la voie du jaguar

informations et correspondance pour l’autonomie individuelle et collective


Accueil > essais et documents > récits et témoignages > Mexico Au-dessus et en dessous de la terre

Mexico
Au-dessus et en dessous de la terre

samedi 16 mars 2019, par Métie Navajo

Préambule

Paris.
Je ferme la porte sur les pleurs d’une petite fille.
Le RER est arrêté en raison d’une opération de déminage : on sort de terre des obus de 1944.
Quelques heures plus tard c’est Mexico.
— la queue est longue pour le contrôle des passeports.
Deux agents de l’office d’immigration nous font patienter avec une chorégraphie sur Black or White.
Bienvenue.

1.

Retrouver Mexico
de couleurs vives
de hautes tours
de restaurants japonais partout ont fleuri, c’est la mode
de petits vélos rouges sur des pistes cyclables
pour pédaler dans la pollution épaisse
de trottinettes vertes abandonnées
de ubers starbucks et concurrents

Mexico, comme les autres, se met à ressembler aux autres, à toutes ces villes qui ne cessent de se ressembler.

Après dix ans je cherche la ville ancienne et moi dedans, je me revois dans ce moment merveilleux et effrayant de l’arrivée, ce moment où voyageant seule je suis obligée de m’offrir et d’apprivoiser. De faire confiance. Cette confiance au centuple on me l’a rendue. On me l’a rendue sans compter, et, d’une certaine manière, on me la rend encore.

Après dix ans je cherche la trace de mes pas dans des lieux où j’ai à peine laissé une empreinte car j’ai fréquenté un Mexico dame moins bien mise. Pourtant au fur et à mesure les images jaillissent, perturbent la vision d’aujourd’hui.

Chaleur. Intense soleil d’hiver. 30 degrés en février, même ici ce n’est pas normal. Pas loin de la ville ça brûle, dans les États du nord du pays on frôle l’alerte pour basses températures.
On s’habitue au chaos planétaire, il devient l’ordre des choses. On boit un jus de pamplemousse pressé on mange une tortilla enroulée dans sa délicieuse odeur de maïs et on se fait au chaos — d’autres non. D’autres meurent.


2.

À quoi bon décrire le monde par des mots quand les vidéos quand la géolocalisation ?
À quoi bon les mots si vous pouvez voir ce que je vois sur vos écrans
Est-ce qu’on décrit les villes pour les autres ou pour soi, ces mots, pour qui résonnent-ils ?

Dans ma vie parisienne je vais avec un téléphone idiot,
Avant de partir à Mexico on m’a donné un téléphone intelligent
trop vieux pour aucune application, il a au moins quatre ans, il est tout juste bon à prendre des photos (te séparer du temps en le gravant dans l’instant, le remettre à plus tard).
Pour enregistrer les oiseaux qui me fascinent sur les lacs de Chapultepec
j’utilise le dictaphone. Ça ne rend pas grand-chose.

Quand tu es devant le serpent et l’aigle tu t’installes dans le temps.

Heures absurdes passées ou perdues à tenter de me soumettre à ces téléphones et toutes leurs applications qui nous rendent la vie si facile... si facile.
Qui nous réunissent et nous éloignent.

À Mexico on m’a gentiment prêté un autre téléphone très jeune
Pour pouvoir parler le whatsapp avec ma fille
qui me manque.
Il m’arrive de regarder une vidéo d’elle qui chante
cinq ou six fois dans la journée.

Quand je partais autrefois rien ne m’attachait. Je pouvais aussi bien ne pas revenir.
Dans le Mexico d’il y a dix ans ma fille n’était pas.

Je ne me dirige pas avec le GPS.
Quand je prends le temps de marcher, je me perds, c’est un choix.
Ainsi je rencontre les campements des pauvres, la voie de fer désaffectée, les poules noires qui tout à coup déboulent dans la rue, les enfants, les regards méfiants,
la peur — la mienne, car je suis faite de ça.

(Maintenant quand je vois se dessiner l’ombre de la mort dans une zone de dérive
ou devant des camions de CRS à Paris
— oui ces moments-là —
le visage de ma fille m’apparaît)

Sans GPS on peut réussir à croiser l’aventure à l’angle de deux rues inconnues. Ainsi s’entend parfois le cœur de la ville.
Avec, je ne sais pas comment faire. Il faut beaucoup de chance.


3.

