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Réponses à l’enquête de la revue Chiapas

lundi 26 mars 2012, par Marc Tomsin (Date de rédaction antérieure : 1997).

En 1997, la revue mexicaine Chiapas a fait parvenir à quelques internationaux solidaires cinq questions pour comprendre comment l’Europe voit les zapatistes. Réponses d’un libertaire du Nord-Est parisien.

I. En remontant au moment où vous avez connu les premières actions et les idées des zapatistes, qu’est-ce qui a déterminé votre rapprochement du zapatisme ? Qu’est-ce qui a fait que vous ayez partagé leurs idées ? Pourquoi, partant de réalités si distinctes, a-t-il pu y avoir une convergence avec la cause zapatiste jusqu’à votre solidarité active ?

Le 1er janvier 1994, ma curiosité et ma sympathie furent immédiates devant le soulèvement zapatiste au Chiapas : pour un anarchiste, Tierra y Libertad renvoie autant à la mémoire de la révolution mexicaine des débuts du XXe siècle (Flores Magón, Villa et Zapata…) qu’à celle des paysans ukrainiens de 1917 à 1921 (Nestor Makhno) et, bien sûr, à la révolution espagnole de 1936, à la CNT et à la FAI (Fédération anarchiste ibérique), aux collectivités agricoles d’Aragon, dont l’histoire m’a été transmise directement par d’anonymes survivants dans leur exil en France.

J’ignorais pratiquement tout du Chiapas et il m’a fallu réviser ma géographie. J’ai trouvé un bon guide avec B. Traven, qui, sous son premier pseudonyme de Ret Marut, me renvoyait aussi à l’éphémère République des conseils de Bavière (en 1919, avec les anarchistes allemands Mühsam et Landauer) et aux wobblies (Industrial Workers of the World) américains.

C’est en lisant parallèlement Traven et les premières déclarations des insurgés chiapanèques que j’ai commencé à comprendre l’EZLN. Cependant, les premiers actes des zapatistes de 1994 parlaient d’eux-mêmes : ouverture des prisons, destruction des registres municipaux, judiciaires, policiers…

Il me faut ajouter que, depuis le mai 1968 [1] de mes dix-huit ans à Paris, je n’ai pas le souvenir d’avoir entendu un mouvement social et révolutionnaire proclamer aussi clairement que l’EZLN qu’il n’avait pas comme objectif la prise du pouvoir. C’est, avec la pratique de la démocratie directe dans les communautés, ce qui a essentiellement motivé ma solidarité active avec les zapatistes.

Quant à l’obstacle de mon ignorance de la réalité chiapanèque, voire mexicaine, il a rapidement été franchi, dès l’été 1994, par les rencontres que j’ai pu faire et les discussions (pláticas) que j’ai pu avoir, d’abord avec des compañeros de Barcelone, ensuite avec des Mexicains de passage à Paris qui sont devenus des compañeros ; je dois ici citer chaleureusement et avec gratitude Amado Avendaño Figueroa, dont les explications, empreintes de patience, d’humour et de modestie, ont été lumineuses.

II. On a parlé récemment, surtout au sujet de la reconnaissance constitutionnelle des Accords de San Andrés (droits et culture indigènes), de la participation de l’EZLN à une organisation politique civile. En considérant que l’existence de l’EZLN comme mouvement armé provient de l’absence de chemins pour la lutte civile et pour la revendication des droits fondamentaux du peuple indigène, en profitant de la vision « distanciée » que vous avez, comment évaluez-vous cette « sortie » possible ? Quels risques implique-t-elle de votre point de vue ?

La deuxième question est, pour moi, la plus difficile. Il me semble y avoir déjà partiellement répondu à l’occasion de la consulta internationale de 1995 : je pense que la participation de l’EZLN à une organisation « politique » civile existe déjà et avant tout dans la vie des communautés en lutte qui lui ont donné naissance. C’est-à-dire qu’il ne peut s’agir d’une pratique séparée, qu’elle doit recouper, traverser, tous les aspects de la vie sociale. Ce qu’expliquait fort bien le « Sub » lui-même dans un entretien très franc pour la revue uruguayenne Brecha au sujet de la démocratie, de la communauté et de la politique : il y a bien, dans les communautés zapatistes, « une autre culture politique », qui mêle l’histoire, la mémoire, la transmission du passé, et le présent, la lutte, l’expérience collective, la résistance communautaire. Cette pratique et cette pensée sont une critique de la politique comme activité séparée. (Je ne pense pas seulement à la caricature politicienne que sont les processus électoraux en cours au Mexique ou en France, mais à ce que dit le « Sub » dans Brecha : « Les partis divisent la communauté et créent une fracture partout. »)

