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Le rôle des femmes pendant la Commune
Entretien avec Michèle Audin

mardi 20 avril 2021, par Michèle Audin, Vanina

Michèle Audin, mathématicienne et écrivaine, a écrit et présenté plusieurs ouvrages sur la Commune de Paris [1], et anime le blog macommunedeparis. Elle répond ici à quelques questions de la revue Courant alternatif.

Il y a eu une forte participation des femmes dans la Commune. On les retrouve sur les barricades et les autres lieux d’affrontement, certaines devenues cantinières comme Victorine Brocher ou ambulancières comme Alix Payen. C’étaient majoritairement des ouvrières, ou des institutrices… mais celles qui n’ont pas écrit ou qui n’ont pas été déportées ou tuées n’ont souvent pas été retenues par l’histoire. Les communardes qui ont écrit ou sur lesquelles on a écrit se distinguaient en général par leur origine sociale ou le milieu politique dans lequel elles avaient été éduquées. Parmi elles, il y avait des militantes révolutionnaires, et certaines avaient des revendications féministes. Pourrais-tu brosser quelques portraits de ces femmes diverses ?

Il ne faut pas limiter le rôle des femmes aux barricades et à la guerre. Beaucoup d’entre elles se sont exprimées publiquement, notamment à l’Union des femmes pour la défense de Paris et les soins aux blessés et dans plusieurs clubs, certainement elles ont parlé de leurs conditions de vie, de leurs désirs, et exprimé des revendications. J’en reparlerai… Il y a un biais dans ce que nous savons. Ce qui a été dit dans les clubs a peu (ou pas) été conservé, en particulier ce que les femmes ont dit. En effet, nous avons quelques écrits ou témoignages de femmes qui ont participé à la guerre et, surtout, nous avons les dossiers de conseils de guerre qui, forcément, concernent, pour beaucoup d’entre eux, des femmes arrêtées pendant la « semaine sanglante », donc des actrices de la guerre.

Je vais dire quelques mots, d’elles et de la façon dont leur histoire est arrivée jusqu’à nous. Si ça ne vous ennuie pas, je vais omettre les moins inconnues, comme André Léo, Paule Minck et même Nathalie Le Mel, pour parler de quatre femmes peu connues (de trois d’entre elles, nous avons des textes).

Victorine Brocher est maintenant moins inconnue, mais c’est assez récent, son livre était un peu oublié jusqu’à ce qu’un éditeur désireux de le faire connaître l’ait repris il y a quelques années. Elle l’avait d’ailleurs signé Victorine B... (et Brocher n’est que le nom de son deuxième mari). C’était une piqueuse de bottines, issue d’une famille de révolutionnaires de 1848. Assez motivée politiquement, elle a été membre de l’Association internationale des travailleurs et a participé au mouvement coopératif à la fin de l’Empire. Pendant le siège de Paris, puis pendant la Commune, elle s’est engagée comme cantinière. Pendant la Commune, son bataillon est celui des « Turcos de la Commune », qui est assez actif dans la guerre, notamment au fort d’Issy, qui défend Paris, dans la direction d’où arrivent les versaillais. Pendant la « semaine sanglante », elle réussit à se cacher, mais une autre femme est exécutée qui est « reconnue » comme elle, elle est donc réputée morte, c’est pourquoi elle intitule son livre Souvenirs d’une morte vivante. Elle l’a écrit des années après, mais c’est une belle description de l’aspect « guerre civile » de la Commune.