Plus sérieusement, je suis au Mexique avec une mission.
De ce voyage, ne sortiront pas que des chroniques,
ce retour au Mexique engendrera une œuvre de théâtre.
Bon.
Je me regarde, il y a dix ans, remontant une grande avenue avec un gentil garçon du squat où je suis accueillie, lui parlant un espagnol très approximatif, lui disant par exemple « j’ai peur » au lieu de « j’ai faim »...
Et il me comprend. Nous mangeons une quesadilla.
C’est le début du voyage, je n’ai encore rien vu.
J’ai oublié son nom.
Je nous regarde avec tendresse, remontant l’avenue (c’était peut-être l’avenue Insurgentes)
et je lui dis, à elle, la fille qui est moi :

tu sais que dans dix ans tu reviendras ici pour une pièce de théâtre ?

Elle rit. Quelle folie.
Elle ne me croit pas.

Je reviendrai au Mexique de douleur d’avoir dû en partir
Je reviendrai au Mexique pour un des garçons que j’aurais trop aimé
Je reviendrai au Mexique pour les jacarandas bleu violet et les aguas azules
Je reviendrai pour tout ce que j’ai encore à apprendre des Indiens et des cactus
Je reviendrai au Mexique parce que je ne l’aurais jamais quitté

Quelque chose comme ça.

Non, je t’assure, ça n’est pas insensé.
il y a un chemin entre les cactus.
Tu le verras, plus tard, tu le suivras.


Il y a sans cesse dans ce retour le miroir du voyage d’autre fois. Je ne peux pas l’empêcher.
Qu’est-ce qui m’appartient ? Le pays où se défont et se refont les souvenirs.
Visages dans le temps diffracté.


3.

Il faut peut-être raconter que nous arrivons au Mexique avec Nathalie Huerta directrice du théâtre Jean Vilar dans un moment compliqué
ce sera la formule consacrée par laquelle s’ouvre chacune de nos rencontres.
Un moment particulier, un moment difficile pour la culture
pour le Mexique
Un moment où après tant d’allégresse politique tant d’espoir — fondé ou pas, je ne me prononcerai pas mais n’en pensant pas moins — certains ne veulent pas encore se déclarer déçus,
s’avouer trahis...
Ce nouveau président élu parce qu’il est « de gauche » et pour sa campagne contre la corruption après des années où la terre mexicaine a bu tant de sang que les nappes phréatiques doivent être rouges — depuis longtemps Coca-Cola pompe toute l’eau pour la revendre en bouteilles, et cette eau a un goût de sang (je ne peux pas décrire en quelques mots comment la corruption gangrène le Mexique, comment la corruption règne des plus petits aux géants dans un pays qui concentre capitalisme sauvage, autoritarisme politique, narcotrafic, dernières résistances indiennes)
Ce nouveau président prétend balayer l’ancien monde
avec un nouveau corps militaire s’il le faut.
Il faut lui laisser une chance (?)

Au-dessus de moi le ciel tremble et ce n’est pas la manifestation brutale de la guerre mondiale ce ne sont que les hélicoptères de milliardaires qui se posent au-dessus d’une haute tour du quartier de banques et d’hôtels où je me trouve,
me dit-on.

Il est difficile de penser qu’un État fondé sur cette corruption puisse l’éradiquer sans s’éradiquer lui-même.
Ce qui vaut ailleurs.

Les histoires politiques sont différentes
j’entends,
il est encore des pays où il faut s’émerveiller de l’arrivée d’une gauche au pouvoir.

Pourtant en bien des aspects les histoires du monde se ressemblent.
C’est bien pour cela qu’il faut en raconter d’autres.


4.

Souvent meurent ceux qui passent.
C’est une autre loi du nouvel ordre mondial.

En chemin vers le mur, il y a le Mexique.

Le Mur est un personnage de pièce de théâtre, mais le Mur est réel.

Le Mexique est un de ces pays où meurent ceux qui voulaient échapper à la mort.
Attrapé rançonné écharpé mitraillé égorgé étêté vidé de tes organes disparu noyé...

Comme les étudiants parfois (43 [1])
Comme les activistes
Comme les femmes
Comme n’importe qui parfois.

Charniers. Ossements frais en lieu de vestiges archéologiques. Têtes plantées sur des piques ou
piques plantées dans la terre par des équipes spécialisées, remontées pour sniffer dessus l’odeur du cadavre. Là, oui, ça sent, là, tu peux creuser.

En chemin vers un Mur.

C’est horrible tout ce que je raconte.

Qui voudrait venir au Mexique ?
Qui voudrait venir faire du théâtre au Mexique ?


5.

Nous rencontrons des gens de théâtre.
Et d’autres.
Pour chacun une histoire ou deux.
Gens racontés par les histoires qu’ils nous racontent de leur pays.

(A)
Une caravane des transsexuels se détache de la caravane des migrants qui marche vers les USA
Au sein de la misère il y a la sous misère, la sous sous misère et encore en dessous, il paraît qu’il y a la caravane des trans.