Cette réflexion critique n’est pas nouvelle et n’est pas spécifique aux communautés paysannes indigènes : dès 1920, un courant du mouvement ouvrier révolutionnaire allemand (Otto Rühle et l’Union générale ouvrière) proclamait que « la révolution n’est pas une affaire de parti » et proposait une forme d’organisation unitaire, fondée sur l’expérience des « conseils » d’usine, de soldats, de quartier… qui ne puisse être gouvernée d’en haut, mais soit déterminée par la volonté de ses membres. On peut aussi rappeler que Traven, qui venait de cette même révolution allemande, conseillait déjà, en 1930, aux prolétaires d’Occident de s’inspirer des pratiques communautaires indigènes du Mexique, particulièrement vis-à-vis des chefs (ce qui vaut aussi pour le « Sub »…).

De la même façon, aujourd’hui en France, il ne peut y avoir de « traduction politique » des mouvements sociaux, comme celui de l’automne 1995, ou de désobéissance civile aux lois, à la logique raciste et xénophobe de l’État, que dans la reconnaissance de la souveraineté de ces mouvements, de leur organisation fondée sur l’assemblée des participants. De mai 1968, il a été écrit — par Maurice Blanchot, dans La Communauté inavouable — qu’« il ne s’agissait pas de seulement prendre le pouvoir pour le remplacer par un autre (…), mais de laisser se manifester (…) une possibilité d’être-ensemble qui rendait à tous le droit à l’égalité dans la fraternité par la liberté de parole (…). C’est pourquoi on pouvait pressentir que, l’autorité renversée ou plutôt négligée, se déclarait une manière encore jamais vécue de communisme que nulle idéologie n’était à même de récupérer ou de revendiquer ».

Je ne vois pas d’autre chemin possible pour l’EZLN, dans sa participation-transformation (?) à une organisation « civile », que cette critique communautaire en actes de la politique, que de se fondre dans le mouvement social affirmant sa souveraineté contre la logique des partis, du pouvoir… ce que Pierre Clastres appelait La Société contre l’État.

III. Depuis ses origines, l’EZLN a marqué une différence substantielle avec les mouvements armés antérieurs, rejetant le rôle d’avant-garde du processus révolutionnaire. Ils affirment ouvertement que la création d’un monde nouveau correspond à l’œuvre de l’humanité tout entière, dont eux-mêmes ne sont qu’une partie, et ils lancent un appel pour que chacun, dans son « espace », lutte pour ses propres « demandes », avec ses moyens propres (et non à se joindre à la lutte armée). Cela permet à chacun d’assumer sa responsabilité dans la lutte, mais pas dans celle des autres, seulement dans la sienne. Dans cette perspective, quelles sont, pour les luttes dans le monde, les lignes qui permettraient d’avancer simultanément ou en convergence ? Quelles seraient les bases de ce que l’on pourrait appeler le zapatisme international ? Qu’est-ce qui relie vos propres luttes et le zapatisme ?

Ma tentative de réponse à la deuxième question semble avoir anticipé la troisième, en tout cas pour ce qui en est de la convergence des luttes dans le monde. Quant à un « zapatisme international »… la fameuse phrase « el zapatismo no es, no existe. Solo sirve como sirven los puentes, para cruzar de un lado al otro » [2] est essentielle.

Le « zapatisme international » ne serait qu’une idéologie de plus, qu’il faudrait combattre, au moins critiquer (l’anarchisme n’échappe pas non plus, pour moi, à cette remarque). Il est vrai que les zapatistes manient les paradoxes avec virtuosité et que, dans les paroles des émissaires de l’EZLN en France, en novembre 1996, le terme de zapatisme revenait sans cesse. S’il s’agit d’une formule magique pour exprimer l’inexprimable, soit. Mais, répétée devant un auditoire culturel et politique, la formule n’agit pas, elle produit de la confusion, elle renforce même le « confusionnisme » de cette « intelligentsia » parisienne (si bien représenté par l’article du Monde diplomatique de janvier 1997 « Le grand virage des zapatistes ») qui s’est effrayée de voir le théâtre de l’Odéon envahi, le 11 novembre 1996, par une centaine de sans-papiers d’Afrique, d’Asie et d’Europe, venus avec leurs amis et leurs enfants à la rencontre des zapatistes en occupant pour quelques heures ce haut lieu de la culture.

