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Quatrième lettre à don Luis Villoro
dans l’échange sur Éthique et Politique

Une mort… ou une vie

lundi 12 décembre 2011, par SCI Marcos

Octobre-novembre 2011

« Qui nomme, appelle. Et quelqu’un arrive, sans rendez-vous, sans explications,
au lieu où son nom, dit ou pensé, est en train de l’appeler.
Et quand cela arrive, on a le droit de croire que personne ne s’en va tout à fait
tant que ne meurt pas la parole qui, appelle, flamboie, le ramène. »

Eduardo Galeano, « Fenêtre sur la mémoire »,
in Paroles vagabondes (éditions Lux)

À : Luis Villoro Toranzo
De : sous-commandant insurgé Marcos

Don Luis,

Santé et salut.

Avant tout, félicitations pour votre anniversaire le 3 novembre. Nous espérons qu’avec cette lettre vous recevrez aussi l’accolade affectueuse que, même de loin, nous vous donnons.

Nous continuons donc cet échange d’idées et de réflexions. Peut-être plus solitaires à présent, à cause du tohu-bohu médiatique autour de la détermination des noms des trois glandeurs qui auront à se disputer la mainmise sur les sols ensanglantés du Mexique.

Avec la même frénésie qu’ils mettent à passer facture pour « frais de promotion de l’image », les médias s’alignent de l’un ou l’autre côté. Tous sont d’accord sur le fait que les bourdes exhibées impudemment par les aspirants respectifs ne peuvent être masquées qu’en faisant plus de bruit encore sur celles de l’adversaire.

L’époque de la furie d’achats de fin d’année coïncide à présent avec la vente de propositions électorales. Bien sûr, comme la majorité des articles débités à cette période de l’année, sans aucune garantie, ni reprises ni échangées.

Après les obsèques de son – maintenant – ex-secrétaire de gouvernement, Felipe Calderón Hinojosa a couru, heureux, à « la braderie de fin d’année » pour démontrer que l’important, c’est de consommer, ça ne fait rien que les secrétaires d’État soient périssables, et avec une date de péremption imprévue.

Mais même au milieu du bruit il y a des sons qui battent pour qui sait chercher et dispose du culot et de la patience nécessaires pour le faire.

Et dans ces lignes que je vous envoie à présent, don Luis, palpitent des morts qui sont des vies.

I
Le pouvoir du Pouvoir

« La liberté d’élection te permet de choisir la sauce à laquelle tu seras mangé. »
Eduardo Galeano, « Fenêtre sur les dictatures invisibles », ibid.

« Que les putes nous gouvernent, nous jugent et prennent soin de nous,
puisque leurs fils n’ont pas su le faire. »

Pris sur le blog laputarealidad.org

Je dois avoir lu ou entendu cela quelque part. C’était quelque chose du genre : « le pouvoir, ce n’est pas d’avoir beaucoup d’argent, mais de mentir et d’être cru par beaucoup, tous, ou au moins tous ceux qui comptent ».

Mentir en grand, et le faire impunément, c’est cela, le Pouvoir.

Des mensonges géants qui incluent acolytes et paroissiens pour leur donner validité, certitude, statut.

Des mensonges devenus campagnes électorales, programmes de gouvernement, projets alternatifs de nation, plates-formes de partis, articles de journaux et de revues, commentaires à la radio et la télévision, mots d’ordre, credo.

Et le mensonge doit être si énorme qu’il ne soit pas statique. Qu’il change, non pas pour devenir plus efficace, mais pour mettre à l’épreuve la loyauté de ses adeptes. Les maudits d’hier seront bénis, à peine quelques feuilles du calendrier plus loin.

C’est le Pouvoir – ou sa proximité – le grand corrupteur ?

Y arrivent des hommes et des femmes avec de grands idéaux, et c’est l’action perverse et pervertissante du Pouvoir qui les oblige à les trahir jusqu’à faire le contraire contradictoire ?