Il y a un lieu quelque part pour elleux. Un « albergue », avant le mur. Elleux arrivent toujours très apprêtées. Elleux veulent toujours se montrer belles. Elleux ne se cachent pas, jamais.

(H et J)
Chez les Zapotèques, dans le sud du pays, il y a trois genres.
Il y a toujours eu trois genres
l’homme la femme et l’indéterminé homme-femme (je crois d’ailleurs que c’est toujours un homme-femme et pas une femme-homme : à vérifier)

Chez d’autres Indiens du sud du pays tu peux parler de toi au féminin ou au masculin, suivant l’humeur et ton état du moment, ou peut-être, suivant ce que tu veux montrer à l’autre.
Qu’on parle de toi au féminin ou au masculin, ça importe peu, on parle de toi comme on te perçoit.
C’est José qui nous l’explique. Quand je l’ai vu arriver j’ai pensé homme (bel homme). Il est acteur de théâtre, depuis peu de séries télé, il écrit une pièce en maya qu’il ira lire là-bas, à Campeche d’où il vient.
Quand je l’ai vue partir j’ai pensé femme-homme. Sa beauté avait grandi.

(G)
Pour pouvoir te payer le luxe de faire du théâtre au Mexique tu es obligé de te taper un rôle dans un film de temps en temps.

(M)
M. est brune de peau : morena comme le sont les métis, les Indiens.
Ses deux filles sont blanches, la deuxième est un bébé qui a les yeux bleus de son père.
Tout le monde s’extasie quand M. marche avec le bébé dans la rue ;
la petite a les yeux bleus.

Comme mon pays est raciste me dit M. ça ne t’a rien fait, à toi, d’avoir une petite fille
blanche ?


Je ne peux pas dire que ça ne m’a rien fait, non. Je n’ai pas encore compris ce que m’a dit ma chair car tout de suite j’ai mis sur ce sentiment d’étrangeté des mots polis et policés.
Pourtant, ma couleur ne m’appartient pas.
C’est celle de mon père ?
Ha...

(A)
Les touristes gringos passent le Mur de Trump
ils viennent visiter les refuges des migrants qui attendent. Ils achètent des souvenirs
et retraversent le Mur de Trump comme on traverse une rue.

À quoi peuvent ressembler ces « souvenirs » ?

Ainsi les albergues qui sont des refuges font un peu d’argent pour les migrants qui laissent des souvenirs.

(Tu vois la frontière ? C’est ce Mur de plusieurs mètres de haut avec barbelés surveillance miradors tireurs d’élite postés et, si tu passes, peut-être quelques KKK à la descente pour t’attendre

Tu vois la frontière ? C’est cette rue là-bas, tu traverses et tu es en Arizona)

Toute manifestation de la catastrophe est vouée à trouver très rapidement sa place au musée des catastrophes. Entrée payante. Les figures ne sont pas de cire mais vous aurez l’impression de voir sans cesse les mêmes visages.

(C)
Au moment du tremblement de terre j’étais à la banque
Déjà une semaine avant il y avait eu un tremblement
j’avais laissé mon petit copain anglais à l’appartement
le matin il y avait eu une simulation d’alerte
j’ai entendu l’alerte je me suis dit putain il est seul à l’appart il ne va pas savoir quoi faire et je me suis mise à courir mais à courir comme une folle comme jamais je n’ai couru
un vieil homme m’a arrêtée, il m’a dit « tranquila, c’est une simulation »
toute la ville était au courant mais moi pas.
Je suis rentrée quand même mon mec ne s’était rendu compte de rien

Bon.

Au moment du vrai tremblement l’après-midi, j’étais à la banque
juste quand la nana devait me donner mes billets la foutue terre s’est mise à trembler la femme a dit vous sentez ? et j’ai pensé mon fric putain, mon fric !

(M)
J’avais trois ans lors du grand séisme de Mexico qui a fait des centaines de milliers de morts et traumatisé le pays, et aussi créé ce qu’on appelle « la société civile mexicaine » parce que comme l’État n’a été capable d’aucune aide, les gens se sont organisés eux-mêmes entre eux, ils ont fouillé dans les décombres, ils ont sauvé des milliers de vie. Ils ont retrouvé les corps.

(on passe beaucoup de temps, au Mexique, à chercher les corps)

J’ai grandi avec ça. C’est peut-être cette fissure de mes trois ans qui explique pourquoi moi et tant d’autres nous avons accompagné le soulèvement et l’autonomie zapatiste. Une autre fissure : une brèche dans la société capitaliste.

