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Le rendez-vous manqué de Copala

samedi 15 mai 2010, par Georges Lapierre

Bien le bonjour,

« Nous ne devons rien attendre de bon du gouvernement, c’est nous qui allons résoudre nos problèmes. C’est pourquoi nous nous sommes déclarés commune autonome à dater du 1er janvier de cette année 2007, afin d’être sujets de notre propre destin ! Dans notre communauté, ils nous font nous battre les uns contre les autres, nous entre-tuer ; j’exhorte les différentes tendances politiques à ce que nous, Triquis, travaillions unis comme un seul peuple que nous sommes. [1] »

Ces paroles, prononcées au cours de la rencontre des peuples indiens des Amériques dans le village yaqui de Vícam dans l’État du Sonora en 2007, connaissent une bien douloureuse résonance aujourd’hui. Le 1er janvier de l’année 2007, accompagnant l’élan insurrectionnel qui soufflait sur l’État et la ville d’Oaxaca, Copala et les communautés attachées à cette petite ville indienne se déclarèrent commune autonome, et ce fut la guerre. Une guerre contre-insurrectionnelle, dite encore dans un jargon militaire « euphémisant », guerre de basse intensité. Et les gens ont pleuré leurs morts, et les morts, eux, se taisent.

Avant, ils parlaient, ils parlaient d’autonomie, de liberté, ils parlaient d’union, ils exhortaient le peuple triqui à mettre fin à ses querelles, à ne plus tomber dans les pièges du pouvoir, ils s’appelaient Felicitas ou encore Teresa, toutes deux locutrices de la radio communautaire de San Juan Copala, La Voz que rompe el silencio (La Voix qui rompt le silence). Felicitas Martínez et Teresa Bautista sont tombées en avril 2008, deux ans déjà, une embuscade, quelques rafales de fusils-mitrailleurs AK-47, et puis l’impunité pour les assassins. Ils parlaient aussi de solidarité, de rompre le cercle, d’entraide, d’autodétermination des peuples, comme Bety ou comme Jyri. Beatriz Alberta Cariño et Jyri Jaakkola se trouvaient côte à côte dans la camionnette quand ils reçurent chacun une balle dans la tête : une embuscade, un feu nourri pendant vingt minutes de fusils-mitrailleurs AK-47. Le 27 avril 2010. Entre ces deux mois d’avril, les morts ne se comptent plus.

La caravane devait rompre le siège que maintiennent depuis le début de l’année les groupes paramilitaires autour de Copala et accompagner une vingtaine de maîtres d’école, qui devaient reprendre leur travail à l’appel de la commune autonome. La commune de Copala avait sollicité, environ une semaine avant, l’appui des organismes de défense des droits de l’homme et des organisations civiles pour favoriser ce retour. C’est au lieu-dit La Sabana que l’attaque a eu lieu. La Sabana fait partie du territoire de l’Ubisort, Union pour le bien-être social de la région triqui ; comme son nom l’indique (ou ne l’indique pas), il s’agit d’un groupe paramilitaire créé en 1998 et réactivé récemment sous le gouvernement d’Ulises Ruiz, gouverneur de l’État d’Oaxaca. Jorge Franco, actuellement député fédéral et ex-ministre de l’intérieur de l’État d’Oaxaca, semble avoir joué un rôle décisif dans la formation ou le renforcement des groupes paramilitaires rattachés à l’Ubisort et aussi au MULT (Mouvement unifié de la lutte triqui et à qui la rumeur attribue l’assassinat des deux locutrices de la radio communautaire). Depuis le 1er janvier 2007, date de la déclaration de l’autonomie, ces deux organisations ont peu à peu grignoté le terrain autour de Copala en s’emparant par la terreur des hameaux dispersés dans la montagne et faisant partie de la municipalité autonome. Ces organisations ont pu ainsi, grâce à l’appui inconditionnel qu’elles reçoivent de la part gouvernement, encercler peu à peu le chef-lieu, qu’elles maintiennent depuis lors sous le feu des armes. Les habitants risquent leur vie à tout bout de champ, les hommes, quand ils vont travailler leur milpa ; les femmes, quand elles tentent de se ravitailler, les enfants, quand ils sortent tout simplement jouer dans les rues. Depuis le début de l’année, 19 morts. Beaucoup d’habitants sont partis, fuyant ce climat de terreur permanent. Tout dernièrement les hommes de l’Ubisort s’étaient emparés du palais municipal. Réalisant une sorte de « coup d’État », ils s’étaient autoproclamés les nouvelles autorités de Copala. Les gens ont réussi tout de même à reprendre leur mairie et à en chasser les intrus.

