’environnement.

Au Campeche, une certitude se manifeste dans toute sa splendeur : la nature est ravagée précisément par ceux qui sont chargés d’assurer sa protection.

Les pirates et les corsaires qui ravageaient autrefois les côtes du Campeche ont quitté la mer. Ils occupent aujourd’hui des postes dans l’administration ou siègent dans des entreprises et s’affichent dans les pages « société » des journaux, tandis que 180 000 habitants survivent à grand peine dans des conditions d’extrême pauvreté. La souffrance s’étend jusqu’à Xpujil (Calakmul) et Candelaria.

La vieille politique appliquée par le PRI (naviguant tantôt sous pavillon du PT, tantôt sous celui de Convergencia, du PAN ou du PRD) dans la campagne mexicaine se répète : achat de dirigeants d’organisations paysannes, divisions et affrontements entre organisations, répression, persécutions, geôle, mort.

L’exode vers les USA est la seule porte restée ouverte.

La situation n’est guère différente de celle qui régnait à l’époque des chicleros [3].

Sur ces terres indigènes, l’injustice fut baptisée par Carlos Salinas de Gortari du nom de Calakmul (Immeubles jumeaux) pour bien marquer la soif de néo-conquête du capital. Ces terres et toute la richesse historique qu’elles recèlent appartiendront aux nouveaux maîtres de l’argent.

Dans cette guerre-là, les mensonges occupent une place importante. Les programmes du gouvernement en matière d’aide sociale n’arrivent pas ici tout entiers, l’argent se perd en route, mais cela n’empêche pas de chanter les louanges des progrès du gouvernement.

La spoliation moderne emprunte des sentiers battus : crédits bancaires, intérêts en hausse, le fruit de son travail est englouti par les banques et, on a beau faire, la dette ne cesse d’augmenter ; le programme Procede vient à point pour faire sauter les barrières légales, et on saisit.

Des années de travail et au bout du compte ni terre ni rien... Rien que la rage.

Cependant, le Campeche d’en bas est aussi habité de rebelles, venus non seulement de cet État mais de la plupart des États de la République mexicaine.

La rébellion adopte donc de nombreuses couleurs dans cet État.

Les injustices ne faisant que se multiplier, les rébellions intelligentes et organisées font de même.

L’Autre Campeche se compose d’artisans, de paysans, de groupes écologistes, de groupements culturels et de groupes d’analyse théorique, d’apiculteurs et de coopérativistes, indigènes pour la plupart.

Beaucoup viennent de communautés ecclésiastiques de base et du christianisme engagé.

Tous et toutes partagent le même ras-le-bol, la même rage, la même indignation, la même rébellion.

Mais ils ne s’arrêtent pas là, leurs différentes organisations se forment et s’éduquent dans la lutte, où ils identifient clairement l’ennemi et le compañero, l’opportuniste ou l’oiseau de passage.

Dans l’Autre Campeche, le vent souffle et répète : « Ça suffit maintenant ! » Et l’écho est si fort qu’il parvient jusqu’à cet autre pays où, en bas et à gauche, la nuit veille, pour poursuivre ensuite, à l’aube suivante, vers Tabasco, Veracruz, Oaxaca et Puebla.

Interlude

À son rythme et sur son passage, La Otra commence à se transformer en un choix possible, en autre chose, en une alternative autre au désespoir.

Pendant que les rumeurs, là-haut, vont et viennent (et aussi l’argent pour simuler discussions et débats là où il n’y a que spots publicitaires), chez les autres voix d’en bas résonne un écho qui ne finit pas et commence à se définir au sein du collectif : l’Autre Campagne est en train d’unir des luttes et des pensées.

Le « je suis » commence petit à petit à se transformer en un « nous sommes ».

Plusieurs points communs mis en évidence par les Premiers Vents : la collusion évidente des patrons et des politiciens de tous bords ; la spoliation des terres ; la privatisation du patrimoine historique ; la destruction planifiée de l’environnement ; la répression, la persécution et la prison, seules réponses données aux personnes qui mènent une lutte sociale ; le coût élevé de la vie, notamment le prix de l’électricité ; l’émigration aux USA ; la crise de l’enseignement à tous les niveaux et le précipice sans fond du chômage qui attend les diplômés ; le ras-le-bol envers la classe politique et la critique des partis politiques officiels.

