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Un guerrier de la mémoire

mercredi 24 octobre 2007, par Nicolas Arraitz

André Aubry (Andrés, pour ses amis mexicains) est mort sur la route qui monte de Tuxtla à San Cristóbal, au Chiapas. Sa voiture s’est écrasée contre un camion. À quatre-vingts ans - dont la moitié vécue au Mexique -, cet ancien prêtre formé à l’ethnosociologie à Beyrouth et à la Sorbonne s’était fait compagnon de route des communautés mayas en résistance. Ce 20 septembre, il s’apprêtait à rejoindre une rencontre continentale des peuples indigènes, chez les Yaquis de l’État du Sonora, au nord du pays.

À la tête des archives diocésaines avec sa compagne, Angélica Inda, Andrés était aussi le cofondateur (avec l’historien belge Jan de Vos) d’un centre d’études dédié au sauvetage d’une mémoire méprisée : celle des vaincus d’une sempiternelle Conquête, les Mayas. Avec une équipe de jeunes Indiens bilingues, il avait glané une collection impressionnante de récits sur les insurrections qui ont rythmé l’histoire locale [1]. Critique du savoir sous sa forme académique, il voulait mettre celui-ci tête-bêche : au service de ses « sujets » d’étude. Il se disait élève des Indiens. Proche collaborateur de l’évêque Samuel Ruiz (comme lui, il subissait régulièrement menaces de mort et tentatives d’intimidation) et sympathisant des zapatistes, il n’en était pas moins un commentateur lucide, acerbe autant qu’érudit.

Dans son dernier texte publié par La Jornada [2], il mettait en évidence la dernière embuscade mortelle tendue aux communautés de la forêt Lacandone : l’écologie d’État et le tourisme vert. Après leur avoir fait subir le harcèlement des paramilitaires, et sous prétexte de préserver l’écosystème, on expulse manu militari des villages entiers en présentant ces paysans mayas comme des prédateurs environnementaux. L’objectif est de parcelliser ensuite le territoire ainsi conquis : d’un côté une réserve naturelle, gérée par des « conservateurs » et vouée à l’écotourisme ; et de l’autre les terres industriellement exploitables (bois précieux, pétrole, force hydroélectrique...) livrées aux multinationales. Quant aux Indiens, qu’ils aillent se faire photographier ailleurs !

« Dans ce pays, il n’y a plus de ports de pêche, tous convertis en parkings pour des yachts qui ne servent qu’une ou deux semaines par an », écrivait Andrés. « Il n’y a plus de plages pour les pêcheurs, elles ont été phagocytées par les hôtels. Il n’y a plus ni forêts ni jungles, rien que des simulacres artificiels pollués par un élitiste tourisme d’aventure. Il n’y a plus de pâturages, mais des terrains de golf ; plus de rivières, mais des égouts à ciel ouvert ; plus de paysages champêtres, mais des parcs thématiques ; plus de ruelles dans des villes accueillantes, mais des Disneyland coloniaux. La Conquête néolibérale s’empare des terres comme il y a cinq cents ans et ravage terroirs et terres natales pour y bâtir des territoires donnés en fief à des collecteurs de devises. »

La vision des environnementalistes officiels est aussi néfaste que les appétits capitalistes, constatait-il. « La flore et la faune ne sont pas l’œuvre de la seule nature. Pour le meilleur ou pour le pire, elles sont le produit circonstanciel d’un mariage de plusieurs millénaires entre la nature et l’humanité. À savoir, le produit de l’histoire, dont l’auteur et acteur est un sujet historique collectif : les peuples avec leurs cultures et leurs savoirs accumulés. Cultures et savoirs qui ont vu bien plus juste que la connaissance partielle des scientifiques. »

Selon Aubry, les zapatistes perpétuent ce rapport entre nature et activité humaine grâce à une agriculture basée sur la recherche de la souveraineté alimentaire et l’exigence d’autodétermination. « Cette conception correspond à une autre option et à un autre concept de réserve : ni confiscation, ni expulsion, ni mascarade, ni nouveau privilège. Rien d’autre que la jouissance respectueuse du territoire. Une réappropriation populaire et durable, « soutenable » comme le disent certains écologistes, à rebrousse-poil de la convoitise capitaliste dans sa phase néolibérale, comme c’est le cas aujourd’hui. »

Pour illustrer l’autonomie, Andrés aimait raconter cette métaphore maya : désespéré de ne pas arriver à le faire galoper, le propriétaire d’un pur-sang, après avoir vainement consulté plusieurs vétérinaires, se tourne vers son palefrenier, sur les lèvres duquel il a surpris un sourire. « Tu as une solution ? » « Oui, répond l’Indien, mais tu ne voudras pas l’appliquer. Il faut couper la longe qui entrave le cheval. »

Malgré le camion, cet esprit-là chevauche encore.

Nicolas Arraitz

Ce texte est paru dans CQFD n° 49, octobre 2007.

Notes

[1Publiée sous le titre Cuando dejamos de ser aplastados. Lors de la rédaction de Tendre venin (Éditions du Phéromone, 1995), André Aubry avait mis à notre disposition des documents rares. Plus récemment, il nous avait envoyé une contribution écrite (cf. CQFD n° 15).

[2Tierra, terruño, territorio (Terre, terre natale, territoire), texte traduit par Ángel Caído et publié sur ce site.

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