La guerre. Chacun défend son territoire et le territoire qu’il a conquis : le MULT, l’Ubisort, le MULTI. Le MULTI, Mouvement unifié de la lutte triqui indépendant, est une scission du MULT, auquel il reprochait ses compromis avec le pouvoir central et ses connivences avec le PRI [2]. Le MULTI lutte pour l’autonomie et l’autodétermination du peuple triqui, le MULT prétend lui aussi lutter pour la même cause. Et c’est peut-être ici, dans ces dédales, dans ces méandres des prétentions et des intérêts, que la pensée se perd et que le pouvoir triomphe. Tous réduits à la même enseigne dans une lutte fratricide. Pourtant, il y a bien longtemps, semble-t-il, dans le sable ocre du désert du Sonora, à Vícam, le délégué du MULTI et celui du MULT s’étaient serré la main, c’était en octobre de l’année 2007.

Nous sommes déconcertés, le pouvoir a réussi à isoler Copala, sur le terrain, en l’encerclant par les forces ennemies, mais aussi, un peu, dans l’opinion publique, la caravane qui prétendait forcer le blocus tombe dans une embuscade annoncée, ce n’est pas seulement au peuple triqui qu’il revient d’affirmer l’universalité de la pensée, mais à nous aussi, à l’Assemblée populaire des peuples d’Oaxaca, aux organisations civiles, à la section 22 du syndicat des travailleurs de l’éducation, au Congrès national indigène, à l’Autre Campagne, aux zapatistes..., c’est à nous tous à prendre la mesure de l’adversaire et à agir en conséquence.

Depuis la nuit des temps, le peuple triqui lutte pour sauvegarder son autonomie. Au moment de la guerre d’indépendance, il y a deux cents ans, ils se trouvaient encore en première ligne, depuis les Triquis défendent pied à pied leur droit indescriptible d’être reconnu en tant que peuple libre, les forces en présence semblent désormais être bien inégales et Copala apparaît un peu comme le dernier carré. Lutter pour son autonomie, c’est lutter pour sauvegarder une pratique, un mode de vie, l’esprit qui anime les relations d’échange, la pensée qui se trouve derrière notre activité et qui lui donne un sens. Les Triquis luttent désespérément pour garder entre eux un mode d’échange qui leur est propre et qui se trouve gravement compromis par la pénétration imposée par la force d’une pratique sociale qui leur est étrangère et dont la pensée ne leur appartient plus. Cette pénétration d’un monde marchand dominé par l’activité capitaliste se présente comme une dépossession. Les Triquis sont peu à peu dépossédés de la pensée de leur activité sociale, elle appartient désormais aux spéculateurs, dans ces hauts lieux de la pensée que sont les Bourses de New York, de Londres ou de Hong Kong. C’est elle par exemple qui impose la mise en activité d’une mine, de fer, d’argent ou d’or, de la construction d’un barrage, qui inondera une vallée fertile...

Nous touchons là à l’un des paradoxes de l’autonomie, elle est à la fois l’expression objective d’une vie sociale propre, indépendante, affranchie de toute subordination, et l’expression subjective d’une pensée spéculative, que nous pourrions définir comme le sentiment de l’autre, ou des autres, et qui se trouve au départ d’une activité nous mettant en relations, à travers l’échange et les obligations réciproques, avec autrui.

