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Les petites écoles d’en bas

mercredi 25 septembre 2013, par Raúl Zibechi

Il y aura un avant et un après les petites écoles zapatistes. Pour celles d’aujourd’hui et celles de demain. Leur effet se diffusera lentement et ne sera sensible que dans quelques années, mais il marquera la vie de ceux d’en bas pour les décennies à venir. Nous y avons expérimenté une éducation non institutionnelle, pour laquelle la communauté est actrice de l’éducation. Une auto-éducation où l’on apprend d’égal à égal en s’investissant corps et âme, comme dirait le poète. Il s’agit d’une « non-pédagogie » qui s’inspire de la culture paysanne : on sélectionne les meilleures semences, on les sème en terre fertile et on arrose le sol afin de provoquer le miracle de la germination, toujours incertain et imprévisible.

L’école zapatiste a représenté, pour plus de mille élèves, une forme différente d’apprentissage et d’enseignement, sans tableau ni salle de classe, sans maître ni professeur, sans CV ni qualification. Le vrai apprentissage commence par la création d’un climat de fraternité autour de la diversité des personnes, plutôt qu’avec la division entre, d’une part, l’éducateur qui possède pouvoir et savoir, et, d’autre part, les élèves ignorants auxquels on doit inculquer des connaissances.

Parmi les divers enseignements à en tirer, impossibles à énumérer en quelques lignes, cinq points ont retenu mon attention, peut-être influencée par le contexte que nous traversons au sud du continent.

Le premier, c’est que les zapatistes ont fait échouer les politiques sociales qui constituent, pour ceux d’en haut, un moyen d’étouffer la révolte en divisant, cooptant et soumettant les peuples qui se soulèvent. Toutes proches des communautés zapatistes se trouvent des communautés affiliées au mauvais gouvernement, des quartiers de blocs de petites maisons identiques, qui reçoivent des bons de subsides et où le travail de la terre est presque absent. Des milliers de familles ont succombé un peu partout, en acceptant ces cadeaux d’en haut. Il est donc remarquable, et même exceptionnel, de voir que des milliers d’autres continuent de ne rien accepter.

Je ne connais aucune autre expérience, dans toute l’Amérique latine, qui soit ainsi parvenue à neutraliser les politiques sociales. C’est le plus grand mérite du zapatisme, acquis grâce à la fermeté militante, la clairvoyance politique et une force d’abnégation inépuisable. C’est la première leçon qu’il nous apporte : il est possible de vaincre ces politiques sociales.

Le deuxième enseignement, c’est l’autonomie. Cela fait des années qu’on entend des discours sur l’autonomie dans les mouvements les plus divers, et c’est tant mieux. Dans les communautés et les communes autonomes qui constituent le Caracol Morelia, je peux témoigner de la construction d’une autonomie sur le plan économique, de la santé, de l’éducation et du pouvoir. Il s’agit d’une autonomie intégrale, qui couvre tous les aspects de la vie. Aucun doute que le même phénomène existe dans les quatre autres Caracoles.

Quelques mots sur l’économie, c’est-à-dire la vie matérielle. Les familles des communautés ne « touchent » pas à l’économie capitaliste. Elles effleurent à peine le marché. Elles produisent tous leurs aliments, y compris des protéines en bonne quantité. Elles achètent dans les magasins zapatistes ce qu’elles ne produisent pas (sel, huile, jambon, sucre). Les excédents des familles et des communautés et la vente de café permettent une épargne sous forme de têtes de bétail, qu’on peut vendre pour des besoins de santé ou ceux de la lutte.

L’autonomie dans l’éducation et la santé est possible grâce au contrôle communautaire. La communauté choisit ceux qui enseigneront à ses enfants, et ceux qui prendront soin de sa santé. Il y a une école dans chaque communauté, et le centre de santé regroupe des sages-femmes, des guérisseuses et des spécialistes en plantes médicinales. La communauté les entretient tout comme elle le fait pour ses autorités.

Le troisième enseignement concerne le travail collectif. Comme le dit un Votán (accompagnant) : « Les tâches collectives sont le moteur de notre processus. » Les communautés ont leurs propres terres grâce à l’expropriation des expropriateurs, un premier pas incontournable pour créer un monde nouveau. Hommes et femmes ont leurs tâches respectives et leurs espaces collectifs.

Les tâches collectives sont le ciment de l’autonomie, dont les fruits sont dévolus aux hôpitaux, aux cliniques, à l’éducation primaire et secondaire, au renforcement des communes et des conseils de bon gouvernement. Sans ce travail collectif d’hommes et de femmes, des enfants aux plus âgés, rien de ce qui s’est construit n’aurait pu voir le jour.

