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Salut à Diego Camacho (Abel Paz)

samedi 13 avril 2019, par Dieter Gebauer

Je voulais juste passer voir Diego à Pâques, avant de partir avec Manel Aisa et sa compagne Olga, de l’Ateneo Enciclopédic Popular de Barcelone, pour visiter la ville de Belchite en Aragon et une communauté en Castille. Mais ça n’a pas joué comme prévu. Je n’ai pas eu le temps d’aller chez Diego avant notre départ pour Belchite, on s’est juste parlé au téléphone et je lui ai demandé de patienter jusqu’à notre retour, le mardi après Pâques. Comme ça avait si souvent été le cas, pendant toutes ces années où nous avons voyagé ensemble dans toute l’Europe du Nord, du Centre et de l’Ouest, et depuis cinq ans en Espagne aussi, il m’a répondu brièvement : « De acuerdo. » Il avait sa voix de toujours, et Manel m’a dit aussi qu’il allait « como siempre ». Pas de raison particulière de s’inquiéter.

Nous avons donc pris la route de Saragosse, avec à bord encore deux jeunes Italiennes ; l’une d’elle, Valeria, écrit une thèse sur Juan Puig Elías, fondateur de la plus célèbre école rationaliste de Barcelone dans les années 1930, la Escuela Natura. Diego avait suivi ses cours, et à près de quatre-vingt-huit ans il était peut-être le dernier élève en vie de ce pédagogue libertaire. Valeria avait donc toutes raisons de s’entretenir avec lui de ces deux années d’école, et c’est ce qui avait heureusement pu se faire.

La ville macabre de Belchite, entièrement détruite à la fin de l’été 1937 et laissée en ruines sur ordre de Franco, comme mémorial des « mauvais rouges », nous a fait forte impression. Tout comme Belchite Nuevo, reconstruite après la victoire de Franco par quelque cinq cents prisonniers républicains regroupés dans un camp de concentration proche, dont beaucoup moururent d’inanition. Il en alla de même dans les quelque deux cents camps de concentration franquistes, où 280 000 prisonniers étaient employés à des travaux de reconstruction. Les explications claires de nos deux guides et nos longues discussions le soir se sont marquées dans ma mémoire.

Mais à Belchite je pensais sans cesse à ce que disait Diego, dans ses conférences, sur les représailles exercées par Franco contre ses adversaires vaincus : un million de prisonniers, cinq cent mille personnes forcées à l’exil, deux cent cinquante mille morts, surtout des anarchistes, tués après la défaite militaire par pur désir de vengeance. Aujourd’hui, presque personne n’en parle. On comprend que Diego, qui avait vécu le 19 juillet 1936 à Barcelone et toute la période ultérieure, et qui savait ainsi que les gens peuvent vivre de manière autonome, solidaire et sans autorités détentrices de privilèges, soit devenu de plus en plus amer. L’histoire reste l’histoire, même si elle est généralement (r)écrite et déformée par le pouvoir et que le peuple ne puisse s’y faire entendre. « Comment créer un monde humain, quand l’histoire est passée sous silence et que nous ne pouvons donc pas apprendre des erreurs anciennes ? » disait à peu près Diego. Il trouvait important de ne pas être qualifié d’historien : ceux-ci ont étudié dans des universités d’État, et relatent l’histoire sur la base d’une connaissance livresque, de sources plus ou moins justes et de leurs propres visions du monde, autoritaires, souvent mystiques. Il se voyait plutôt chroniqueur, racontant une histoire vécue du point de vue des travailleurs. Il y a bien peu de gens qui en sont capables, hormis quelques anarchistes.

Pendant la guerre civile, la révolution sociale a été ignorée et mise sous le boisseau par les autorités, de droite ou de gauche : du point de vue des hommes au pouvoir, c’est logique. C’est pourquoi il était si important pour Diego de ne pas laisser cela passer, de batailler jusqu’au bout contre le « pacte du silence et de l’oubli ». De redire sans cesse que la révolution sociale avait été un succès, et qu’elle avait été étouffée par la violence des armes, contre la volonté de celles et ceux qui y participaient. Étouffée notamment par la gauche républicaine, les communistes en premier lieu. Il savait bien que cela lui vaudrait d’être ignoré par les médias et les gens de pouvoir, qui ont encore tellement peur d’une recrudescence de la CNT et des idées anarchistes. Même à sa mort, la grande presse l’a quasiment ignoré.