C’est de cette façon que commencent à être jetés des ponts entre nous qui sommes en bas.

Le premier pont, la lutte pour nos compañeras et compañeros : la liberté pour tous les prisonniers et pour toutes les prisonnières politiques et l’annulation de tous les avis de recherche contre des personnes engagées dans une lutte sociale.

Mais il n’y a pas que des points communs de l’oppression, il commence aussi à y avoir des propositions : un boycott général des factures de la Compagnie fédérale d’électricité, jusqu’à ce que l’on se mette d’accord sur une grille de tarifs justes, sur le modèle « le riche doit payer plus et le pauvre moins ou rien du tout » ; le refus général du programme Procede par l’ensemble des paysans ; la suppression de la politique officielle de destruction de l’environnement dans tout le pays ; la défense du patrimoine historique, contre sa privatisation croissante partout au Mexique ; la construction d’une alternative réelle pour les futurs migrants, qui se résume à un cri : « Restez vous battre ici ! » ; un Autre 1er Mai des Autres Travailleurs, et les premiers symptômes d’autres réalités et revendications, que nous évoquerons plus tard.

Vidéo clip : la semaine « en haut » et « en bas »

Il y a une grande différence entre la manière de passer la semaine en haut ou en bas.

Là-bas en haut, c’est tous les jours lundi, même pour ceux qui se présentent aux élections en feignant d’être une alternative réelle au pouvoir.

Ils ne cessent de nous répéter qu’il ne faut pas être pressé, qu’il faut savoir attendre et avancer si lentement que c’est tout juste si on fait mine de bouger.

Aah ! On est si bien ici en haut !

Spectacles adaptés aux porte-monnaie élastiques, culture élitiste, autoroutes et larges avenues adaptées à la circulation, résidences secondaires pour bien montrer qu’on est en haut de l’échelle sociale, télévision qui fait pénétrer la mise en scène dans tous les foyers mexicains.

Aah !

Et revoilà ces agités d’en bas qui se font entendre et se communiquent des histoires qui étaient très bien dans les romans et dans les essais, mais qui franchement, dites tout haut, comme ça, en se parlant, c’est tout de même un peu insolent, mon ami. C’est d’un mauvais goût cette démocratie de la parole d’en bas !

À quoi servons-nous, alors, nous autres, les représentants du peuple, les faiseurs d’opinion, les chroniqueurs, les locuteurs de radio, les éditeurs ?

D’où sortent-ils cette idée de se passer d’intermédiaires et de se mettre à communiquer entre eux librement ?

Et non contents de se parler et de s’écouter, ne voilà-t-il pas qu’ils ont le culot de se mettre d’accord pour se rebeller ?

Vaut mieux leur monter le volume de la télé, mon ami !

Allez, ouste !

Et les enquêtes, où en est-on ? Parfait, on va leur filer ça.

Comment dites-vous ? L’Autre Campagne ?

Mais non, du bavardage, il n’y a pas de quoi s’en faire... Ou alors, vous croyez ? Je ne comprends pas pourquoi ils s’inquiètent tant et nous promettent la prison.

Mais qui leur a donc mis dans la tête de se passer de nous ?

Comment ça, eux et elles tout seuls !

Ne peuvent-ils donc pas attendre ?

Nous pouvons parfaitement continuer de les diriger, de leur enseigner à faire attention et à être prudents comme on nous l’a appris. C’est si commode ! Comment, un week-end rouge et noir ?

Mais qu’est-ce que vous dites, mon ami, cette couleur n’est pas au programme. Ça ne vaut pas.

Comment ça, ils ne veulent pas entendre parler de programme ?

Comme si une autre politique était possible, voyons !

Et nous alors, les linceuls amidonnés du changement modéré, lent, mais bien lent, pour que cela ne se remarque pas, sinon les investisseurs ont la trouille ?

Comment ça, ils ne veulent pas entendre parler d’investisseurs ?

Et des politiciens non plus ? Ah, mais, mon ami, ils sont tellllement rétrogrades !

L’important c’est que ça n’affecte pas les sondages, il en serait fini de notre démocratie.

Oui, c’est vrai, ils étaient si mignons quand ils se taisaient, bien passivement, buvant nos paroles, suivant tous nos conseils.

C’est bien vrai, tous des ingrats.