L’autre paradoxe de l’autonomie touche au rapport entre le particulier et l’universel. L’autonomie comme revendication des peuples s’enferre parfois dans le particulier. La lutte des Triquis ne semble concerner au premier abord que les Triquis, ils luttent pour sauvegarder un mode de vie, je dirai une éthique de vie, qui leur est propre, qui n’est pas nécessairement celle de leur voisin mixtèque ou amuzgo ou encore mazatèque, pour ne parler que de leurs plus proches voisins. Ces voisins ne se reconnaissent pas nécessairement dans la lutte du peuple triqui pour son autonomie, du moins tant que n’apparaît pas, tant que ne surgit pas, la figure universelle de cette exigence.

Comme nous sommes parfois amenés à parler de fausse conscience, nous avançons que le monde capitaliste repose sur un faux universel, qui est celui du totalitarisme de l’idée, les marchands cherchent à imposer partout dans le monde l’idée qu’ils se font de la richesse. Avec le capital elle se présente comme pensée séparée, comme pouvoir : le pouvoir, à l’intérieur de la société, de ceux qui ont la pensée sur ceux qui en sont dépossédés. Dans les sociétés où n’existe pas cette séparation chacun goûte à l’universalité de la pensée, celle-ci ne se présente pas comme transcendante, mais elle s’exprime à travers une éthique, qui est, sans aucun doute, celle de l’égalité et de la réciprocité.

La veille du départ de la caravane le chef des paramilitaires de l’Ubisort, Rufino Juárez Hernández, avait prévenu qu’il ne répondrait de rien. Après l’attentat, le gouvernement d’Oaxaca a dû négocier avec lui pour pouvoir récupérer les corps de Beatriz et de Jyri. Le 29, les Forces spéciales dirigées par le commandant Guillermo Luna l’ont rencontré avant que les deux journalistes de Contralinea (David Cilia, blessé, et Erika Ramírez), réfugiés dans la montagne, puissent être récupérés. Décidément Rufino Juárez est un personnage puissant dans cette hiérarchie de subordinations qui définit le pouvoir politique.

Nous assistons à une montée en puissance des groupes paramilitaires, ce n’est plus de l’improvisation, il ne s’agit plus d’une création dans l’urgence, mais bien d’une stratégie qui s’est inscrite dans la durée, qui s’est construite avec le temps et qui est devenue dans le Mexique d’aujourd’hui un élément incontournable de la guerre sociale et sur lequel la classe dominante entend désormais s’appuyer. Les paramilitaires forment une milice armée entièrement dévouée à des groupes de pouvoir fortement implantés dans une région et liés entre eux par des intérêts et des ambitions communs. Toute une chaîne de complicité et d’impunité lie les paramilitaires à l’armée et à l’ensemble de l’appareil d’État. Nous les retrouvons sur tous les fronts de la guerre sociale, en premier lieu au Chiapas menant la vie impossible aux communautés zapatistes, dans le Guerrero, dans le Michoacán, à Ostula, où ils viennent d’enlever trois autorités indiennes, à Oaxaca, dans la région triqui. Ils sont devenus une institution du gouvernement mexicain, officieusement reconnue.

Actuellement le Mexique connaît deux guerres civiles, une guerre civile spectaculaire, qui occupe le devant de la scène et le nord du pays, elle oppose l’armée et les cartels de la drogue pour le contrôle des États et des régions, et une autre guerre plus sournoise, moins visible, dont on parle peu, que la première a d’ailleurs pour but de cacher, c’est la guerre menée contre la population indigène, indienne ou métisse, contre tous ceux qui ont gardé une forme de vie sociale leur permettant encore de résister et de se rebeller face aux entreprises destructrices du capital. La première a été voulue par le gouvernement pour ses effets spectaculaires : en titillant un nid de vipères, Calderón pouvait bien s’attendre à quelques réactions, il sait aussi que cette guerre n’a pas de fin, qu’elle cessera tout bonnement quand il cessera d’asticoter les cartels, il a seulement besoin de cette guerre pour faire un écran de fumée, de bruit et de fureur, devant la réalité d’une guerre sociale dont on mesure encore mal l’ampleur.