Du plein emploi à la guerre sanglante (et perdue)… [1]

De « la mafia au pouvoir » à la « république amoureuse »…

Du « avec six mille pesos par mois, on a assez pour tout » au « même à la braderie, je ne trouve pas un seul sondage en ma faveur »…

Du « Mon Dieu, rends-moi veuve » au « Lupita d’Alessio, fais-moi lionne face à l’agneau »…

Du groupe San Ángel au Yunque, carrément tendance…

Du… Du… Du… Pardon, mais je ne trouve rien de significatif qu’ait dit Enrique Peña Nieto…

Et même, je ne trouve rien qu’il ait dit, comme s’il s’agissait d’un mauvais second rôle, de ceux qu’on voit dans les séries télé, qui balbutient une réplique et que personne ne remarque. De toute évidence, ça ne lui ferait pas de mal de s’inscrire au Centre d’éducation artistique de Televisa (d’après le programme d’études, on y enseigne « expression verbale » dès la première année).

Je sais bien que dans les médias, on a « lu » la photo qui montre l’inscription de Peña Nieto comme unique précandidat du PRI (et où apparaissent les principaux personnages de ce parti), comme une preuve du soutien de son parti envers ce monsieur.

Mmh… À première vue, il m’a semblé que c’était la photo d’une note journalistique sur un nouveau coup porté au crime organisé. Qu’une bande de voleurs avait été démantelée et que le gilet pare-balles avec lequel on photographie d’habitude les suspects avait été remplacé par la chemise rouge.

Après, j’ai regardé la photo avec plus d’attention. Écoutez, mon brave, ces gens-là ne sont pas en train de donner des marques de soutien. C’est un vol de vautours qui s’est rendu compte que Peña Nieto n’était qu’un pantin orphelin, et qu’il fallait s’en occuper, parce que s’il arrive à la présidence, ce ne sera pas lui qui comptera, mais le ventriloque qui le manipulera.

Sa désignation comme candidat à la présidence sera un exemple de plus de la décomposition du Parti révolutionnaire institutionnel, et la bagarre pour savoir qui le manipule sera une bagarre à mort (et chez les gens du PRI, ce n’est pas une image rhétorique).

Comme la situation doit être pathétique, pour que même Héctor Aguilar Camín se propose pour l’adoption… et pour l’urgente alphabétisation du bébé !

Enfin, continuons à poser des questions :

Est-ce le Pouvoir qui corrompt, ou faut-il être un grand corrompu pour accéder au Pouvoir, pour s’y maintenir… ou pour y aspirer ?

Au cours de l’un des longs périples de La Otra Campaña, en passant par la capitale du Chiapas, Tuxtla Gutiérrez, j’avais fait remarquer que le fauteuil gouvernemental chiapanèque devait avoir quelque chose de spécial qui transformait des personnes moyennement intelligentes en stupides gros propriétaires terriens prenant des poses de tyranneaux. Julio conduisait, Roger était le copilote. L’un des deux a répliqué : « Ou alors, ils étaient déjà comme ça, et c’est pour ça qu’ils sont arrivés gouverneurs. »

Et ensuite, il a ajouté, je cite de mémoire, l’anecdote suivante : « En passant devant le bâtiment où le Congrès était en séance, une dame a entendu des cris : “Ignorant ! Imbécile ! Putain ! Voleur ! Criminel ! Assassin ! Fraudeur !” et autres épithètes plus rudes. La dame, horrifiée, s’adresse à un homme en train de lire un livre devant le bâtiment. “C’est un scandale, lui dit-elle, nous les entretenons avec nos impôts, et ces députés ne savent rien faire d’autre que s’insulter et se chamailler”. L’homme regarde la dame, puis l’enceinte législative, et revenant à son livre il dit à la dame : “ils ne sont pas en train de se chamailler ni de s’insulter, ils font l’appel” ».

II
Le Pouvoir et la réflexion sur la résistance

« La gauche est la Voix des Morts »
Tomás Segovia, 1994.