Après avoir amené nos voyageuses italiennes à Saragosse, pour reprendre le train de Barcelone, nous avons continué jusqu’à la collectivité de Manzanares, au sud de la province de Soria, perdue dans la montagne à 1 200 mètres d’altitude, quelque part entre Saragosse et Madrid. Cinq personnes y cultivent des légumes, élèvent des volailles et des abeilles. Elles gèrent aussi une bibliothèque et des archives, 5 000 livres sur l’anarchisme, la pédagogie libertaire, l’anti-patriarcat. Elle a pris le nom de la première anarchiste espagnole connue au XIXe siècle, Teresa Claramunt (1862-1931). Celle-ci avait fondé le premier groupe de femmes anarchistes à Sabadell, ville où domine l’industrie textile ; elle se fit un nom en parlant en public contre la domination masculine et en faveur de meilleures conditions de travail, fit plusieurs séjours en prison, connut l’exil. Elle écrivit des livres et publia une revue. Dans sa maison se retrouvèrent Emma Goldman, Max Nettlau, Los Solidarios (Buenaventura Durruti, Francisco Ascaso, Juan García Oliver, Gregorio Jover), tant d’autres. Cette époque militante est bien révolue, mais chaque année de nombreux visiteurs viennent de partout faire des recherches à la bibliothèque de la collectivité.

Colectividad de Manzanares, Biblioteca-Archivo « Teresa Claramunt »
42315 Manzanares-Peralejo de los Escuderos (Soria). Tél. : 975 186426

Si Diego s’était senti mieux, il aurait volontiers fait le voyage avec nous. Mais la réalité le rattrapait. Au printemps 2007, il avait voulu aller à la foire du livre anarchiste de Montréal, mais y avait renoncé au dernier moment. Peu avant, il m’avait appelé à Zurich pour décommander aussi une tournée de causeries en Andalousie que j’avais prévue avec lui, alors que tout était déjà organisé : il se sentait trop faible pour supporter les fatigues du voyage. Je m’y attendais un peu — la dernière tournée que nous avions faite ensemble était en Allemagne, en octobre 2006 — mais ça m’a inquiété et attristé peut-être plus que la nouvelle de sa mort. On peut se dire que tous ces voyages l’ont fait vivre plus longtemps, il avait un but qui lui donnait des forces. Moi-même j’ai pu ainsi contribuer à diffuser la pensée anarchiste, à la renforcer, ou juste à donner l’idée d’une « troisième voie », une forme plus humaine de la vie en commun sur notre planète. Il nous faut être patients si nous voulons que les idées anarchistes se traduisent dans la pratique ; mais il est indispensable de faire connaître ces idées, de les vivre le mieux possible au quotidien, sans forcément penser à la révolution. Si nous n’essayons pas, si nous ne parvenons pas à créer une culture anarchiste et à la transmettre de génération en génération par le moyen de l’éducation, je ne vois pas de chance de survie pour Homo sapiens sapiens — comme nous nous désignons si modestement.

Le jour de Pâques, nous avons repris la route par mauvais temps et grand froid, et nous sommes arrivés dans la nuit à Barcelone. Et puis un coup de téléphone d’Olga le lundi à midi : Diego est à l’hôpital dans le coma ; et plus tard, l’annonce de sa mort. Je me suis rendu plein de tristesse à son appartement, où j’ai retrouvé Manel, Valeria et deux autres amis. J’aurais voulu montrer ce soir-là à Diego la couverture du troisième volume de son autobiographie, traduit en allemand, Im Nebel der Niederlage (Entre la niebla, 1939-1942), qui est paru aux éditions AV depuis lors. Mais nous avons dû nous organiser pour annoncer sa mort. De mon camping-car, sur la colline de Monjuich, j’ai envoyé des courriels aux amis, aux éditeurs, aux organisations ; et j’ai aussi appelé le dernier en vie des « quichottes », Federico Arcos, au Canada. D’un an plus âgé que Diego, il avait fait partie avec lui du groupe des jeunes libertaires Los Quijotes del Ideal en 1936.

