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Entretien avec Raúl, animateur de la radio Ké Huelga à Mexico

dimanche 20 novembre 2011, par Guillaume Goutte, Ké Huelga Radio

Échos du Mexique en lutte

Guillaume : Peux-tu te présenter rapidement à nos lecteurs ?

Raúl : Je suis Raúl, je suis mexicain et de passage à Paris. Je participe à une radio libre qui s’appelle Ké Huelga [« Quelle grève ! »]. C’est une radio qui est née pendant les grèves étudiantes en 1999 et qui depuis émet sur les fréquences modulées et aussi sur Internet. Sinon, je travaille à l’Université nationale.

Guillaume : Parle-nous un peu plus de la radio Ké Huelga ? Tu disais qu’elle était née pendant un mouvement de grève, quelle était l’idée d’origine ? Pourquoi une radio libre ?

Raúl : Comme ici, voire peut-être même plus qu’ici, les grands médias, les médias « commerciaux », comme on dit, sont un monopole fermé qui n’aborde presque jamais les luttes sociales, ou alors pour les criminaliser. Donc, quand la grève a commencé, les médias l’ont crucifiée en disant que ce n’était que des fainéants, des non-étudiants qui voulaient kidnapper l’université pour des intérêts qui n’étaient pas universitaires. Tu vois, c’était une campagne assez méchante et mensongère contre la grève étudiante. Du coup, pendant les premiers jours de la grève, un groupe d’ingénieurs a décidé de monter une radio sur la fréquence modulée pour créer un espace d’expression des différentes positions et surtout pour diffuser la voix de l’assemblée générale de la grève pour faire connaître ses initiatives et ses décisions.

Guillaume : Comment s’organise et fonctionne la radio ?

Raúl : Ah, ça c’est intéressant. Nous, on est des générations qui sont nées avec l’activité politique après ou avec le zapatisme. Donc, la première chose qu’on s’est dite c’est qu’on ne voulait pas de l’autorisation ou de la permission de l’État pour émettre. Car, il faut savoir que faire une émission sans autorisation légale, c’est un délit fédéral au Mexique. Il y a des gens qui sont passés en procès avec des peines lourdes pour ça : deux ans de prison et 50 000 pesos d’amende [soit 2 500 euros environ]. Mais, nous, par position de principe, on ne veut pas de la permission de l’État pour faire cette radio. Comme le mouvement indien, on considère que l’on n’a pas besoin de permis pour être libre, pour s’exprimer. Donc, on se prend la liberté et on la travaille comme la terre.

L’autre aspect intéressant de ce projet c’est l’organisation par assemblée. On n’a pas de permanents puisqu’on essaie d’éliminer la présence de l’argent au sein de la radio. Chaque individu, collectif ou groupe qui participe à la radio doit apprendre à gérer et à utiliser tous les outils de la radio. Tu dois apprendre à tout faire. C’est un aspect de l’autogestion auquel on est attaché et qu’on défend comme façon de changer la manière avec laquelle on communique avec les gens. On a une assemblée générale qui décide des affaires les plus importantes de la radio : si on doit changer du matériel, si on doit faire des changements dans la programmation, etc.

Autre aspect important à la radio : être ouvert aux gens qui luttent. C’est comme ça qu’a grandi la radio et qu’elle s’est maintenue : à travers les invitations aux gens qui sont en train de lutter et qui, de temps en temps, prennent un espace, plus ou moins long, pour parler de leurs luttes. Parfois, on a aussi « prêté » notre radio. Par exemple, pour la lutte de l’Appo [Assemblée populaire des peuples de Oaxaca], on s’enchaînait, c’est-à-dire qu’on prenait leur signal et qu’on le retransmettait à Mexico. Mais si on est ouverts, on ne l’est pour autant pas vis-à-vis des partis politiques. Pas question de parler des élections ou de faire de la propagande politique en faveur de tel ou tel candidat. Il y a aussi certaines règles de comportements : pas de propos homophobes, misogynes ou racistes. On ne fait pas non plus l’apologie de la violence.

