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Pour la Commune

jeudi 27 février 2020, par Raoul Vaneigem

Une insurrection populaire gagne le monde. Elle se propage à un nombre croissant de pays. En dépit des différences de conditions, de motivations, de cultures, de mentalités, tous présentent un point commun : le peuple ne veut plus d’un gouvernement qui prétend lui imposer sa présence et son autorité. C’est la lutte de ceux du bas contre ceux du haut.

Nous sommes dans l’équilibre instable du statu quo. Le pouvoir oppressif campe sur ses positions, il refuse de céder d’un pouce. Il craint un basculement de la situation. Ce basculement est à la portée du soulèvement populaire qui nargue l’État et, avec la fermeté d’une juste colère, affirme sa détermination de poursuivre sans relâche son combat.

Au premier abord, le statu quo joue en faveur de l’État et de ses commanditaires. L’intransigeance des gouvernants vise à vulgariser dans l’opinion l’image d’une forteresse inamovible que rien ne réussira à ébranler. Leur propagande agite le spectre du désespoir qui hante toujours la mémoire des révoltes perdues. Ils misent sur la fatigue, ils comptent sur l’amer « à quoi bon » pour renvoyer les insurgés à la niche. Nos ennemis se trompent deux fois !

La solidité de l’État n’est que de surface. Son pouvoir de décision est factice, il est entre les mains d’une puissance financière mondiale qui peu à peu se substitue à lui. Beaucoup de citoyens français incriminent la Commission européenne et la rendent responsable de leurs malheurs. On lui reproche d’imposer aux gouvernements « démocratiquement élus » des restrictions budgétaires qui ruinent le secteur public, paupérisent, tuent. C’est oublier que les instances européennes ne sont elles-mêmes qu’un instrument des mafias financières internationales. Celles-ci sont notre véritable ennemi, comme l’a révélé aux Chiliens l’assassin économique Milton Friedman. Néanmoins, si redoutables qu’ils demeurent, les gestionnaires d’un marché dont ils sont à la fois les maître et les esclaves font montre de moins en moins d’une puissance réelle et de plus en plus d’une puissance fictive, une autorité dont la mise en scène est destinée à nous fasciner comme le serpent fascine sa proie. Mais nous avons prouvé que nous n’étions plus des proies et que nous révoquions la prédation. Eux, en revanche, se livrent à des guerres de commis-voyageurs. À la fois proies et prédateurs, ils s’épuisent en rivalités concurrentielles et se déchirent pour un os où il ne restera bientôt plus rien à ronger. Car l’État et les instances supranationales sont guettés par l’effondrement inéluctable d’un système où l’argent tourne en rond, ne reproduit plus que lui-même, n’est qu’une forme virtuelle appelée à se dévorer elle-même en dévorant tout sur son passage.

Des dirigeants de plus en plus bêtes, des insurgées et des insurgés de plus en plus intelligents. La faillite rentabilisée du système marchand ne provoque pas seulement la destruction de la terre et de ses espèces, elle entraîne une détérioration mentale qui d’année en année débilite les administrateurs du délabrement universel. Ils ont été incapables d’empêcher qu’une formidable vague insurrectionnelle brise l’assaut de leurs entreprises mortifères. Vous vous interrogez sur l’effet de bascule du vieux monde dans le nouveau ? Il s’opère lentement sous vos yeux. Chefs d’État et gouvernants sont gagnés par la sénescence à mesure que leur nerf de la guerre se sclérose, alors que l’insurrection populaire et la désobéissance civile attestent de jour en jour une intelligence que l’ouverture à la vie ne cesse de stimuler.

Le haut pourrit, le bas revit. Les individus autonomes font montre d’une créativité qui mène l’offensive sous deux angles d’approche. Tandis qu’analyses critiques, recours juridiques, sabotages, harcèlements par le ridicule dénoncent au sommet les escroqueries d’un Olympe d’opérette, à la base se multiplient et s’amplifient des assemblées locales et régionales directement confrontées au problème de la générosité humaine dans une société du calcul égoïste. Ce combat à la fois pluriel et unitaire nourrit la résolution des insurgés, leur détermination de « ne rien lâcher ». C’est là que la vie revendique sa priorité absolue sur l’économie de profit.