Mmh… le Pouvoir… l’évidence incontestable, le rêve humide des intellectuels d’en haut, la raison d’être des partis politiques…

Maintenant, avec la mort du maître Tomás Segovia, c’est lui que nous nommons, nous l’appelons et le ramenons s’asseoir avec nous pour, ensemble, relire quelques-uns de ses textes.

Pas ses poèmes, mais ses réflexions critiques sur le Pouvoir et face à lui.

Il y a eu peu, très peu d’intellectuels qui se sont efforcés de comprendre, et non de juger, ce parcours accidenté qui est le nôtre et que nous appelons « zapatisme » (ou « néozapatisme » pour certains). Dans cette liste rachitique apparaissent, entre autres, don Pablo Gómez Casanova, Adolfo Gilly, Tomás Segovia et vous, don Luis.

À eux tous, à vous, nous vous donnons une accolade comme seuls en donnent les morts, c’est-à-dire jusqu’à la vie.

Et ceux qui se rappellent aujourd’hui Tomás Segovia seulement comme poète le font pour scinder cet homme et le séparer de son être libertaire. Comme don Tomás ne peut plus rien faire à présent pour se défendre et défendre sa parole totale, il pleut des hommages « à la colle et aux ciseaux », qui éditent et montent les pièces aimables, en laissant les dérangeantes pour l’oubli… jusqu’à ce que d’autres dérangeant-e-s les rappellent et les nomment.

Et pour ne pas interpréter ses paroles (ce qui peut être compris comme une forme aimable d’usurpation), je vous transcris des parties de quelques écrits.

En 1994, en pleine euphorie condamnatoire de la droite, cultivée, celle-là, parce qu’il y avait à sa tête Octavio Paz (un de ses courtisans était le chef d’entreprise Enrique Krauze – oh, ne vous offusquez pas, don Krauze, les intellectuels, on ne peut pas leur reprocher d’être de droite ou de gauche, mais, comme c’est votre cas, que pour sortir du lot, au lieu de se servir de l’intellect, ils recourent à l’adulation de gangsters comme ceux qui sont actuellement au gouvernement), Tomás Segovia a écrit ce qui suit (c’est moi qui souligne) :

Chaque fois que prévaut une forme ou une autre de fascisme, la vérité et la justice prennent la forme de la Résistance.

Mais en plus, on peut dire que la gauche est par définition résistance. Sans doute la gauche s’est précipitée en notre siècle dans une irrécupérable erreur historique, mais cette erreur a consisté de toute évidence à croire que la gauche pouvait prendre le pouvoir. La gauche au pouvoir est une contradiction, l’histoire de ce siècle nous l’a assez montré (…).

Aujourd’hui il est clair, me semble-t-il, que la gauche n’est pas l’autre de la droite, situées toutes les deux dans une relation opposée, mais symétrique par rapport au pouvoir : la gauche est avant tout l’autre du pouvoir, l’autre milieu et l’autre sens de la vie sociale, ce qui reste enseveli et oublié du pouvoir constitué, le retour du réprimé, la voix de la vie en commun étouffée par la vie communautaire, la voix des dépossédés plutôt que celle des pauvres (et celle des pauvres parce qu’ils sont majoritairement, mais pas exclusivement, des dépossédés) – la gauche est la Voix des Morts.

Une des idées qui nous ont fait le plus de mal a été celle de « réactionnaire », qui nous laissait penser que la droite s’oppose au progrès, qu’elle est résistance et parle au nom du passé, des racines, de ce qui est « dépassé ». Ainsi, la gauche se persuadait que la résistance, c’est le pouvoir, dans la mesure où il continuait à être de droite et qu’il s’opposait au progressisme de la gauche dans une tentative désespérée de conserver ses privilèges et sa domination, sans voir que le pouvoir, aussi bien de droite que de gauche, n’est résistance que dans un sens différent et beaucoup plus simple : celui de résister à être remplacé par un autre pouvoir, aussi bien de gauche que de droite ; mais que, devant l’histoire, le pouvoir est toujours progressiste.