Enfin, on n’a pas non plus de sponsor, on n’émet pas de publicité. Ce qui est une chose rare au Mexique où toutes les radios sont interrompues toutes les trois ou quatre minutes par quatre minutes de publicité ! L’argent, nous, on l’a grâce à des dons, souvent anonymes. On a aussi une approche particulière avec le matériel technique : on n’achète pas les émetteurs, mais on essaie de les fabriquer nous-mêmes, comme on a fait pendant la grève. On a les connaissances et on arrive à avoir une technologie qu’on maîtrise.

Guillaume : Quels sont les différents types d’émission que vous émettez à la Ké Huelga ?

Raúl : On a trois types d’émission. Il y a des émissions qui font une sorte de « revue » avec un espace pour les nouvelles, un autre pour la musique, un autre pour l’agenda militant et une autre pour la discussion et le débat. Ça c’est le type le plus commun chez nous. Sinon, on a aussi des émissions collectives ou individuelles qui sont plus musicales : hardcore, rap, reggae, musique des Balkans, etc. Souvent, ce sont des musiques qu’on n’entend pas sur les autres radios du pays. Et à part ces deux types d’émission, on a des projets sur des thèmes ponctuels, comme l’environnement par exemple. Sinon, moi je participe à un journal radio. On le fait tous les quatre jours et ça passe tous les matins à 8 heures et le soir vers 22 heures. On appelle ça : « communiquer la résistance ». C’est-à-dire qu’on ne parle pas de l’actualité politique nationale, mais des luttes contre le capitalisme, en faveur des travailleurs, etc.

Guillaume : Quel est l’impact populaire de la radio ?

Raúl : Ça c’est la question existentielle ! Moi je suis optimiste, mais j’ai l’impression qu’il y a énormément de personnes qui écoutent cette radio, des milliers ou peut-être même des dizaines de milliers. Elle est devenue après deux années d’émission continue une sorte de phénomène de société. Il m’est arrivé, dans l’autobus ou le métro, d’entendre des gens parler de la radio. Il y en a qui disent : « Tu sais, ces gens de la Ké Huelga, ce sont des cons, ils disent n’importe quoi, ils sont contre tout, ils n’aiment rien, ils ne proposent rien », mais il y en a d’autres qui disent : « Non, c’est formidable, il n’y a pas de publicité ! On peut y entendre de la musique qu’on n’entend nulle part ailleurs ! » On reçoit aussi de plus en plus de messages sur le répondeur qui montrent qu’il y a plein de monde qui écoute la radio. Mais c’est aussi un effet de diffusion : les gens qui luttent savent qu’il faut prendre en compte la Ké Huelga pour s’exprimer. Et puis, à cause de la répression, il y a très peu de radios libres sur la FM, on n’en compte que trois.

Guillaume : Justement, au niveau de la répression, qu’en est-il ? Avez-vous eu des problèmes ? Quelles formes prend-elle ?

Raúl : Faire de la radio libre, c’est un délit fédéral au Mexique. L’État sait où on est et qui on est, surtout que l’université où se trouve le studio a un système de vidéosurveillance. On pense donc qu’il y a une sorte de tolérance vis-à-vis de la radio, surtout parce qu’on ne fait pas de publicité. Parce que ce qui gêne le plus les propriétaires des radios commerciales c’est le fait qu’une autre station radio fasse de la publicité sans payer de taxe et sans permission. L’autre raison de cette tolérance, c’est que nos locaux sont dans l’université, et si l’État y envoie la police pour arrêter l’équipe, ça ferait un scandale national. Mais, l’État nous met des bâtons dans les roues quand même, notamment avec les interférences. Durant nos douze ans d’existence, on y a eu le droit cinq ou sept fois : il met un signal assez puissant pour brouiller notre signal. C’est plutôt ce type de répression. Mais on fait attention. Surtout que le gouvernement de Calderon a changé la loi pour durcir les peines contre les radios libres et les radios pirates (les radios qui passent des publicités sans permission, qui reçoivent de l’argent pour la pub mais qui ne payent pas de taxe [très différentes des radios libres]). Le gouvernement utilise une nouvelle loi : si tu fais une radio sans la permission de l’État, tu affectes les biens nationaux. Tu risques deux ans de prison et 50 000 pesos d’amende, ce qui est très élevé pour nous. On a des copains d’autres radios qui sont déjà passés devant les tribunaux pour cette raison. Il n’y a pas encore la sentence, c’est en cours. Sinon, il y a aussi eu des attaques contre d’autres radios, là c’est carrément la police et les militaires qui arrivent, qui encerclent la radio. Il y a des dizaines de cas comme ça. Après l’attaque, les radios recommencent leurs émissions, mais il faut racheter du matériel, etc. Mais pour l’instant, si je ne me trompe pas, il n’y a pas encore de gens en prison pour ça.