Alix Payen est beaucoup moins connue. Elle vient d’une famille bourgeoise, républicaine et fouriériste. Elle est l’épouse d’un artisan bijoutier. Ils vivent dans le Xe arrondissement. Son mari est membre (depuis le siège prussien) du bataillon de la Garde nationale de leur quartier, le 153e. En avril, alors que la guerre versaillaise fait rage, elle décide de s’engager comme ambulancière dans ce bataillon. Elle est donc elle aussi au fort d’Issy, à Neuilly, pendant les combats, et elle écrit à sa mère (à Paris — le courrier fonctionne bien, de Paris à Paris) et lui raconte, au jour le jour, ce qu’elle fait. C’est un incroyable témoignage. Son mari est blessé juste avant la « semaine sanglante » et meurt plusieurs jours plus tard. Elle réussit à quitter Paris et n’est pas inquiétée. Elle n’entre pas dans les « cases » de l’histoire de la Commune : ni ouvrière, ni membre de l’Association internationale des travailleurs, ni membre de l’Union des femmes, pas de conseil de guerre. Résultat : elle n’est nulle part, les dictionnaires l’ignorent. Et pourtant, elle écrit un témoignage direct et immédiat, d’ailleurs avec un vrai talent d’écrivaine.

Émilie Noro était l’épouse du chef de la légion (tous les bataillons d’un arrondissement) du IVe. Elle a été arrêtée chez elle pendant la « semaine sanglante », elle est passée devant une « cour martiale », au théâtre du Châtelet, et a eu la chance de ne pas être exécutée immédiatement. Au lieu de ça, elle a été traînée, comme prisonnière, à Versailles. Elle y a passé plusieurs semaines dans des conditions « extrêmes » auxquelles elle a survécu, puis, comme les trois quarts des prisonniers, a fini par bénéficier d’un non-lieu. Elle a rejoint son mari en Suisse. Plus tard, elle a témoigné sur tout cela, et en particulier sur les prisons versaillaises dans un texte très intéressant... qu’un journaliste a oublié dans un tiroir pendant des décennies avant de le publier en 1913 et... qu’il soit à nouveau oublié jusqu’à ces dernières années. Elle est l’auteure, je crois, du tout premier article consacré à Louise Michel après la Commune (le 24 décembre 1871, dans L’Égalité, organe des sections suisses romandes de l’Internationale). Elle et Louise Michel sont les deux seules femmes interrogées dans l’enquête sur la Commune par La Revue blanche en 1890. Pourtant elle n’est dans aucun dictionnaire, elle non plus.

Marie David était une institutrice, militante du droit des femmes sous l’Empire. Au moment précis où la Commune était proclamée, le 28 mars 1871, à 4 heures de l’après-midi, elle a mis au monde une petite fille ! Pendant la « semaine sanglante », traquée, elle s’est cachée, de crainte que l’armée ne l’utilise comme otage pour capturer son mari, Napoléon La Cécilia, qui était un général de la Commune. Le bébé est mort pendant cette traque. Elle a réussi à quitter Paris, La Cécilia aussi, et ils se sont retrouvés à l’étranger. Elle a ensuite écrit plusieurs lettres et articles pour défendre la Commune.

D’après toi, quelle importance a eue la révolution de 1848 sur les générations suivantes, et donc sur la Commune ? Des communardes comme André Léo ou Victorine Brocher appartenaient à une famille républicaine, ce qui a marqué leur jeunesse et contribué à leur politisation ; Paule Minck, issue de l’aristocratie polonaise mais lingère et journaliste, défendait aussi des idées républicaines…

Le souvenir de la répression sauvage de l’insurrection de juin 1848 est très présent chez ceux qui ont vécu ce moment, je pense à Jules Vallès, par exemple (il avait seize ans). D’autres, plus jeunes, le mentionnent moins. En tout cas, les presque vingt ans de Second Empire ont fait de tous des fervents républicains.