Au Mexique, comme d’habitude, cela se voit avec une netteté particulière étant donnée la crudité des rapports de pouvoir dans ce pays : aujourd’hui nous savons clairement qu’aucun gouvernement n’a été plus décidément et activement progressiste que celui de Porfirio Díaz, et que de nos jours le PRI est celui qui monopolise et exploite toute la rhétorique du progrès, du changement, de la modernisation, du dépassement des nostalgiques et des « émissaires du passé », et même de la démocratie.

(Et cela me fait penser au passage que la démocratie dans le pouvoir ou du pouvoir est aussi une contradiction : la démocratie n’est pas « démoarchie » – le peuple au pouvoir est une utopie ou une métaphore, très dangereuse à prendre littéralement, parce que « le peuple », à supposer qu’il existe ou même s’il n’existe que comme entéléchie, est par définition ce qui n’est pas au pouvoir, l’autre du pouvoir.)

Mais, adorables collègues, quand vous vous livrez au gouvernement en sachant pertinemment que ses promesses sont fausses, c’est que vous êtes séduits ? Impossible : la séduction est désir à l’état pur, elle implique la vision fulgurante que ta jouissance est ma jouissance. Une vision dans laquelle la jouissance du Pouvoir serait la jouissance du « peuple » est impossible.

Et en 1996, il signalait :

Parallèlement, dans un pays qui ne pratiquera plus la prohibition violente des expressions directes de la vie sociale primaire, l’idéologie du pouvoir nous fera du chantage en nous traitant de putains – c’est-à-dire subversifs, négatifs, rancuniers, atrabilaires – ou elle essaiera de nous persuader, comme les politologues et d’autres intellectuels essaient de persuader les zapatistes, comme mes collègues (à commencer par Octavio Paz) essaient de me persuader, que le « vrai » chemin pour nous exprimer et influer sur la vie sociale est d’entrer dans les institutions – ou dans l’institué en général.

Don Luis, je crois que vous serez d’accord avec moi sur le fait que, pour répondre à ces textes provocateurs de Tomás Segovia, la réflexion sur Éthique et Politique doit aborder la question du Pouvoir.

Peut-être qu’à une autre occasion, et en faisant appel à d’autres, nous pourrons échanger des idées et des sentiments (les faits qui animent ces réflexions ne sont pas autre chose), sur ce sujet.

Pour l’instant, voilà déjà cet appel à don Tomás Segovia, qui déclarait qu’il n’avait pas le temps de ne pas être libre et qui avouait sans gêne : « J’ai gagné presque toute ma vie honnêtement, c’est-à-dire pas comme écrivain. »

Pas seulement pour amener jusqu’ici sa parole irréductible, mais parce que ça vient à point, ou à virgule, c’est selon.

Aussi et surtout parce que, plus que le poète des deux rives, il est le penseur qui a ouvert une troisième porte vers le mouvement indigène zapatiste. En regardant, en voyant, en écoutant et en entendant, don Tomás Segovia a franchi cette porte.

C’est-à-dire qu’il a compris.

III
Le Pouvoir et la pratique de la Résistance

Commune autonome rebelle zapatiste de San Andrés Sacamch’en de los Pobres, Altos de Chiapas. Le matin du 26 septembre 2011, le commandant Moisés est parti travailler vers sa plantation de caféiers. Comme tous les dirigeants de l’EZLN, il ne recevait pas le moindre salaire ni prébende. Comme tous les dirigeants de l’EZLN, il devait travailler pour faire vivre sa famille. Ses fils l’accompagnaient.

Le véhicule dans lequel ils voyageaient est tombé dans un ravin. Tous ont été blessés, mais les lésions qu’a subies Moisés ont été mortelles. Lorsqu’il est arrivé à la clinique d’Oventik, il était décédé.