Guillaume : Changement de sujet. Qu’en est-il du mouvement zapatiste aujourd’hui en 2011 ? Quels sont ses points forts, ses limites, ce à quoi il doit faire face, etc. Comment a-t-il évolué depuis 1994 ?

Raúl : Je pense que le mouvement zapatiste a une vertu presque exclusive : le fait de développer une expérience autogestionnaire dans un territoire, à un niveau régional. Aujourd’hui, il y a une grande région qui est « gouvernée » par ce qu’on appelle les « conseils de bon gouvernement », organisés de telle sorte que ces gouvernements ne deviennent pas un autre pouvoir sur les gens et, qu’au contraire, les gens eux-mêmes puissent gouverner leurs affaires. Les communautés nomment leurs représentants qui nomment les conseils municipaux qui, une fois réunis, mettent en place les juntas [les conseils de bon gouvernement].

Il y a aussi l’accompagnement et la présence de l’armée zapatiste [EZLN, armée zapatiste de libération nationale]. Ça, il faut le dire, sans armée zapatiste, il n’y aurait pas cette expérience : elle représente une protection armée importante. Je pense que l’armée fédérale prend au sérieux le fait que les zapatistes sont armés et qu’ils n’hésiteront pas à répondre aux agressions. Je pense que, de ce fait, le zapatisme continue à être vivant et à agir. Mais il doit aussi affronter une offensive contre-insurrectionnelle très, très forte. C’est l’opération la plus pointue et la plus dure au Mexique contre la population. Il y a un véritable encerclement militaire : des milliers de soldats sont stationnés autour des communautés zapatistes. L’armée a aussi encerclé la forêt [dans laquelle se trouvent les zapatistes] en construisant des routes et des pistes d’atterrissage pour les avions, qui permettent d’établir un encerclement militaire plus performant. Auparavant, la grande forêt était difficile d’accès, l’armée ne pouvait envoyer que des troupes aéroportées, ce qui était une opération assez vulnérable. Aujourd’hui, on voit [grâce aux routes] des convois militaires qui passent très souvent.

Dans différentes régions, le gouvernement a aussi encouragé les affrontements entre les communautés zapatistes et celles non zapatistes. C’est une stratégie dans laquelle le gouvernement fédéral et le gouvernement du Chiapas ont investi plein d’argent. Par exemple, avec les projets d’élevage de bétail : ils donnent à une communauté non zapatiste du bétail, et cette communauté, pour nourrir ces animaux, fait pression sur les communautés zapatistes de sa région pour changer l’utilisation de la terre : ils demandent qu’une partie de la terre ne soit plus utilisée pour cultiver le maïs et autres cultures alimentaires afin de la donner au bétail. Et ça crée donc des tensions.

Le gouvernement utilise aussi des groupes paramilitaires. Du côté de Mixiton, près de San Cristobal de las Casas, il y a l’Armée de Dieu, un groupe paramilitaire qui mène une vie impossible aux habitants de Mixiton, proches de l’armée zapatiste et adhérents à l’Autre Campagne. Par exemple, ils en ont kidnappé quelques-uns, ils les ont tabassés très violemment et, après, ils les ont menacés de les brûler vivants : ils leur ont jeté de l’essence dessus. Bon, ils l’ont échappé belle, ils ne se sont pas fait tuer, mais quand même… Partout, dans le Chiapas, on retrouve ces groupes encouragés par le gouvernement et qui commencent à avoir une attitude de plus en plus agressive à l’encontre des gens proches de l’armée zapatiste et de l’Autre Campagne.