Quand la terre a tremblé exactement trente ans après à Mexico, l’après-midi du jour où ils avaient fait la simulation — tu peux croire que le Mexique n’est pas ensorcelé, tu peux le croire, tu peux croire que c’est juste une question de faille : mais la faille est ensorcelée — je n’ai rien pu faire d’autre que m’enfermer chez moi avec ma fille.
Je n’ai eu aucune force pour aller aider les autres.

(L)
Présentation du livre El Capital ante la crisis epocal del capitalismo [2]
Toutes les crises du capitalisme se sont terminées (résolues) en guerres mondiales, c’est cyclique.
Ici c’est une guerre contre la nature.
La nature répond.
La libération de tout le méthane contenu au fond des océans correspondrait à une explosion supérieure à toutes les armes nucléaires, chimiques, bactériologiques (etc.) que les hommes ont inventées.

(bienvenidos in Apocalypse times)

(M)
Inauguration d’une exposition dans un musée
sans aucune œuvre d’art.
Les gens viennent, tu leur dis : quelle œuvre voudriez-vous voir ici ?
« Moi, je voudrais voir le pozol de ma mère ! »
On ramène la mère, la marmite, on l’installe, on cuisine.
« Moi, les histoires de mon grand-père ! »
On ramène le grand-père, on l’installe, il raconte des histoires

(G)
Dans une communauté indienne autonome du nord du pays
où les narcos font régner le crack
une fille à ses premières règles est exposée sur la place publique et donnée à qui la veut pour femme.
Si tu ramasses les déchets du crack répandus partout à terre
on te regarde d’un air mauvais et on te dit « n’y touche pas »
« pourquoi ? »
« c’est sacré »
« c’est sacré ? »
« Oui. On ne sait pas encore exactement pourquoi mais on le saura »

(N)
Un Mexicain diplomate fait démonter la maison en bois norvégienne qu’on lui a offerte,
et la remonte ensuite à Tepoztlán, État de Morelos, Mexico. Pour ce faire il a numéroté chaque pièce de bois.
Autour il plante des cactus.
Autour il y a des montagnes bleu gris.
Il vient de la ville, les gens du village disent que la maison est hantée. Ils jettent des poulets noirs dans le jardin.

(A)
Il y a les narcos il y a la police il y a la police nord-américaine parfois, il y a les paysages et le climat — montagnes et déserts.

Il y a un train qui fait tant de bruit qu’on l’appelle « la bestia »

Il y a une femme dans l’État de Veracruz qui un jour voit des hommes sur le toit d’un train qui passe et crient « faim », sans réfléchir la femme leur jette les sachets de courses qu’elle vient de faire.
Puis le lendemain, les jours suivants, les jours d’après, avec quelques sœurs je crois, ou ses filles.
Elles cuisinent font des paquets avec un fil et les envoient suivant une technique spéciale pour que les migrants puissent les attraper depuis le toit du train.
Elles font aussi la cuisine sur place pour ceux qui passent en marchant.
Un magasin — restaurant d’une grande chaîne alimentaire, a accepté par philanthropie de leur faire don de leur pain invendu
en échange elles doivent faire la vaisselle.

(H)
La mère a eu sept enfants
et pour chacun d’eux un long poème.
Certains sont morts.
Elle a maintenant une maladie de la mémoire.
Elle les déclame toujours.
Une de ses petites-filles connaît par cœur les sept poèmes.

(En espagnol on dit « connaître de mémoire » mais retenir avec le cœur raconte mieux cette histoire)



Tous les lieux racontent quelque chose.
Il y a des fréquences plus ou moins audibles pour des oreilles plus ou moins ouvertes.
Les histoires t’arrivent à travers des êtres, tu les entends, tu les gardes près de ton cœur. Tu les enterres, tu les déterres ; elles prennent voix.


Métie Navajo

Notes

[143 étudiants disparus (morts) d’Ayotzinapa : étudiants de l’école normale d’instituteurs arrêtés par la police locale au cours d’un trajet en bus où ils allaient manifester. Ils ont été livrés par les autorités à la mafia locale. Le bilan actuel est de 27 blessés, 6 morts et 43 disparus. Un vaste mouvement de contestation et de demande d’enquête a soulevé le pays à la suite de ce massacre. Les corps des 43 disparus n’ont toujours pas été retrouvés.

[2Le Capital face à la crise épocale du capitalisme

Un message, un commentaire ?

modération a priori

Ce forum est modéré a priori : votre contribution n’apparaîtra qu’après avoir été validée par un administrateur du site.

Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.

SPIP | Octopuce.fr | | Plan du site | Suivre la vie du site RSS 2.0