Dès l’après-midi, comme il est de coutume à San Cristóbal de Las Casas de cultiver les rumeurs, la mort de Moisés a attiré des journalistes charognards qui ont cru que le mort était le lieutenant-colonel insurgé Moisés. Quand ils ont su que ce n’était pas lui, mais un autre Moisés (le commandant Moisés), l’affaire a perdu pour eux tout intérêt. Pour aucun d’eux ne pouvait compter quelqu’un qui n’était pas apparu en public comme dirigeant, quelqu’un qui était toujours resté dans l’ombre, quelqu’un qui apparemment n’était qu’un Indien zapatiste de plus…

Sur le calendrier, cela a dû se passer en 1985-1986. Moisés a eu vent de l’EZLN et a décidé de se joindre à l’effort d’organisation quand sur les Altos de Chiapas les zapatistes se comptaient sur les doigts des deux mains… et encore, pas tous les doigts…

Avec d’autres compañeros, (parmi eux, Ramona), il a commencé à cheminer dans les montagnes du Sud-Est mexicain, mais avec une idée d’organisation. De la brume surgissait sa petite silhouette vers les parages tzotzils de la zone des Altos. Et sa parole reposée égrenait l’interminable cahier de doléances de ceux qui sont de la couleur de la terre.

« Il faut lutter », concluait-il.

Au petit matin du 1er janvier 1994, comme un combattant parmi les autres, il est descendu des montagnes vers la hautaine cité de San Cristóbal de Las Casas. Il a participé à la colonne qui a pris la mairie, obligeant à la reddition la force gouvernementale qui la gardait. Avec les autres membres tzotzils du CCRI-CG, il est apparu au balcon du bâtiment qui donne sur la place principale. Derrière, dans l’ombre, il a écouté la lecture qu’un de ses compañeros a faite de ce qu’on a appelé « Déclaration de la jungle Lacandone » à une foule de métis incrédules ou sceptiques, et d’indigènes pleins d’espoir. Avec sa troupe, il s’est replié vers les montagnes quand s’écoulaient les premières heures du 2 janvier 1994.

Après avoir résisté aux bombardements et aux incursions des forces gouvernementales, il est redescendu à San Cristóbal de Las Casas en tant que membre de la délégation zapatiste qui a participé aux Dialogues dits de la Cathédrale avec des représentants du gouvernement suprême.

Il en est revenu, et il a continué à sillonner les parages pour expliquer, et surtout pour écouter.

« Le gouvernement n’a pas de parole », concluait-il.

Avec des milliers d’indigènes, il a bâti l’Aguascalientes II, à Oventik, alors que l’EZLN subissait toujours la persécution de Zedillo.

Il a été l’un de plus parmi les milliers d’indigènes zapatistes qui, de leurs mains nues, ont affronté la colonne de chars fédéraux qui voulaient prendre position à Oventik lors des jours funestes de 1995.

En 1996, aux dialogues de San Andrés, il veillait, parmi d’autres, à la sécurité de la délégation zapatiste, encerclée comme elle l’était par des centaines de militaires.

Debout, dans les petits matins gelés des Altos de Chiapas, il résistait à la pluie qui faisait fuir les soldats pour chercher toit et refuge. Il ne bougeait pas.

« Le Pouvoir est traître », disait-il, comme pour s’excuser.

En 1997, avec ses compañeros, il a organisé la colonne tzotzil qui a participé à ce qu’on a appelé la « Marche des 1 111 », et il a réuni des informations vitales pour éclaircir le massacre d’Acteal, le 22 décembre de cette année-là, perpétré par des paramilitaires sous la direction du général de l’armée fédérale Mario Renán Castillo, et avec Ernesto Zedillo Ponce de León, Emilio Chuayffet et Julio César Ruiz Ferro pour auteurs intellectuels.

En 1998 il a organisé et coordonné le soutien et la défense apportés, depuis les Altos de Chiapas, aux compañer@s chassé-e-s par les attaques contre les communes autonomes lancées par « el Croquetas » Albores Guillén et Francisco Labastida Ochoa.

En 1999, il a participé à l’organisation et à la coordination de la délégation indigène tzotzil zapatiste qui a participé à la consultation nationale, quand 5 000 zapatistes (2 500 femmes et 2 500 hommes) ont couvert tous les États de la République mexicaine.