Les idées de Blanqui, Proudhon, Marx ou Bakounine, qui étaient répandues dans le monde ouvrier, animaient et divisaient les communards. Provoquaient-elles les mêmes débats et clivages chez les communardes (et y avait-il beaucoup de femmes investies dans l’AIT) ? Des militantes comme la marxiste Élisabeth Dmitrieff ou l’anarchiste Nathalie Le Mel ont créé ensemble l’Union des femmes pour la défense de Paris et les soins aux blessés…

Je ne crois pas que les idées de Marx et Bakounine étaient répandues. Personne n’avait rien lu de Marx à Paris en 1871, et de Bakounine encore moins. De même, la distinction entre « marxistes » et « anarchistes » est un peu anachronique, du moins dans ces termes. Il n’est pas vraiment adéquat de désigner les militantes comme « la marxiste Dmitrieff » et « l’anarchiste Nathalie Le Mel ». Par exemple, ces deux-là ont fondé ensemble l’Union des femmes. Elles étaient membres de l’Association internationale des travailleurs. Elles se sont accordées sur les objectifs et moyens de l’Union des femmes. Elles ne se disaient ni marxiste ni anarchiste, elles étaient dans le mouvement, dans l’action.

Il est difficile de savoir combien de femmes étaient membres de l’Association internationale. Des relieuses, puisqu’il y avait une section de relieurs et que c’était un métier « mixte » — parmi elles, pour sûr, Léonide Clémence et Nathalie Le Mel. Mais la plupart des métiers étaient non mixtes et les sections professionnelles que l’on voit représentées dans les réunions dont il reste des traces sont bien masculines. Mais Victorine Brocher, par exemple, dit qu’elle était membre.

La participation des femmes dans la Commune a sans doute été différente selon qu’elles avaient ou non un engagement militant. Parmi les révolutionnaires, certaines (en particulier Nathalie Le Mel) mettaient l’accent sur des revendications féministes (comme l’égalité des salaires entre les sexes), ou fréquemment associées aux femmes (droit à l’instruction, à la santé, au divorce, etc.). Là aussi, quelques exemples ?

Pour être tout à fait franche, je ne suis pas certaine que l’égalité des salaires ait été demandée pendant la Commune. Ça aurait pu être le fait de Nathalie Le Mel, puisqu’elle travaillait dans des ateliers mixtes. D’autant plus qu’Eugène Varlin, qui était relieur lui aussi, et un ami de Nathalie Le Mel, est la seule personne qui, à ma connaissance, s’était exprimée (c’était en 1867) pour l’égalité des salaires. Il faut savoir qu’il y a très peu de traces de ce qui s’est vraiment dit pendant la Commune. Il y a des « citoyennes » qui s’expriment dans les clubs pour le droit à l’instruction, bien sûr. Une intervention pour le divorce est même attestée (et a convaincu le journaliste qui la rapporte !), mais quant à savoir si cette femme avait un engagement militant...

L’engagement de communardes telles que Nathalie Le Mel ou Louise Michel a été remarquable. Après leur condamnation, elles ont refusé d’être séparées des hommes déportés avec elles, pour être un peu moins mal traitées qu’eux. Louise Michel s’était livrée aux versaillais en échange de sa mère. Nathalie Le Mel est morte dans la misère parce qu’elle a refusé la pension que voulait lui donner Henri Rochefort pour le travail qu’elle avait fait à L’Intransigeant… Ce genre d’engagement sans concession est souvent souligné comme assez caractéristique des femmes, qu’en penses-tu ?

Je peux citer des exemples d’hommes aussi intransigeants (c’est le bon adjectif, malgré Rochefort), comme Théophile Ferré ou, moins connu, Alexis Trinquet. Ce que Louise Michel et Nathalie Le Mel ont eu de remarquable, c’est leurs positions pendant leurs procès. Chronologiquement, les conseils de guerre ont commencé par le procès des membres de la Commune (des hommes). Plusieurs de ceux-ci ont adopté une stratégie de défense du genre « ce n’est pas moi, je n’y étais pas » qui a été qualifiée de « lâche ». En tout cas, cette stratégie n’a pas été efficace... Les femmes ont été jugées plus tard (Louise Michel en décembre 1871, Nathalie Le Mel en septembre 1872). Elles étaient certes très courageuses, mais de toute façon elles n’avaient pas beaucoup le choix. Autant se défendre avec honneur ! Ce qu’elles ont fait, admirablement.

