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La lettre de l’homme chat

samedi 21 juillet 2018, par Éric Derrien

Dans un coin de forêt perdu du sud de la France, depuis dix-sept ans se crée une relation entre l’homme et la terre, une résistance au modèle culturel capitaliste. Ici pas de clef aux portes, des vergers collectifs, un chalet d’accueil gratuit, l’entraide, des stages et formations invitant à un nouveau regard sur nos cultures, bref la tentative bien modeste et locale de faire vivre un brin la rencontre entre Proudhon, Giono, Corto Maltese et Sitting Bull. Ce chemin, longtemps porté par un seul homme quoique bien soutenu par nombre de sympathisants, voit aujourd’hui arriver nombre de jeunes qui se retroussent les manches et le cerveau pour, entre autres, créer plusieurs hectares d’oliveraie collective. Ce courrier leur est adressé...

Compañeros, compañeras,

Oh oui je commence cette missive à la manière des zapatistes. Oh oui. Car c’est de lutte dont je veux vous parler ; de lutte, de rêve, de vie en fin de compte. Car que peut être une vie qui ne sache ni lutter ni rêver ? Cela ne serait plus une vie mais son contraire : une résignation.

Cette conscience m’est venue bien jeune mais il lui fallut du temps pour trouver un chemin qui vaille la peine d’être arpenté. L’agenda de nos destinées a ses mystères qui ne prennent leur sens que bien longtemps après, à froid, lorsque nous jetons un regard bref par-dessus notre épaule gauche ; un regard bref à notre mort qui nous accompagne et éclaire le chemin sous nos pas.

Lutter et rêver. Avant que la terre d’ici ne m’invite à lutter et à rêver pour et avec elle, il m’a fallu faire mes preuves. Apprendre. Apprendre à lutter bien sûr, mais jamais pour soi, ce soi encombrant et exigeant qui devient si facilement un nouveau dieu, un veau d’or devant lequel notre dignité se met à genoux.

Non, il faut apprendre à lutter pour ce rêve, ce rêve d’enfant destiné à être partagé par tous. Oui, apprendre à lutter avec, pour et par dignité. Donc au service. Au service de l’autre, l’éternel étranger à ma solitude nécessaire. Au service du rêve d’un monde sans tout ce gâchis, cette misère, ces pleurs et ces massacres.

Lutter donc contre soi-même. Contre mes propres indignités, contre tout ce dans quoi j’ai grandi, qui m’a formé, fabriqué, formaté. Lutter contre soi-même. Comment trouver meilleur ennemi ?

Enfin donc il a fallu apprendre. Faire ses preuves. Réaliser de toutes petites choses avant que cette terre, ce lieu, cet espace bien défini ne m’invite à me mettre à son service, à réaliser de grandes choses ici même, petitement, modestement, d’une manière bien invisible à ceux qui ne savent ou ne veulent pas voir. Et tant mieux.

Aujourd’hui j’écris cette missive car déjà je vois le chemin qui nous a amenés là. En ce jour où vous êtes là, compañeros, compañeras. En ce jour où, ici, dans un espace bien délimité, dans un lieu précis, le capitalisme et son gâchis, ses misères, ses pleurs et ses massacres sont en passe d’être vaincus.

Mais il y a encore du chemin à parcourir. Il vous faut vous saisir de vos rêves, de vos révoltes, de vos doutes et en faire des armes pour combattre, des outils pour construire.

Vous êtes là et sans doute réside dans ce simple constat ma plus grande fierté. Car je vous vois, frères et sœurs. Je vous vois partager, œuvrer et rire. Je vous vois saluer notre terre et monter des barricades. Je vous vois et je sais que le chemin sera long, pour avec nos armes, avec nos outils, avec nos rêves et notre dignité, ne jamais baisser les bras.

Il y a tant de poussière à secouer en ce monde que nos vies n’y suffiront sans doute pas. Mais mes amis, mes frères, mes sœurs, il ne faut pas baisser les bras. Il est beau de mourir en se battant pour la vie.

Compañeros, compañeras, il faut s’organiser. Car c’est comme ça que cela marche. Et je parle avant tout pour moi. Parce que ce n’est pas mon naturel de m’organiser. Je sais me battre, réagir, lutter, hurler, mais m’organiser c’est pas simple. Je veux bien dire s’organiser. Pas nécessairement planifier, surtout pas projeter, juste s’organiser.

Car je trépigne, je bous, je rage. Cela fait combien de temps que cette idée d’oliveraie collective, de production autonome, bref que cette idée de se débarrasser du capitalisme a germé ? Certes le désir est audacieux, certes le chantier est colossal, le travail titanesque. Mais cela n’est pas une surprise, on le savait. Et nous savons aussi qu’il s’agit d’œuvrer à long terme. Mais je trépigne, je l’avoue. Et je vois bien le désir en nous tous. Je vois l’intelligence de ce désir en nous, c’est-à-dire la réflexion et la tendresse mélangée, le savoir-vivre et le pouvoir-manger enfin réconciliés. Mais je trépigne. Cela ne fait guère que commencer. Et je vois le vent se lever, je vois la tempête arriver.

Combien d’années encore, compagnons, mes frères et sœurs, avant que nous ne puissions nourrir de notre ouvrage les affamés du vent, les naufragés de la tempête, combien d’années ?

S’organiser. Car eux, là-haut, savent bien s’organiser. Ils s’organisent pour nous duper, nous spolier, nous affamer. Oh, pas de complot là-dessous, non, ils partagent juste le même regard, un regard de charognards. Et ils sont organisés.

Et la mer s’emplit des corps des noyés du vent, des victimes de la tempête. Et les routes s’emplissent d’affamés de vent, de semeurs d’autres tempêtes. Et il nous faudra les nourrir. Car ils sont là. Et la nourriture se partage entre tous. Les nourrir, ou avec eux mourir. Ou encore, d’ici là, s’organiser.

Vivre pour mourir, mourir pour vivre.

Miaou.

Éric Derrien
Champval
07460 Saint-Paul-le-Jeune

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