En 2001, après la trahison par toute la classe politique mexicaine des Accords de San Andrés (à ce moment se sont alliés le PRI, le PAN et le PRD pour fermer la porte à la reconnaissance constitutionnelle des droits et de la culture des peuples originaires du Mexique), il a continué à parcourir les parages tzotzils des Altos de Chiapas, parlant et écoutant. Mais alors, quand il avait fini d’écouter, il disait : « Il faut résister. »

Moisés était né le 2 avril 1956, à Oventik.

Sans seulement l’avoir voulu, et surtout sans en tirer le moindre bénéfice, il est devenu l’un des chefs indigènes les plus respectés dans l’EZLN.

À peine quelques jours avant sa mort, je l’ai vu lors d’une réunion du Comité clandestin révolutionnaire indigène - Commandement général de l’EZLN (CCRI-CG), où a été analysée la situation locale, nationale et internationale, et où a été discuté et décidé le chemin à suivre.

Nous avons expliqué qu’une nouvelle génération de zapatistes était en train d’arriver aux tâches de direction. Des jeunes, garçons et filles, qui sont nés après le soulèvement, qui se sont formés dans la résistance, et qui ont été éduqués dans les écoles autonomes, sont à présent élus comme autorités autonomes et arrivent à être membres des conseils de bon gouvernement.

On a discuté et on s’est mis d’accord sur comment les soutenir dans leurs tâches, les accompagner. Comment construire le pont de l’histoire entre les vétérans zapatistes et eux. Comment nos morts nous lèguent des engagements de la mémoire, le devoir de continuer, de ne pas flancher, de ne pas se vendre, de ne pas faillir, de ne pas se rendre.

Il n’y avait de nostalgie chez aucun de mes chefs et cheffes.

Ni la nostalgie des jours et des nuits où, en silence, ils ont forgé de ce qui serait mondialement connu comme « Armée zapatiste de libération nationale ».

Ni la nostalgie de moments où notre parole était écoutée en beaucoup de coins de la planète.

Il n’y avait pas de rires, c’est certain. Il y avait des visages sérieux, soucieux de trouver ensemble le chemin commun.

Il y avait, en revanche, ce que don Tomás Segovia a appelé un jour « nostalgie du futur ».

« Il faut raconter l’histoire », a dit le commandant Moisés, en guise de conclusion, à la fin de la réunion. Et le commandant est reparti vers son lopin à Oventik.

Ce matin du 26 septembre 2011, il est parti de chez lui en disant « je reviens tout à l’heure », et il s’en est allé vers son turbin pour obtenir de la terre la nourriture et le lendemain.

Quand j’écris sur lui, j’ai mal aux mains, don Luis.

Pas seulement parce que nous avons été ensemble au début du soulèvement, et ensuite durant des jours lumineux et de froids petits matins.

Aussi et surtout parce qu’en retraçant rapidement son histoire, je me rends compte que je suis en train de parler de l’histoire de n’importe lequel de mes cheffes et chefs, de ce collectif d’ombres qui nous indique le cap, le chemin, le pas suivant.

De ceux qui nous donnent identité et héritage.

Peut-être qu’une fois encore les rumorologues de San Cristóbal et autre faune ne sont pas intéressés par la mort du commandant Moisés parce qu’il n’était qu’une ombre de plus parmi les milliers de zapatistes.

Mais à nous, il nous laisse une dette immense, aussi immense que le sens des paroles par lesquelles, en souriant, il m’a dit au revoir à la fin de cette réunion :

« La lutte n’est jamais finie », a-t-il dit tout en rassemblant son petit fourbi.

IV
Une mort, une vie

On pourrait élucubrer sur ce qui mène mes paroles à jeter ce pont compliqué et multiple entre don Tomás Segovia et le commandant Moisés, entre l’intellectuel critique et le haut dirigeant indigène zapatiste.

On pourrait penser que c’est leur mort, le fait qu’en les nommant nous les ramenons parmi nous, si égaux parce qu’ils étaient, qu’ils sont, différents.