L’autre aspect de la contre-insurrection du gouvernement, ce sont les projets de développement, surtout autour des agrocarburants : le gouvernement du Chiapas a favorisé des investissements pour produire des agrocarburants. Mais, à nouveau, ce sont des pressions sur la terre, car pour faire les plantations, ils ont besoin de la terre que les gens utilisent pour la culture des aliments. Enfin, il y a aussi une autre attitude du gouvernement, notamment vis-à-vis des écoles. Pendant des siècles, il n’y a pas eu d’écoles au Chiapas et ce sont les zapatistes qui ont commencé à en construire dans les communautés. Mais, maintenant, le gouvernement, dans sa stratégie contre-insurrectionnelle, installe des écoles officielles, à côté des écoles zapatistes et affirme qu’il ne reconnaîtra pas les diplômes obtenus et les études suivies dans les écoles zapatistes, pour obliger les gens à les déserter. Ils donnent même des bourses pour les étudiants.

Il y a donc tout un changement historique de l’attitude de l’État vis-à-vis de ces communautés. Et les zapatistes doivent y faire face. Mais je pense que les zapatistes sont, en ce moment, en train de se repositionner. On dit qu’il y aura des mobilisations importantes dans les prochains mois, mais on n’en sait pas plus que ça. Mais ça se sent que le zapatisme va reprendre les mobilisations de masse. Mais aucune certitude, c’est plutôt un sentiment.

Guillaume : Justement, est-ce que le mouvement zapatiste bénéficie encore d’un soutien populaire important ?

Raúl : Non, du tout, je pense que ça a beaucoup changé. Il y a eu un coup politique très dur à encaisser après l’affrontement entre Marcos et le candidat de la social-démocratie en 2006 [Andrés Manuel López Obrador, du Parti de la révolution démocratique (PRD)]. Il y a plein de gens qui se sont éloignés des zapatistes à cause de cet affrontement qui, de mon point de vue, allait parfois un peu trop loin. Il n’avait pas besoin d’être aussi belligérant. Mais, d’un autre côté, je pense que les médias ont joué aussi un rôle important en exagérant cet affrontement. Par exemple, Marcos se déclarait ouvertement contre les trois candidats des trois grands partis au Mexique, mais la presse reflétait surtout les attaques de Marcos contre López Obrador alors même que Marcos s’adressait aux trois. Beaucoup d’intellectuels s’en sont éloignés aussi parce qu’ils ne voient pas dans le zapatisme un projet viable. Et puis, il n’y a pas la même présence du zapatisme dans les médias. Et ceux qui écrivent c’est pour en dire tout et n’importe quoi.

De plus, le mouvement de López Obrador a une forte base populaire. Dans les bidonvilles, dans la couche moyenne basse, chez les personnes du troisième âge, il y a plein de monde qui soutient López Obrador, pas par un calcul politique, mais plus pour une question affective et culturelle assez profonde. Ces gens-là voient d’un mauvais œil l’attitude de Marcos contre López Obrador.

À part ça, il y a eu quelque chose que je trouve très positif : après le retour de Marcos au Chiapas quand il sort de la scène médiatique et politique, l’Autre Campagne a réussi à faire plusieurs initiatives et à consolider une mouvance assez hétérogène qui se présente désormais comme un acteur qui compte et qui agit. Et ce n’est pas une mouvance pour prendre le pouvoir, mais plutôt pour rassembler les luttes et pour apprendre à lutter ensemble. Par exemple, autour des prisonniers, on a réussi à lancer des campagnes importantes pour leur liberté : dénonciations, blocages de routes, manifestations, etc. Et ça, c’est quelque chose qui n’existait pas avant, tout devait passer par les partis, par les hommes politiques ou les intellos. Pour la première fois dans l’histoire du pays, on a une mouvance autonome, petite mais militante et avec une orientation générale commune. Après, il faut dire aussi qu’il subsiste quand même des problèmes de sectarisme politique au sein de l’Autre Campagne, des gens qui ne peuvent pas se supporter, etc. Mais ils parviennent à travailler dans le même sens, chacun de leur côté. Au lieu de faire un seul acte politique, on en fait deux, mais on le fait. Il y a des centaines de collectifs dans tout le pays qui font des choses dans le même sens, et ça je trouve que c’est très positif.

Propos recueillis par Guillaume Goutte
pour Le Monde libertaire
le 21 avril 2011

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