Cette guerre menée contre les cartels de la drogue se présente comme l’inversion de la réalité, elle est visible quand la guerre réelle est cachée, elle est bruyante quand la guerre réelle se veut silencieuse... Pourtant elle fait partie de la guerre réelle, de la réalité de la guerre sociale au Mexique, elle en est un élément stratégique clé : tactique de l’écran, tactique de l’inversion, mais aussi celle de la terreur, de l’organisation de la terreur, tactique de la banalisation de l’horreur [3]. Nous pourrions la qualifier d’un terme générique en faisant allusion à la stratégie du chaos.

Retenons la date de 2007, elle marque, après la fin de la commune d’Oaxaca et l’intervention massive de la police fédérale préventive dans la ville, une accélération de la répression avec la mise en place d’une stratégie de la répression, stratégie construite, préméditée et coordonnée, militarisée visant à détruire toute velléité de rébellion. Il s’agit de prendre de vitesse les mouvements sociaux, de les isoler et d’empêcher, par les moyens les plus extrêmes, toutes formes de reconnaissance. Pendant que nous avons le regard tourné ailleurs, distraits par un remue-ménage dont on ignore les tenants et les aboutissants, on se prépare à assassiner, une bonne fois pour toutes, le peuple mexicain dans l’obscurité propice des ruelles. En décembre 2007, le sous-commandant Marcos avait pressenti l’arrivée du temps des assassins, souvenons-nous : « Les signes de guerre à l’horizon sont clairs. La guerre comme la peur a aussi une odeur. Et maintenant on commence déjà à respirer son odeur fétide sur nos terres. »

2010 cherche à apparaître comme l’image truquée de 1910 et de 1810, où ne se jouerait plus qu’une comédie de guerre sociale entre deux fractions, au fond complices (et qui l’ont toujours été), d’un même pouvoir, un peu à l’image de ce qui s’est passé en Algérie il n’y a pas si longtemps. Le peuple mexicain est dépossédé de sa guerre insurrectionnelle pour se trouver réduit à n’être plus que le spectateur désabusé d’une confrontation qui n’est pas la sienne. Dans la géographie de la guerre d’occupation des territoires par le capital, le Mexique tient décidément une place à part : alors que l’Irak et l’Afghanistan ont connu et connaissent l’occupation de leur territoire par des armées étrangères, en l’occurrence celles des États-Unis et de leurs alliés, alors qu’Israël occupe les territoires palestiniens par ses propres forces, le Mexique se trouve occupé, lui, par sa propre armée, mise au service des intérêts nord-américains et luttant selon les propres paroles de Bush non contre les trafiquants et la « délinquance organisée », mais « contre le terrorisme » ! Bush, aurait-il vendu la mèche ?

Oaxaca, le 10 mai 2010,
Georges Lapierre

P.-S.

Aux dernières nouvelles une caravane devrait partir en fin de mois pour Copala.

Notes

[1Hocquenghem, Joani, Le Rendez-vous de Vícam, Rencontre de peuples indiens d’Amérique, Rue des Cascades, Paris, 2008.

[2Parti révolutionnaire institutionnel, longtemps parti unique, auquel appartient Ulises Ruiz Ortiz.

[3Manifestation à Cuernavaca contre l’insécurité et la militarisation dans l’État du Morelos : « Plus de 70 assassinats au Morelos. Détentions arbitraires, tortures, exécutions extrajudiciaires, fabrication de coupables, barrages, attentats contre la liberté d’expression, et de circulation, perquisitions sans mandats, élimination des garanties individuelles, de la présomption d’innocence, intimidation, ce sont là quelques conséquences de la stratégie policière et militaire du gouvernement », dit Martinez Cruz, et il ajoute : « les rues sont militarisées et pleines de policiers, mais loin de diminuer, l’insécurité croît au contraire ; la violence institutionnelle et la violence criminelle a engendré l’inquiétude sociale et un climat de psychose dont profite le gouvernement pour imposer une politique autoritaire violant massivement les droits des personnes. Le 16 avril, les habitants de Morelos ont vécu une suspension des garanties de fait, un couvre-feu décrété par une voix anonyme (celle des cartels de la drogue ?) et avalisé par le silence complice des autorités... » (La Jornada du dimanche 9 mai 2010).

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