Mais non, ce sont leurs vies qui viennent à point (ou à virgule, c’est selon).

Parce que leurs absences ne produisent pas en nous des hommages frivoles ou de stériles statues.

Parce qu’ils laissent en nous un à-suivre, un reste-dû, un héritage.

Parce que, face aux tentations à la mode (médiatiques, électorales, politiques, intellectuelles), il y a celui qui affirme qu’il ne se rend pas, qu’il ne se vend pas, qu’il ne faillit pas.

Et il le fait avec un mot qu’on ne prononce avec authenticité que lorsqu’on le vit : « Résistance ».

Là-bas, en haut, la mort s’exorcise par des hommages, parfois des monuments, des noms de rues, de musées ou de festivals, des prix par lesquels le Pouvoir célèbre la capitulation, le nom en lettres dorées sur un quelconque mur promis à la démolition.

C’est ainsi qu’ils affirment la mort. Hommage, mots émus, page tournée, et voyons la suite.

Mais…

Eduardo Galeano dit que personne ne s’en va tout à fait tant qu’il reste quelqu’un pour le ou la nommer.

Et le vieil Antonio disait que la vie était un puzzle long et compliqué qu’on ne pouvait monter que lorsque les héritiers nommaient le défunt.

Et Elías Contreras dit que la mort a besoin d’avoir sa taille réelle, et qu’elle n’y parvient que lorsqu’on la met à côté d’une vie. Et il ajoute qu’il faut se rappeler, quand s’en va un morceau du cœur collectif que nous sommes, que cette mort a été et est une vie.

Voilà.

En nommant Moisés et don Tomás, nous les ramenons, nous montons le puzzle de leurs vies de lutte, et nous réaffirmons qu’ici, en bas, une mort est surtout une vie.

V
À plus tard

Don Luis,

Je crois qu’avec cette missive nous considérons comme terminée notre participation à ce profitable (il l’a été pour nous) échange d’idées. Au moins pour l’instant.

La pertinence des fenêtres et des portes qui se sont ouvertes avec les allées et venues de vos idées et des nôtres est quelque chose qui, comme tout ici, s’installera peu à peu dans des géographies et des calendriers encore à définir.

Nous remercions de tout cœur l’accompagnement des plumes de Marcos Roitman, Carlos Aguirre Rojas, Raúl Zibechi, Arturo Anguiano, Gustavo Esteva et Sergio Rodríguez Lacano, ainsi que la revue Rebeldía, qui a été notre hôte.

Par ces textes, ni eux, ni vous, ni nous, ne recherchons des électeurs, des adeptes, des paroissiens.

Nous cherchons (et je crois que nous trouvons) des esprits critiques, alertes, ouverts.

À présent, là-haut, vont continuer le vacarme, la schizophrénie, le fanatisme, l’intolérance, les capitulations déguisées en tactique politique.

Ensuite viendra la gueule de bois : la reddition, le cynisme, la défaite.

En bas continuent le silence et la résistance.

Toujours la résistance…

Bon, don Luis. Salut, et que ce soient des vies que les morts nous lèguent.

Depuis les montagnes du Sud-Est mexicain,
sous-commandant insurgé Marcos.
Mexique, octobre-novembre 2011.

VI
Le P-S a encore frappé

Nous n’allions rien dire. Non pas que nous n’ayons rien à dire, mais ceux qui aujourd’hui s’indignent justement contre la calomnie illettrée nous ont calomnié jusqu’à nous couper les ponts vers certains cœurs. À présent, nous sommes tout petits et toute petite est notre parole, seule une poignée, quelques-uns de ces entêtés qui sont en général ceux qui font tourner la roue de l’histoire, cherchent notre pensée, nous cherchent, nous nomment, nous appellent.