Dans son recueil de textes Hommes et choses de la Commune, Maurice Dommanget reprend l’article « Les femmes pendant la Commune de Paris » (paru dans L’École émancipée en 1923), qui vante leur rôle militaire (en plus de leur dévouement et de leur engagement). Il publie également des portraits de Nathalie Le Mel et Henriette Tout-le-Monde qui vont dans le même sens. Est-ce juste là de la mythification au moment du cinquantenaire de la Commune, ou la prise d’armes par les femmes marque-t-elle selon toi un tournant dans le mouvement révolutionnaire : les femmes deviennent combattantes après avoir plutôt été des égéries en 1830 ou 1848 ?

Je connais moins bien l’histoire de 1830 et 1848. Je serais pourtant étonnée qu’en juin 1848 il n’y ait pas eu de femmes sur les barricades. Le tournant n’est pas tellement qu’elles soient sur les barricades, mais c’est plutôt que beaucoup d’entre elles sont partout, ou du moins qu’elles essaient de l’être — dans les clubs, dans les discussions, dans les ambulances... et sur les barricades quand il le faut. Elles sont partout, sauf qu’elles n’ont pas de droits civiques, elles ne votent pas, ne sont pas élues, et d’ailleurs elles ne le demandent pas vraiment. C’est ce qui est passionnant dans la Commune : c’est qu’il se passe tant de choses, qu’il y ait une telle vie sociale, tant de discussions politiques en plus, en dehors, de l’assemblée communale élue.

Encore une fois, on parle davantage de celles qui sont passées en conseil de guerre, mais il y en a tant d’autres qui peut-être n’ont pas pris les armes, mais étaient aussi des communardes. Il faut savoir que cette présence des femmes n’était pas toujours bien acceptée. Par exemple, la journaliste et écrivaine André Léo s’est opposée assez violemment à Dombrowski dans un éditorial du journal La Sociale intitulé « La Révolution sans la femme » (sur le thème : vous croyez vraiment que vous allez faire la révolution sans les femmes ?).

Ton blog apporte de précieuses informations et analyses concernant la Commune. Pourrais-tu rappeler ses objectifs et nous parler de tes projets le concernant (ainsi que de tes publications, présentes et à venir) ?

Ça a commencé parce que je lisais et j’apprenais des choses que je trouvais tellement intéressantes que j’avais envie de les raconter. J’écrivais un roman, mais il était clair que je ne pouvais pas tout mettre dans le roman ! J’ai donc commencé à écrire des articles de blog. Et j’ai écrit le roman Comme une rivière bleue. Et plus j’apprenais, plus je trouvais intéressant d’écrire ce que j’apprenais, de chercher des images. Notamment à propos de ce qui se passait avant la date fétiche du 18 mars 1871, sur le mouvement ouvrier à la fin du Second Empire. Pour le moment, je fête le cent cinquantenaire avec un article par jour (depuis le 3 septembre), je vais continuer jusqu’à l’été. Après ? On verra ! J’ai deux livres qui paraissent en mars : un sur la « semaine sanglante », chez Libertalia ; et un roman chez Gallimard, Josée Meunier. 19, rue des Juifs, dans lequel j’ai réinventé une femme de la Commune (et après, de l’exil) dont l’histoire a laissé perdre les traces.

Propos recueillis par Vanina
Courant alternatif n° 308 mars 2021

Notes

[1Aux éditions Libertalia, Eugène Varlin, ouvrier relieur (1839-1871) (2019) ; Alix Payen, C’est la nuit surtout que le combat devient furieux (2020) ; La Semaine sanglante. Mai 1871, légendes et comptes (2021). Dans la collection L’Arbalète/Gallimard, les romans Comme une rivière bleue (2017) et Josée Meunier. 19, rue des Juifs (2021).

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