Les paroles des exploités chinois, africains ou turcs ont fini par rencontrer celles des deux envoyés de l’EZLN, dans l’écoute et la compréhension. Il y avait, dans la transgression du rôle culturel du théâtre par l’occupation de son espace, et surtout de la scène réservée aux comédiens et aux intellectuels de renom, la réponse à la question de ce qui relie leurs luttes et le « zapatisme ». Ces rencontres ne peuvent se faire que contre les pouvoirs, les séparations en place. Cela ne s’est que trop peu passé à « l’intergalactique » de l’été 1996 au Chiapas, cela s’entrevoit malheureusement encore moins dans la préparation d’une « intergalactique II » en Europe. C’est la rébellion qui relie nos luttes et le zapatisme, l’insurrection indigène et paysanne des communautés montagnardes du Sud-Est mexicain.

IV. Quels sont les principaux apports du zapatisme aux mouvements et processus d’émancipation dans le monde ? Quels sont ou pourraient être les « apports » du monde aux zapatistes ?

En tenant compte de ce qui vient d’être écrit sur le terme « zapatisme », les principaux apports de ces communautés en lutte au processus d’émancipation dans le monde sont d’avoir su maintenir leur unité tout en se mettant en mouvement, en remettant par exemple en cause certains aspects de la domination à l’intérieur même des communautés, celle des femmes par les hommes évidemment, avec toutes ses conséquences sur les enfants, l’éducation…

Le deuxième apport principal est dans la reconnaissance fondamentale de cette démocratie directe où la parole de chacun, de chacune doit être dite et écoutée. Cette libération du langage, de la pensée critique et de l’imagination, que j’avais vécue en mai 1968, en France, je l’ai retrouvée chez les zapatistes de cette fin de XXe siècle, qui ont su se faire entendre dans le monde entier.

Les « apports » du monde aux zapatistes passent aussi par la parole : quand les peuples trouvent en eux-mêmes la force et le courage de se révolter, la patience de s’organiser et la richesse de leur mémoire, les bases d’une solidarité planétaire existent, donc de la création de réseaux d’entraide, de dialogues, de réflexion où la critique et le respect doivent aller ensemble.

Il est un point à souligner : les communautés insurgées du Chiapas remettent en cause la logique économique mondiale que l’on peut appeler capitalisme, privé ou d’État comme dans les pays qui ont été dits « socialistes », néolibéralisme ou société spectaculaire-marchande… C’est aussi vrai des mouvements sociaux en Europe et en Asie ; nous connaissons moins ce qui se passe en Afrique, mais, si l’on en croit les luttes qui s’auto-organisent et se développent parmi les immigrés en Europe occidentale, l’espoir est grand.

V. Brièvement, quelle serait votre évaluation des trois dernières années, en relation à la lutte ou à la conception révolutionnaire du monde ?

Le Réveil mexicain s’est fait entendre jusque dans le cœur de Parisiens qui pensaient presque tout connaître quant à la question sociale et révolutionnaire, il a aussi touché le cœur de vieux anarchistes espagnols qui ne se sont jamais rendus et ont survécu à toutes les répressions. La parole libre est revenue avec la pratique des assemblées souveraines ; la critique des séparations (politique, économie, culture, société…) doit encore s’aiguiser ; l’auto-organisation des luttes, des résistances à la domination économique doit encore s’affirmer. Personnellement, tout cela m’a remis en contact et en harmonie avec de jeunes générations d’insurgés de la vie.

Cependant, dans le mouvement même de la solidarité avec les zapatistes, les vieux schémas centralistes et avant-gardistes perdurent, les militants de la politique révolutionnaire tentent de se refaire une virginité ; il ne faut pas hésiter à les bousculer tout comme l’a été l’intelligentsia de gauche parisienne à l’Odéon.

Le mouvement social a retrouvé, ces trois dernières années, le sens de la parole, de l’assemblée et de la démocratie directe. Il lui faut maintenant prendre confiance en lui-même et proclamer sa souveraineté.

Entretien publié en espagnol dans le numéro 4 de la revue Chiapas
(Ediciones Era et Instituto de Investigaciones Económicas, Mexico, 1997)
et en français dans le numéro 1 de la revue
Les Temps maudits
(CNT, Paris, juin 1997).

Notes

[1Ces réponses ont été écrites bien avant la sortie du remarquable film d’Hervé Le Roux Reprise, que l’on peut voir comme une suite de Land and Freedom, de Ken Loach, où la responsabilité historique des « bureaucraties de l’espoir » (politiques et syndicales) est justement et cruellement révélée.

[2« Le zapatisme n’est pas, n’existe pas. Il sert seulement comme servent les ponts, pour passer d’un côté à l’autre. »

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