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Une épistémologie de la liberté
Entretien avec un jeune révolutionnaire kurde

lundi 2 novembre 2015, par Eleanor Finley, Sherhad Naaima

« Tant que le Moyen-Orient ne dépassera pas l’État-nation, il ne pourra jamais devenir une région en paix »

Kobané, août 2015. Interview de Sherhad Naaima, jeune révolutionnaire qui livre un bref récit de ses expériences et réflexions sur la révolution du Rojava, l’écologie sociale et la récente trahison du mouvement kurde en Turquie.

Comment grandit-on dans l’ouest du Kurdistan ? Que fait ta famille ?

Je suis né en 1991 dans une famille kurde, dans un village situé en dehors de Kobané. Kobané fait partie de la province administrative d’Alep en Syrie. Mon père est un travailleur, mais comme il ne trouvait pas d’emploi à Kobané, nous avons déménagé à Damas. Là-bas, j’ai étudié la littérature anglaise à l’université de Damas et mon frère aîné est devenu journaliste. Lorsque la guerre et la violence ont éclaté, nous avons abandonné nos études et sommes revenus dans notre village.

À Kobané, le PYD [1] a essayé de mettre en place des communautés autogérées par des assemblées de démocratie directe. Peux-tu nous décrire cela ?

En 2011, les gens se sont révoltés contre la dictature du président [Assad] et ont revendiqué plus de libertés. Les Kurdes ont également pris part à cette révolution, malgré le fait que les solutions proposées par les groupes de l’opposition marginalisaient les Kurdes et leur niaient toute solution possible. C’est pourquoi le PYD a pris une « troisième voie » dans la révolution, ce qui signifiait que nous ne soutenions ni le régime syrien ni l’opposition, car ils ont tous les deux la même mentalité qui nie les droits des Kurdes.

En 2012, les Kurdes ont réussi à expulser les forces de sécurité syriennes hors des régions kurdes. Afin de combler le vide consécutif à ce retrait, le PYD a proposé de créer un nouveau modèle d’auto-administration. C’est le modèle qui fonctionne dans tout le Kurdistan occidental (Rojava, Kurdistan syrien), dans les trois cantons de Cizîrê, Kobané et Afrin. Ce type d’administration peut être qualifié d’administration politique non étatique, parce qu’il ne gouverne pas, il administre. La prise de décision part d’en bas (le peuple) vers le haut. Tous les gens peuvent s’exprimer directement dans les assemblées locales qui sont ouvertes à tous les partis politiques et à toutes les ethnies. L’écologie et le féminisme sont aussi des piliers importants.

As-tu participé aux assemblées ? Comment se sont-elles répandues, quelle dimension ont-elles ?

Tout d’abord, les gens ont construit les assemblées locales dans tous les domaines, économiques, éducatifs, culturels, sociaux, services publics et de sécurité. Ces assemblées ont été mises en place par l’élection directe et l’expérience de cette politique démocratique a fait qu’elle est devenue une part de la vie de tous. J’ai participé à ces assemblées en traduisant des articles et des comptes rendus de l’anglais vers l’arabe quand je vivais à Kobané.

Il est aussi important de noter que les sociétés qui ne disposent pas d’un mécanisme d’autodéfense perdent leur identité et leur capacité de prise de décision démocratique ainsi que leur caractère politique. C’est pourquoi, afin de protéger ces assemblées, les Unités de protection du peuple (YPG) ont été créées. Cette armée du peuple fonctionne comme une rose qui se protège elle-même avec ses épines ; elle est composée localement par des hommes et des femmes et est placée sous le contrôle des assemblées démocratiques. La différence entre cela et une armée est que ces unités ne sont pas composées seulement d’une partie de la société mais par tous ses membres. Parce que, si un seul parti contrôlait l’armée, ce serait comme mettre un morceau de foie devant un chat affamé.

Comment as-tu pris connaissance de l’écologie sociale ?