Créer de nouvelles conditions d’existence est une priorité. La ruine de nos acquis sociaux et les ukases que le capitalisme et sa démocratie totalitaire nous assènent donnent une idée du chaos où il a l’intention de nous précipiter. Souvenons-nous de ce qui est arrivé à la Grèce. Bien que soutenu par une majorité populaire qui le pressait de sortir de l’Union européenne, le gouvernement grec de Tsipras a fait marche arrière, il a pris une décision opposée à la volonté populaire. Il a cédé à un chantage ouvertement déclaré : « Si vous n’acceptez pas les mesures d’austérité que nous préconisons, vous quitterez l’Europe, vous ne disposerez plus d’argent, vous n’aurez plus de quoi payer les salaires, entretenir les écoles, les transports, les hôpitaux. Après nous le déluge ! » Tsipras a dû céder parce que rien ne préparait la société grecque à éviter le cataclysme programmé. N’est-il pas inquiétant que nous ne tirions pas les leçons de ce désastre annoncé ? Notre énergie ne devrait-elle pas s’employer principalement à jeter les bases de microsociétés capables de répondre aux défis du chaos et de l’absurdité dévastatrice dont l’état du secteur hospitalier, alimentaire, énergétique nous donne un avant-goût ?

Le plus grand danger qui nous menace c’est de manquer d’audace. C’est de ne pas faire confiance en nos propres capacités, de sous-estimer notre inventivité. Attendre des solutions de l’État nous condamne à végéter dans sa carcasse pourrissante. Comment oublier que la loi du profit, qui détermine toutes les lois du système, consiste à reprendre d’une main ce qui a été donné de l’autre. Dialoguer avec l’État, c’est entrer dans la gueule du monstre.

L’important est moins de le percer de nos coups que de lui substituer un ensemble de microsociétés humaines où la liberté de vivre s’emploie à expérimenter les richesses de sa diversité et à harmoniser ses options contradictoires.

L’escroquerie du référendum. En France, les insurgées et les insurgés exigent un référendum d’initiative citoyenne (RIC). Le gouvernement ne veut pas en entendre parler, si ce n’est sous la forme de ce qu’il appelle référendum d’initiative partagée (RIP) dont il aurait évidemment le contrôle. Dans le même temps, le même gouvernement affiche son mépris des référendums en rejetant une pétition de plus d’un million d’opposants à la vente d’Aéroport de Paris au secteur privé. Au Chili, la même escroquerie se prépare. Le gouvernement propose de remplacer la constituante de Pinochet en recourant à la farce électorale et à ses manipulations traditionnelles. Le but ? Imposer par les instances du haut une constitution qui servira à légaliser la mainmise du capitalisme sur les ressources du pays. Ne sommes-nous pas lassés d’assister une fois encore à ce tour de prestidigitation qui, au nom du peuple, confère les pleins pouvoirs au marché ? Comment entériner une constitution populaire qui n’est pas, loin s’en faut, rédigée directement par le peuple, par des assemblées de quartiers et de villages ?

La lutte pour la qualité de la vie se moque de la dictature des chiffres, de la mesure, du nombre. Le chiffre est la mesure du pouvoir. Il règne par la quantité parce qu’il règne sur des objets, sur un amas anonyme des marchandises. Nous découvrons aujourd’hui une perspective inverse. La qualité annule la dictature du nombre. La qualité de la vie se moque des comptes budgétaires qui la réduisent à un élément de profit. La qualité est l’authenticité vécue. C’est en tant que telle qu’elle peut marquer son intérêt pour ce qui la concerne et son désintérêt pour les guerres concurrentielles que les mafias mondialistes se livrent entre elles. Notre intérêt c’est de parer aux retombées de ces guerres, dont celles et ceux d’en bas sont toujours les victimes.