Ils ne savent donc pas que les choses prennent leur temps, que rien de bon ne peut être fait d’en bas, à gauche ?

Exactement, petit à petit. Bien. Alors, le projet de l’Isthme...

Quoi ? Pareil que pour le Plan Puebla Panama ?

Mais non ! Enfin, mon ami, c’est un projet de gauche.

Bah ! Il n’y aura qu’une poignée d’indiens en moins et quelques requalifications de terrains.

Mais il y aura des emplois, des usines et, du coup, l’industrie et les services vont prendre leur essor.

Oui, voilà, la modernité, mais à visage humain : le nôtre.

Soyons francs, cette gauche-là... Comment vous dire ? Ne trouvez-vous pas qu’elle est laide, malpolie, vulgaire ?

Qu’est-il advenu du débat de haut niveau, où se déploie toute notre habileté à stériliser les mots pour que tout le monde soit copain, satisfait, bien sage dans son coin ?

C’est du propre ! Ce sont des faibles. Toute cette histoire pour quelques indiens abattus, enlevés, torturés et spoliés !

Mais non, mon ami, il n’y a rien à voir là en bas. À quoi bon ! C’est ici, avec nous, qu’est la voie du changement adulte, serein, prudent.

Vous avez vu comment c’est à peine si on sent que l’on bouge ?

Voyons, mon ami, restez attentifs, regardez-moi, écoutez-moi, asseyez-vous, attendez, ne bougez pas, là, tout doux.

Écoutez, ce que vous devez faire, c’est de me laisser m’en occuper.

Le reste, c’est « le reste », « l’autre ».

À propos, tant qu’on y est, ils sont nombreux ?

Quoi ? Et vous dites qu’ils viennent nous régler notre compte ?

Pas seulement à nous, à tous ?

Même à la gauche fidèle et loyale envers le système ?

Pas possible ! Et ça va leur prendre combien de temps ?

C’est que, vous comprenez... L’école, le bistrot, la voiture, le travail, le colloque, les câlins que nous recevons et que nous donnons, les invitations à déjeuner avec ces politiciens/chefs d’entreprise/dirigeants tellllement importants...

Une Autre Communication ? Mais voyons, à quoi ça rime, c’est celle que nous avons qui compte, c’est celle qui cotise dans les sondages, une communication démocratique et moderne ! Une Autre Information ! Mais qu’est-ce qui peut-être plus important que d’être informé de ce dont on a rien à faire ? Un Autre Art ? Mais voyons, et la sélection exquise due à notre goût excellent ? Une Autre Culture ? Oui, à la rigueur, c’est vrai que les pouilleux ont besoin de leurs histoires à eux.

Ils sont si mignons avec leur folklore, comment appelle-t-on cela... Ah oui ! Leur idiosyncrasie, leur artisanat, leurs piercings, leurs tatouages, leurs crânes rasés, de toutes les couleurs si voyantes, et leurs réparties si amusantes, leur musique. Non, mon ami, ce n’est pas du rock. Le vrai rock est propre, bien net, c’est celui qui dit « ton rock c’est voter », « c’est le pied de la fermer ». C’est celui du changement dans la continuité, le rock qui remue, sautille et applaudit... Mais... penser ? Mais mon ami, vous n’y pensez pas ? À quoi ça rime ? Ils vont pourtant grandir et s’épanouir et finir par être comme nous ... Ou non ?

Comment dites-vous ? Un soulèvement ? National ? Ce n’est donc pas qu’un livre de réclamations ? Quoi ? Ils s’unissent, s’organisent ? Mais c’est la chienlit, il ne peut s’agir que d’une minorité. Comment ? Ils sont de plus en plus nombreux ?

Mais dites-moi, ça va leur prendre du temps, j’espère ? Vous comprenez, ma bourse d’études, mes responsabilités, ma maison d’éditions, mon livre, ma thèse, ma candidature...

Brouillage non autorisé

Chiapas, Quintana Roo, Yucatán Campeche, Tabasco, Veracruz, Oaxaca, Puebla. Huit États et un seul pari : la communication, une Autre Communication. Une des conclusions provisoires du premier tiers de notre circuit à travers tout le pays, c’est que cette histoire d’un « Mexique tout entier territoire de Telcel » n’est qu’un mensonge. Slim devrait être jeté en prison, pas seulement parce que c’est un exploiteur, mais parce que c’est aussi un menteur.