En 1999, lorsqu’Öcalan [2] a été enlevé au Kenya, ce fut un tournant dans ma vie. Au début, ce fut une expérience très déprimante. Mais à cause de cette expérience, je me suis intéressé à la politique et j’ai pris conscience de la question kurde. Après l’enlèvement d’Öcalan et son incarcération à l’isolement sur l’île d’Imrali, il a commencé à étudier les pensées philosophiques et politiques afin de trouver une solution pacifique à la question kurde. Là, en prison, il a étudié et a été influencé par de grands penseurs et philosophes comme Murray Bookchin, Immanuel Wallerstein, Vere Gordon Childe, Fernand Braudel, Friedrich Nietzsche, Michel Foucault et l’École de Francfort. Quand j’ai lu des livres qu’Öcalan a écrits en prison, je me suis familiarisé avec les idées de ces penseurs qui l’avaient influencé, surtout Bookchin parce qu’il offrait une solution et une alternative qu’Öcalan recherchait. Ainsi les idées de Bookchin ont gagné en popularité dans le Moyen-Orient par l’intermédiaire du PKK en Turquie et du PYD en Syrie. Cependant, il n’est pas très connu ici parce que ses livres ne sont pas traduits en arabe.

Selon toi, quelle est la principale contribution de l’écologie sociale au mouvement kurde ?

Au cours des deux derniers siècles, le nationalisme et la tendance en faveur des États-nations a nourri les sociétés du Moyen-Orient. Cette forme d’État, qui vise à la monopolisation de tous les processus sociaux, a été imposée dans le Moyen-Orient par la modernité capitaliste. Comme le paradigme de l’État-nation vise à créer une identité nationale unique, une identité culturelle unique et une seule religion unifiée, la diversité et la pluralité doivent être détruites. Cette approche a conduit à l’assimilation et au génocide de toutes sortes de traditions spirituelles, intellectuelles et culturelles.

Mais, cette forme d’État ne pourra jamais résoudre les problèmes du Moyen-Orient parce que le Moyen-Orient est multiethnique, multiculturel et multiconfessionnel. Dans le passé, le mouvement kurde cherchait à créer un État-nation kurde séparé, mais, après avoir lu les idées de Bookchin, cette idéologie a changé. Les Kurdes ont pris conscience que le paradigme de l’État-nation n’a pas de sens, car ils ne veulent pas remplacer les anciennes chaînes par de nouvelles ni même contribuer éventuellement à augmenter la répression. L’écologie sociale débouche sur le communalisme (l’aspect politique de la philosophie de Bookchin) comme une alternative à l’État-nation. Maintenant, les Kurdes du Rojava mettent le communalisme en pratique. Plus le communalisme se renforcera, plus l’État-nation sera affaibli, car tant que le Moyen-Orient ne dépassera pas ce paradigme de l’État-nation, il ne pourra jamais devenir une région en paix.

Pourquoi la Turquie a-t-elle « trahi » l’accord de cessez-le-feu avec les Kurdes ?

Pour comprendre pourquoi la Turquie, avec l’aide des États-Unis et de l’OTAN, vise maintenant le mouvement de libération kurde, nous devons revenir sur l’histoire de l’État turc. Entre 1960 et 1970, quand la gauche était forte et largement répandue en Turquie, les États-Unis et l’OTAN ont établi et soutenu un nouveau modèle en Turquie, qu’Öcalan appelait la « Turquicité verte ». Ce modèle était un mariage du nationalisme turc et de l’autoritarisme islamique. Plus tard, il engendra un fils appelé AKP, Parti de la justice et du développement (dirigé par le président turc Erdoğan). Son principal objectif était de combattre et d’écraser les processus de gauche en Turquie et dans le Moyen-Orient. Maintenant, l’AKP ne vise pas seulement l’opposition kurde, mais aussi la gauche, en particulier la gauche qui a une théorie cohérente et qui peut représenter une alternative démocratique au Moyen-Orient. La gauche internationale doit être consciente de cela.