Sous ses aspects les plus visibles, la guérilla pacifique mobilise des centaines de milliers de partisans de la désobéissance civile. L’outre du mensonge médiatique a beau assurer que les manifestants s’essoufflent, que leur nombre diminue, ni la France, ni le Chili, ni le Liban, ni le Soudan, ni l’Algérie, ni l’Iran ne cèdent sur le front des revendications. Ils ne se trompent pas d’ennemi, leur volonté ne faiblit pas. L’adversaire est la machine du profit qui broie la vie, le combat est celui de la vie qui refuse d’être broyée.

Le phénomène gagne en profondeur, il affecte les modes de pensée et de comportement. Un nombre croissant d’individus redécouvrent les joies de la solidarité et prennent conscience que la réalité vécue n’a rien en commun avec la réalité comptable, budgétaire, statistique concoctée dans ces hauts lieux, qui ne sont en fait que les culs-de-basse-fosse du marché.

Ni dirigeant ni représentant autoproclamés. Outre les chefs, les assemblées auto-organisées excluent les appareils politiques et syndicaux et ceux qui seraient délégués par eux. Les membres de ces assemblées sont prêts, en revanche à discuter à titre personnel avec tous les individus, militants et non-militants, quelles que soient leurs opinions religieuses et idéologiques. Ils estiment en effet que la lutte sociale pour une société plus humaine et plus généreuse l’emporte sur les représentations du monde que chaque personne édifie en raison de son histoire particulière. Ils n’appellent pas à renoncer à des convictions personnelles mais à les dépasser, c’est-à-dire à les resituer dans des conditions qui permettront de les nier sous leur forme ancienne et de les conserver sous leur forme nouvelle. Tolérance pour toutes les idées, intolérance pour tout acte inhumain.

La Commune est le lieu de la vie retrouvée. C’est une agora de liberté où tous les avis ont l’avantage de s’exprimer, d’être entendus et de se concrétiser sous forme de décisions collectives. Pourquoi ? Parce qu’elle rassemble au départ un petit nombre de gens qui se connaissent ou apprennent à se connaître. Ils ont le privilège d’occuper un terrain qui leur est familier, où ils sont les mieux à même d’intervenir en connaissance de cause. Ils ont l’avantage d’être dans une proximité à laquelle la fédération des communes prête une distance critique, une conscience affinée.

Chaque commune est la base d’une multitude d’entités similaires. Leur fédération formera un tissu social capable de supplanter un État qui ne cesse de dégrader les conditions d’existence. C’est là, sur le terrain de notre existence quotidienne, que notre créativité a le plus de chance de battre en brèche l’impérialisme étatique et marchand. L’être humain a toujours plié sans se rompre. C’en est fini de courber la nuque, c’en est fini de ce monde où, comme se désolait Chamfort, le cœur n’a que le choix de se briser ou de se bronzer.

Le combat de la Commune est celui de la générosité humaine contre la dictature du profit. Nous n’allons pas tolérer que le capitalisme mondial et le calcul égoïste pollue notre environnement et notre conscience humaine. L’aide aux plus démunis relève des assemblées populaires non de la froide juridiction étatique et de ses souteneurs xénophobes, racistes, sexistes. L’élan de la solidarité porte à une irrépressible et insolite sensation : la vie va si vite que nous n’avons plus le temps de mourir. L’insurrection est une cure de santé.

La femme est à la pointe du combat pour l’être humain. Là réside son unité. C’est une unité revendicative qui menace la tradition machiste et les résurgences patriarcales. Comment s’étonner que le pouvoir tente de la morceler en catégories afin de les dresser les unes contre les autres et de « diviser pour régner ». Traiter la femme comme une abstraction permet en effet de lui faire assumer des rôles et des fonctions réservés jadis au patriarcat. Le sens humain n’est pas présent avec la même intensité chez la policière, la tortionnaire, l’affairiste, la militaire, la mafieuse, l’autocrate et chez l’insurgée qui lutte pour une égale émancipation de l’homme et de la femme. Mais partout où le noyau d’humanité n’a pas disparu tout à fait, pourquoi ne pas faire confiance à la vie pour venir à bout de la carapace oppressive ?

