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« La vie a tous les droits, la prédation n’en a aucun »

mardi 5 août 2014, par Raoul Vaneigem (Date de rédaction antérieure : 14 octobre 2008).

En octobre 2008, suite à la publication de son essai Entre le deuil du monde et la joie de vivre (éditions Verticales), Raoul Vaneigem répondait à quelques questions d’Article11.

Votre ami Noël Godin nous a récemment confié ne croire que « dans l’insurrection, le débordement alcoolique et le foutre ». C’est une formule qui vous convient ?

C’est un bon début. Je me méfierais d’un mouvement subversif qui impliquerait l’ascétisme, le sacrifice, le militantisme. Je pense aussi qu’il convient d’aller plus avant. Il faut être curé pour parler d’amour sans foutre mais si foutre sans amour a le mérite d’assouvir un besoin, ce n’est souvent qu’une forme de prédation ou une variante de ce consumérisme hédoniste où le désir, en perdant son authenticité, nous replonge dans un monde de falsification et de profit, dont nous ne voulons plus. Une passion qui ne s’affine pas s’inverse en cette pulsion de mort qu’est le réflexe de prédation, moteur de la survie et d’une économie fondée sur l’exploitation de l’homme par l’homme.

Vous écriviez dans le Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations : « Survivre nous a jusqu’à présent empêchés de vivre. » Votre constat serait-il encore plus sombre aujourd’hui ?

Un constat, c’est ce qui sert à évaluer l’adversaire, non à se résigner, quelle que soit la puissance apparente qu’il présente. Pendant des décennies, on a imaginé une armée soviétique capable de fondre sur l’Europe et de l’envahir. On a su très vite que cette armée rouge était rongée par l’intérieur et inopérante mais cela arrangeait les démocraties occidentales. Exagérer le péril leur permettait d’occulter leur corruption et leur propre pourrissement. L’immense empire stalinien est tombé en poussière en quelques semaines, révélant ce qu’il était depuis longtemps : un éparpillement de bureaucraties mafieuses.

Aujourd’hui, c’est l’empire des multinationales qui implose sous nos yeux, et la plupart continuent à se lamenter plutôt que de mettre en place une société où la solidarité et le bien commun seraient restaurés. Il s’agit de rompre avec un système qui nous détruit et de bâtir des collectivités et un environnement où il nous sera donné de commencer à vivre.

Les années 1960 étaient celles du surgissement de la vie, de l’emballement militant, des excès d’une génération pensant s’approprier le monde. Le siècle s’amorçant semble bien morne, gris et vide en comparaison. Que diriez-vous à un jeune idéaliste pour lui remonter le moral ?

Que le monde marchand craque de toutes parts, qu’il est en train de s’effondrer en entraînant tous ceux qui s’attachent à lui, même en le combattant. Je veux dire qu’au lieu de rabâcher les mêmes critiques désespérées il est temps de jeter les bases d’une société nouvelle, de construire l’autogestion en nous emparant des énergies alternatives et en les mettant au service des collectivités refusant d’avoir des comptes à rendre aux gestionnaires de la faillite mondiale et aux escrocs dont le pouvoir n’a d’autre soutien que la passivité et la résignation des masses. Ce que nous devons redécouvrir c’est notre propre inventivité, c’est la conscience de notre richesse créative. Il faut cesser de geindre sur ce qui nous déconstruit et rebâtir notre vie individuellement et collectivement.

Dans Entre le deuil du monde et la joie de vivre, vous citez notamment l’expérience libératrice de la guerre d’Espagne. Vous étiez à Oaxaca en novembre 2006 : était-ce aussi l’un de ces moments de grâce et de vie ?

En dépit de la répression meurtrière, des exactions et des tortures, la résistance n’a pas cessé à Oaxaca. Le feu est entretenu sous la cendre. Le mouvement des barricadiers, des libertaires et des communautés indiennes s’est débarrassé des ordures gauchistes — lénino-trotskysto-maoïstes — qui prétendaient récupérer le mouvement. Les choses sont claires et quand le combat reprendra, il sera sans crainte et sans ambiguïté.

En revanche, en Europe, où l’on ne fusille plus personne, ce qui domine c’est la peur et la servitude volontaire. Le système financier s’écroule et les gens sont encore prêts à payer leurs impôts pour renflouer les caisses vidées par les escrocs qu’ils ont portés à la tête des États. Ici, à la différence d’Oaxaca, les citoyens élisent le boucher qui les conduira à l’abattoir.

Dans le même esprit, que pensez-vous des textes d’Hakim Bey, cette idée que la liberté ne se trouve plus que dans des « zones d’autonomie temporaires » créées pour un temps sur internet, dans des manifs ou lors de fêtes illégales. L’homme libre d’aujourd’hui est-il un pirate occasionnel, surgissant quand l’occasion se présente ?

Je n’ai jamais confondu révolte et révolution, et moins encore émancipation et prédation. Le défoulement est un hommage au refoulement. L’émeute est un exutoire, la révolte est toujours récupérable. Les collectivités autogérées ne le seront pas. Nous ne sommes ni des pirates, ni des en-dehors, ni des marginaux, nous sommes au centre d’une société solidaire à créer et, que nous le voulions ou non, il faudra bien que nous apprenions à opposer une démocratie directe à cette démocratie parlementaire, clientéliste et corrompue qui s’effondre avec les puissances financières qui la soutenaient et la dévoraient.