Le quatrième point, c’est cette nouvelle culture politique qui prend sa source dans les relations familiales et se divulgue dans toute la « société » zapatiste. Les hommes collaborent au travail domestique qui néanmoins reste dévolu aux femmes, ils gardent les enfants lorsqu’elles sortent de la communauté pour leur participation aux autorités. Les relations de respect et d’affection sont de mise entre parents et enfants, dans un climat d’harmonie et de bonne humeur. Je n’ai remarqué aucun geste de violence ou d’agressivité dans les foyers.

L’immense majorité des zapatistes sont jeunes voire très jeunes, et il y a autant d’hommes que de femmes. Il est évident que la révolution ne peut être portée que par des jeunes. Ceux qui dirigent obéissent, ce n’est pas qu’un discours. Ils s’impliquent corps et âmes, c’est une des clés de cette nouvelle culture politique.

Le cinquième point, c’est le miroir. Les communautés sont un double miroir : nous pouvons nous y voir et les y voir. Non pas à tour de rôle, mais simultanément. On s’y voit en les voyant. Dans cet aller-retour, on apprend en travaillant ensemble, on dort et on mange sous le même toit, dans les mêmes conditions, on utilise les mêmes toilettes, on marche dans la même boue et sous la même pluie.

C’est la première fois qu’un mouvement révolutionnaire réalise une expérience de ce style. Jusqu’à présent, l’enseignement entre révolutionnaires reproduisait les modèles intellectuels universitaires, verticaux, échelonnés et pétrifiés. Ici c’est différent : on apprend avec son corps et sa sensibilité.

Enfin, il y a une question de méthode et de façon de travailler. L’EZLN est née dans le camp de concentration des relations violentes et verticales imposées par les grands propriétaires. Ils ont appris à travailler dans les familles, en secret, transformant les modes d’action des mouvements antisystème. Alors que le monde s’apparente de plus en plus à un camp de concentration, leurs méthodes peuvent s’avérer fort utiles pour ceux qui s’évertuent encore à créer un monde nouveau.

Raúl Zibechi

Traduit par Ana.
Texte espagnol d’origine :
La Jornada, Mexico, 23 août 2013.

Messages

  • Texte intéressant, merci pour la publication de cette traduction. Une remarque, toutefois : Raul Zibechi aurait pu se passer de la malvenue comparaison, en fin de texte, avec les camps de concentration. Car si notre monde est peu vivable, voire parfois – et dans certains endroits – assurément criminel, il n’en est pas pour autant une société nazie (autrement, l’auteur n’aurait pu écrire cet article, du moins le publier). Il n’y a pas besoin de surenchérir dans les comparaisons pour décrire et dénoncer l’ignominie de ce monde capitaliste. D’autant qu’à force de voir du fascisme partout, quand il commencera à pointer à nouveau le bout de son nez (et ce n’est pas forcément si loin), on ne saura plus le reconnaître.

    • Camp de concentration ne veut pas dire seulement camp nazi,
      il y a eu beaucoup de camp de concentration dans le monde (et il y en a encore), les espagnols réfugiés en France en 1939 ont aussi connu des camps de concentration,
      et je pense que c’est l’image du monde concentrationnaire qu’il faut retenir, le symbole, et non pas la référence un peu trop systématique aux camps dits « de la mort » ou « d’extermination » en Allemagne,
      Fraternellement.

  • ²a savoir de quoi on discute :

    si l’experience des grands-parents des zapatistes, dans les domaines esclavagistes dits « fincas » ou grands domaines de café, ou des cultures ethniques entieres se sont retrouvees esclavagisées sur leurs prropres terres, avec massacres - genocide meme au guatemala - et propriétaires aux idées proches parfois des fascistes et des nazis.. ( un certain nombre de nazis allemands se sont repliés entre autres au chiapas et en amérique centrale sur leurs grands domaines bourgeois de café après la 2GM...) . oui, c’est peut etre raccourcir l’explication, mais ya bcp a voir avec le camp de concentration. (d’ailleurs meme avant, les « republicas de indios » et les « réserves »...)

    si le monde actuel prend forme de camp de concentration ? en tout cas ce qui est sur, c’est qu’il ya multiplication des frontieres, des camps de déportation pour migrants, des cameras, des vigiles...
    et tout ça ce sont aussi des faits objectifs...

    apres, au niveau philosophique je sais pas... il est assez probable que Zibechi fait référence aux développements philosophiques de Georgio Agamben sur le sujet (Agamben a récemment été assez commenté dans les universités de philo politique en amérique latine..) Mais n’ayant pas vraiment lu Agamben, ce serait une lecture à faire pour creuser la réflexion.

  • L’expression « camp de concentration » n’est absolument pas anodine. Elle est chargée d’une sinistre histoire, qu’on le veuille ou non. Après, on peut toujours s’amuser à dire qu’on parlait d’autres camps (qu’ils aient ou non été le théâtre d’une barbarie semblable à celle des nazis – on n’est pas là pour hiérarchiser l’horreur), ou qu’on filait une métaphore, il n’empêche que son usage est, je le maintiens, plus que maladroit et contre-productif.

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