La Commune est notre territoire, notre existence y est légale. À cette légalité naturelle, l’État a substitué une légalité que rien ne nous oblige à reconnaître. N’est-il pas devenu caduc le contrat social par lequel il s’engageait, en échange de prélèvements fiscaux, à nous garantir écoles, hôpitaux, transports, moyens de subsistance ? À cela s’ajoutent les mesures arbitraires attentatoires à la dignité humaine que son totalitarisme démocratique multiplie. N’est-il pas, dès lors, évident que nous sommes dans la légalité et qu’il est lui, de facto, dans une illégalité qui, du point de vue de ses propres lois, nous autorise à le bannir ? Cependant, la structure municipale qu’il a implantée est toujours en place. Elle fait du maire un fonctionnaire soumis à son autorité. Pris en tenaille entre la représentation de l’État et la représentation de la population locale, il navigue entre l’honnêteté, la corruption, la modestie du porte-parole et l’arrogance de l’édile intronisé. Comment les assemblées d’autogestion peuvent-elles, sans se renier, coexister dans le cadre d’une organisation municipale inféodée à l’État ? À chaque territoire en voie de libération, ses propres formes de lutte.

Quelles relations avec la mairie traditionnelle ? Nul n’ignore que l’expérience de la démocratie directe marque une rupture avec les modes de scrutin que le rituel électoral nous impose. À la différence du vote organisé par le clientélisme politique, la Commune est l’émanation d’assemblées de proximité. Les problèmes qu’elles abordent sont des problèmes concrets, qui se posent à la population d’un village, d’un quartier urbain, de la région environnante où leur fédération prête une vision globale, mondiale, à des décisions prises localement. Elles sont issues d’un milieu où chacun est concerné et sait de quoi il parle. Elles concrétisent une pratique de vie, non une pratique de l’idéologie. La mairie est une antenne, elle est moins à l’écoute des citoyens que de l’État qui les gouverne. Or, pour nous, la Commune est un monde appelé à éradiquer la mondialisation du profit.

Le tambour de l’unité résonne partout. Quelle unité ? Appeler à l’unité et à la convergence des luttes, c’est prendre les choses à rebours. Les déclarations abstraites, si généreuses qu’elles se veuillent, sont des leurres. Elles empruntent le vieux chemin des bonnes intentions. L’espérance n’en finit pas de trébucher de triomphalisme en défaitisme. Allons-nous une fois de plus nous enrôler dans ces fronts censés mobiliser l’énergie de tous et de toutes contre ce qui se borne à porter un des masques de l’oppression globale ? Lors de la révolution espagnole, Berneri avait lancé cette mise en garde : « Seule la lutte anticapitaliste peut s’opposer au fascisme. Le piège de l’antifascisme signifie l’abandon des principes de révolution sociale. » Et il ajoute : « La révolution doit être gagnée sur le terrain social et non sur le terrain militaire. » À quoi tient la force poétique des Gilets jaunes et des assemblées auto-organisées ? Au fait qu’ils mettent au premier plan des problèmes économiques, sociaux, psychologiques auxquels personne n’échappe en ces temps de mutation (permaculture, interdiction des pesticides, blocage des circuits marchands, éradication des nuisances pétrochimiques et nucléaires, exploration énergétique, revivification du tissu rural et urbain, rupture avec le fétichisme de l’argent, reconstruction de l’enseignement, guérilla menée selon le principe « Ne jamais détruire un homme et ne jamais cesser de détruire ce qui le déshumanise »).

La véritable unité, c’est le combat pour le mieux vivre.

La désobéissance civile est un droit imprescriptible partout où règne le droit d’opprimer. La rédaction d’une charte issue des Communes et de leurs assemblées pourrait en garantir le principe et donner ses assises à la légalité d’une démocratie que sa poésie pratique affranchisse à jamais de l’emprise étatique et marchande. À bas la république des affaires ! Vive la république du sens humain !

Texte envoyé pour information
et en mode de contribution éventuelle
aux débats sur la commune
Raoul Vaneigem
février 2020

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