Comment les différences internes entre Kurdes se manifestent-elles à l’Ouest ? Barzani en Irak et le PYD en Syrie sont largement soutenus par les États-Unis et ses partenaires internationaux, tandis que le PKK en Turquie est « diabolisé » pour vouloir mettre en place le même genre d’autonomie.

Les différences internes au sein de la communauté kurde peuvent être comprises en deux parties. Pour une part — le PYD et le PKK — agissent contre le capitalisme et pour essayer de parvenir à un modèle démocratique en démantelant la mentalité étatiste. Ce nouveau modèle est alimenté par l’héritage des penseurs et des philosophies de la liberté à travers l’histoire. L’autre partie, représentée par Barzani, accepte le paradigme de l’État-nation et cherche des réponses dans les limites du capitalisme. Donc, la différence est idéologique. Il est également important de mentionner que le PKK et le PYD ont encore des caractéristiques autoritaires qui doivent être dépassées par une lecture attentive de l’œuvre d’Öcalan et d’autres penseurs anarchistes.

Pourquoi la gauche en Occident n’offre-t-elle pas plus de soutien à la lutte kurde ?

Je pense que la gauche fonctionne et agit dans les limites de l’épistémologie capitaliste (le scientisme, l’orientalisme, le réductionnisme, l’eurocentrisme, le positivisme, etc.). Cette épistémologie est fondée sur la distinction sujet-objet et se reflète dans diverses dichotomies telles que corps et esprit, est-ouest, blanc et noir, nord et sud, etc. Dans de telles distinctions, la hiérarchie et l’exploitation de la nature et de la société ont gagné en puissance par rapport aux époques précédentes de l’histoire. C’est pourquoi la gauche occidentale aborde la question kurde avec une épistémologie capitaliste, et à cause de cela, elle passe à côté d’une compréhension approfondie de la question kurde. Une autre cause est que la gauche est souvent fragmentée, désorganisée, qu’elle a perdu son caractère contre-systémique, et qu’elle se retrouve dans l’incapacité de développer une théorie cohérente et rationnelle en mesure d’unifier la lutte et de proposer une alternative au système capitaliste. Il est très triste de dire que la gauche est de gauche dans son cœur mais capitaliste dans son esprit parce qu’ils se sont lourdement remplis d’un tas de conceptions capitalistes.

Peux-tu donner un exemple de ça ?

Oui. Beaucoup d’Américains et d’Européens de gauche n’ont-ils pas été surpris par les femmes combattantes kurdes ?

C’est parce que dans leur esprit, le Moyen-Orient est encore « en arrière » et cette dualité entre l’Est et l’Ouest est à la racine de l’orientalisme. Pour surmonter cela, nous devons voir la société comme un développement organique. L’histoire est une rivière, elle ne peut pas être coupée. Nous n’avons pas d’Est ou d’Ouest, mais plutôt une histoire qui bouge, se déplace et conserve en elle toutes les cultures humaines. Pour rompre avec l’épistémologie capitaliste, la gauche doit plonger plus profondément dans l’histoire cachée et redonner vie à ses propres traditions de liberté et avec l’idée d’une utopie de la liberté. Ils doivent construire une théorie holistique à partir de l’unité des sciences naturelles et des sciences sociales. Cette nouvelle théorie, qui pourrait s’appeler « épistémologie de la liberté » pourrait servir comme une contre-connaissance à l’épistémologie capitaliste.

Interview réalisée par Eleanor Finley,
de l’Institut pour l’écologie sociale

Source : Institute for Social Ecology
Traduction : MP

Notes

[1PYD, Parti de l’union démocratique.

[2Abdullah Öcalan, connu sous le nom d’Apo, est l’un des fondateurs et le dirigeant du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK, Partiya Karkêren Kurdistan).

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