À lire votre dernier ouvrage, on comprend que la solution ne peut être globale, mais trouvée en chaque individu. N’est-ce pas un élitisme trompeur, tant les hommes se révèlent plus souvent décevants qu’enthousiasmants ?

Quel homme ? L’arriviste, l’homme de pouvoir, le crétin autoritaire, assurément. Mais ceux qui veulent vivre humainement ne constituent pas une élite, ils ne sont pas des exceptions. Certes, les informations n’en parlent pas, le spectacle les ignore, mais il y a un autre monde que celui de la publicité et de la propagande journalistique, non ? Partout des collectivités se forment. Ce qui s’esquisse là, parfois avec maladresse et confusion, c’est un mode de vie véritablement humain, en rupture totale avec le monde marchand.

Une relecture du dernier livre vous le confirmera : pour moi, la solution ne peut être que globale et locale, collective et individuelle. Le bonheur d’un seul est solidaire du bonheur de tous. Le désespoir est la meilleure arme de nos oppresseurs.

Vous écrivez : « Je ne prophétise pas une brusque détente du vivant trop longtemps comprimé, je mise sur une échéance secrètement apprêtée, j’aiguise par avance cette conscience qui, en dépit d’interminables régressions léthargiques, lui imprimera son sens humain. » Est-ce à dire qu’il va nous falloir prendre notre mal en patience encore longtemps ?

Le désir d’une vie autre est déjà cette vie-là. Survivre, c’est prendre son mal en patience. Mais tenter de vivre le plus heureusement possible est ce qui assure le plus sûrement de dépasser la survie. Il ne s’agit pas de consommer du bonheur de supermarché, mais de créer pour soi et pour tous un espace et un temps affranchis de l’emprise de la marchandise. Le bonheur est un combat, non une denrée.

Ne jamais adhérer, ne jamais abdiquer, seulement vivre la tête haute et le cœur en paix, est-ce là le seul mot d’ordre ?

Donner un mot d’ordre, c’est faire peu de cas de l’autonomie et de l’intelligence individuelles. Ce que je souhaite, c’est une prise de conscience de nos propres capacités, c’est une volonté de miser sur ce qu’il y a en nous de vivant et d’humain.

Le situationnisme a-t-il jamais été plus actuel qu’aujourd’hui ?

En guise de réponse, je vous communique un petit tract rédigé lors des commémorations que vous savez :

Mise au point

Au silence qui, pendant près de quarante ans, a maintenu l’Internationale situationniste dans l’ostracisme a succédé le vacarme de sa récupération mondaine. Le situationnisme triomphe. Il a son marché, ses modes, ses thuriféraires et ses contempteurs. Son histoire est partout exposée, dans les amphithéâtres de la culture, comme une dépouille inanimée mais, par un piquant renversement, ce sont des cadavres qui l’examinent et le contemplent.

Dès le début, les situationnistes ont mis en garde contre le situationnisme, idéologie, catégorie spectaculaire, mensonge du vivant arraché à sa radicalité. De sorte que le situationnisme a réussi à être partout dans le spectacle, alors que les situationnistes n’y sont nulle part. C’est toujours aussi clandestinement que la somme des pensées mises à jour par les situationnistes commencent à se frayer un chemin et à effleurer les consciences en brisant peu à peu l’obscurantisme dominant.

Quel est l’état du monde ? Le nihilisme est la philosophie des affaires et du profit à court terme. Le vieux capitalisme n’entreprend plus rien, mieux, il sacrifie à la spéculation boursière l’industrie et les services publics qu’il se glorifiait hier de promouvoir. Le fétichisme de l’argent établit, plus qu’une complicité, une communion d’esprit entre l’abruti qui agresse les pauvres, brûle une école, une bibliothèque et la brute affairiste qui accroît ses bénéfices en détruisant le bien public. Moins le travail est utile, plus il a d’affidés. Les démocraties corrompues sont obsédées par le despotisme oriental colmatant ses lézardes avec la peur de la femme et les hantises du patriarcat aux abois. Sous le pressoir œcuménique de la marchandise, les religions se vident de leur substance dogmatique et rythment de leurs soubresauts une danse macabre partout réorchestrée pour galvaniser les adeptes de la mort. Il n’y a plus ni idées ni croyances qui ne se trouvent dénuées de sens, éviscérées, réduites à cet état de charogne emblématique, à quoi se rallient si aisément les foules galvanisées par la haine, le désespoir, l’ultime prédation, la quête frénétique d’un emploi d’esclave sur le marché du travail… Et si néanmoins la volonté de vivre soudain balayait de sa vague ces ruines où végète amèrement l’inexistence ?

La pensée situationniste n’est pas un défi mais un pari, elle qui a proclamé : c’en est fini de l’exploitation de la nature, c’en est fini du travail, de l’échange, de l’appropriation, de la séparation d’avec soi, du sacrifice, de la culpabilité, du renoncement au bonheur, du fétichisme de l’argent, du pouvoir, de l’autorité hiérarchique, du mépris et de la peur de la femme, de la subornation de l’enfant, de l’ascendance intellectuelle, du despotisme militaire et policier, des religions, des idéologies, du refoulement et de ses défoulements mortifères !

La vie a tous les droits, la prédation n’en a aucun.

Source : Article11
14 octobre 2008.

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