Le lendemain, de nombreuses personnes ont rendu hommage à Diego, dont le cercueil était exposé au Tanatorio de Sancho de Avila. Parmi les fleurs, quelqu’un déposa une boîte de Ducados, ces cigarettes qu’il fumait nuit et jour. La cérémonie d’adieu a eu lieu le jour suivant, à quatre heures de l’après-midi, ce qui n’a pas permis à tout le monde d’y assister. Mais des gens sont venus d’Espagne, d’Italie, de France. Diego disait toujours que sa famille, c’était les compañeros et compañeras ; mais nous avons rencontré son frère cadet Juan, son fils, Ariel Camacho, a parlé en ouverture de la cérémonie, un texte de son ex-femme, Antonia Fontanillas, a été lu. Antonia, qui a aujourd’hui quatre-vingt-douze ans, a connu Diego en 1948, à la période où il a passé onze ans dans les prisons d’Espagne, et leur fils est né en France en 1956. D’autres textes ont été lus, des poèmes, on a chanté A las barricadas, et les cendres de Diego ont ensuite été dispersées sur la plage de Montgat, où il jouait enfant.

Voilà comment a fini la vie de mon ami Diego Camacho, fils d’un paysan et d’une ouvrière, qui suivit pendant deux ans l’enseignement d’une école libertaire à Barcelone et qui, sans jamais se laisser corrompre, lutta toute sa vie pour un monde à la taille de l’homme. Il a écrit dix livres, et sa biographie de Durruti a été traduite en treize langues. Il avait bien sûr ses côtés d’ombre, il n’était guère diplomate et les femmes n’appréciaient pas toujours la manière dont il se comportait avec elles ; mais j’en ai aussi connu qui avaient une bonne image de lui. Avec l’âge, avec la déception due à la situation catastrophique du monde, il était devenu de plus en plus amer, de moins en moins poli, de moins en moins prêt à répondre à des questions : il disait qu’il fallait lire ses livres, chercher soi-même les réponses. Dans les années 1980, il y avait un continuel va-et-vient à la « Pension Verdi », son appartement de la rue du même nom ; avec le temps, c’est devenu plus calme, il avait peut-être besoin d’être tranquille.

Je n’ai quasiment jamais eu à me plaindre de lui au cours de tous nos voyages ; nous n’étions pas toujours d’accord, mais cela n’empêche pas l’amitié. Pas plus que le fait qu’il ne cessait de fumer en voiture, juste à côté de moi ; je pouvais enfin respirer quand il faisait un petit somme, ce qui était devenu de plus en plus fréquent.

Pendant les vingt ans où je l’ai connu, j’ai tant appris de lui et de ses causeries, j’ai rencontré tant de personnes intéressantes que ça a changé ma vie. Je lui en suis reconnaissant de tout cœur.

Ciao Diego, muchas gracias para todo.

Dieter Gebauer
(adapté de l’allemand)

Témoignage publié
par le Bulletin du CIRA n° 65
à l’automne 2009.

Barcelone 1936, « Los Quijotes del Ideal » :
Diego Camacho, Liberto Sarrau, Federico Arcos.

Barcelone 1993, Diego, Liberto, Federico.

Trois livres d’Abel Paz sont disponibles en français : Buenaventura Durruti 1896-1936 (Les Éditions de Paris, 2000) ; Barcelone 1936. Un adolescent au cœur de la révolution espagnole (traduit par Oscar Borillo, La Digitale, 2001) ; Chronique passionnée de la Colonne de Fer (Nautilus, 2002). Les éditions Rue des Cascades publient en 2020 la traduction des mémoires d’enfance de Diego, Scorpions et figues de Barbarie (Chumberas y alacranes 1921-1936).

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