Un des défis que nous voulons relever c’est celui de communication avec tous ceux et avec toutes celles qui sont partie prenante de la bataille que nous livrons. Les moyens techniques doivent aussi chercher à arriver en bas et contribuer à tisser le réseau dont l’existence commence à se manifester avec l’Autre Campagne. Voilà une tâche urgente, à exécuter tout de suite. Les moyens alternatifs de communication alternative ne doivent plus se contenter de diffuser au jour le jour la parole de La Otra par les canaux dont ils disposent déjà. Nous pensons qu’ils devraient aussi partir en quête des Autres, de ceux et de celles qui ne peuvent pas et ne savent pas comment faire pour apprendre l’existence de cette « autre chose » qui mijote ici, en bas et à gauche.

Petit à petit, les moyens alternatifs de communication alternative se rendent compte que la Commission Sexta de l’EZLN n’est que le backstage, la coulisse de l’Autre Campagne, une simple équipe de soutien (avec un gros nez, et en plus mal embouché, à ce stade) qui donne un coup de main pour assurer une partie primordiale de cette étape de La Otra : faire croître la parole d’en bas et à construire l’oreille collective pour que le rendre possible. Mais il manque le savoir-faire et la technique pour pouvoir toucher les compañeras et les compañeros les plus éloignés.

Fin provisoire (réservé aux personnes larges d’esprit)

L’aube approche. Le jour naissant commence à s’infiltrer à travers les fissures des parois, il nous faut retourner au manteau d’obscurité qui nous enveloppe. Sous les doigts, l’absence de la peau aimée se fait cruellement sentir, et la tempête de ses cheveux. Un soupir reste accroché aux lèvres. Les yeux et la brume qui embue le regard ont soif de la lumière dont ils sont privés. Ah ! Les pièges que tend l’imagination... Dans la torpeur du demi-sommeil, ses cuisses étaient une écharpe de soie contre les joues et une douce prison pour la taille. Debout, la chevauchée du désir s’achevait, après un bref sursis, dans une chute humide et commune. Après, il n’existait plus d’autre dette que celle que l’on avait contractée envers soi-même. Ô, l’envie de se tremper sous cette pluie-là, en elle de se rassasier et d’elle ne jamais tarir la soif.

Le jour se lève, dans la certitude qu’il n’y aura pas de meilleure photo-souvenir que celle que j’ai prise avec mes propres mains et mes propres lèvres, pas de meilleur enregistrement ni de meilleure vidéo que ceux de la naissance de ses râles et de ses gémissements, pas de plus belle musique ou de plus beau portrait que ceux de nos peaux confondues, pas de meilleures interviews que celle de nos corps...

Une Autre Communication ? Une Autre Information ? Un Autre Art ? Une Autre Culture ? Une Autre Campagne ? Mais bon sang, qui peut bien avoir de tels projets ?

On frappe à la porte d’un nouveau jour. La silhouette obscure noue ses bottes et contient l’envie. Il faut poursuivre sa route, aller écouter encore...

De l’Autre Tlaxcala.
SupMarcos.
Mexique, février 2006.

P-S : En date du 15 février courant, la Sixième Déclaration et l’Autre Campagne ont été rejointes par 1 036 organisations politiques, indigènes, sociales et non gouvernementales, groupes et collectifs adhérents, tous et toutes d’en bas et à gauche. Sans autre carte de visite que leurs voix ni autres signatures que celles que leurs pas impriment avec fermeté à travers l’ensemble du pays. Nous voilà, nous sommes La Otra, la dignité rebelle, le cœur jusqu’ici oublié de la patrie.

Traduit par Ángel Caído.

Notes

[1Allusion aux “vidéos de la honte” utilisées lors de la précampagne électorale. (Toutes les notes sont du traducteur)

[2Encomendero : maître, propriétaire d’un Indien sous le régime colonial espagnol. Les indigènes « placés » au service d’un encomendero devaient lui payer un impôt et travailler pour lui, qui en retour était chargé de les « protéger et de les évangéliser » (sic).

[3Chicleros : les exploitants du chiclé (du nahuatl tzictli), le latex du sapotillier, utilisé notamment dans la fabrication des chewing-gums.

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