Nous n’allions rien dire, mais…

L’un des trois glandeurs qui se disputeront le trône sur les débris du Mexique est venu sur nos terres nous demander le silence. C’est le même qui n’en finit pas de mûrir et de reconnaître ses erreurs et ses faux-pas. Le même qui est à la tête d’un groupe avide de pouvoir, plein d’intolérance, qui a cherché, cherche et cherchera la responsabilité de ses bourdes et schizophrénies chez les autres. Avec un discours plus proche de Gaby Vargas et de Cuauhtémoc Sanchez que d’Alfonso Reyes, maintenant il prêche et fonde ses ambitions sur l’amour… pour la droite.

Ceux qui ont critiqué chez Javier Sicilia ses marques d’affection envers la classe politique vont-ils critiquer maintenant la « République amoureuse » ? Ceux qui l’ont rejoint et qui avaient prêché que Televisa était le mal à vaincre vont-ils critiquer maintenant l’amoureuse poignée de mains au larbin de l’heure de grande audience ?

Est-ce que maintenant, Octavio Rodíguez Araujo va écrire un article demandant « de la cohérence, dirigeant, de la cohérence » ? John Ackerman va-t-il exiger de lui du radicalisme en argumentant que c’est cela que les gens veulent et attendent ? Le ciro-gómez-leyva de La Jornada, Jaime Avilés, va-t-il envoyer ses fans le dénoncer pour avoir négocié avec la droite du parti, les chefs d’entreprise, et sa bête noire López Dóriga ? Le laura-bozzo de La Jornada, Guillermo Almeyra, va-t-il le juger et le condamner comme collabo en entonnant le refrain « faites entrer l’accusé ! » ? [2]

Non, ils vont regarder ailleurs. Ils diront que c’est une question tactique, qu’il a recours à cela pour gagner des voix dans la classe moyenne. Bien, de sorte que rien n’est ce dont ça a l’air : le campement sur la promenade Reforma [3] n’a pas été pour exiger qu’on recompte les voix, ce qui aurait rendu la fraude évidente, mais pour que les gens ne se radicalisent pas ; les critiques contre Televisa n’ont pas été pour dénoncer le pouvoir des monopoles médiatiques, mais pour se faire ouvrir des espaces dans cette entreprise (et être à nouveau son client pour les spots électoraux). Et maintenant ? À quoi faut-il s’attendre ? Aux brigades de son mouvement réunissant des ressources pour le téléthon ?

Mais nous, nous pourrions comprendre qu’il soit seulement en train de suivre une tactique (maladroite et naïve, selon nous, mais une tactique). Qu’il ne croie pas sérieusement que les chefs d’entreprise vont le soutenir, que la droite du parti ne va pas le trahir, que le PT et le Mouvement citoyen sont des partis de gauche, que Televisa est en train de changer, que son interlocuteur privilégié au Chiapas doit être le PRI (comme précédemment c’était le sabinisme). Et même qu’il croie qu’il est plus intelligent qu’eux tous, et qu’il va tous les berner en faisant semblant de les servir, ou en échangeant des us et coutumes dans l’impossible jeu politique de « tout le monde sort gagnant » et « amour et paix ».

Ok, c’est une tactique… ou une stratégie (de toute façon, ils ne comprennent pas ce que sont l’une et l’autre). Ce qu’on peut constater, c’est qu’il rassemble à sa droite (y compris des déserteurs du PAN) et que rien n’apparaît à sa gauche. Il suit les pas de son prédécesseur, Cuauhtémoc Cárdenas Solorzano, qui a offert ses services aux puissants en faisant le pari que les gens de gauche n’auraient pas d’autre solution que le soutenir « parce qu’il n’y a personne d’autre ». Ok encore, stratégie ou tactique, les caricaturistes l’expliqueront dans leurs ateliers. Nous, nous demandons seulement : quand, au Mexique, la gauche a-t-elle obtenu un résultat positif en glissant à droite ? Quand le fait d’être serviles avec les puissants a-t-il servi à autre chose qu’à les amuser ? C’est vrai, la droite du PRD peut rendre compte du succès de cette tactique politique (ou stratégie ?), mais il ne s’agit pas de suivre le même chemin… ou si ?

Pendant ce temps, le groupe de supporters lettrés qui le promeut continuera à faire des jongleries pour justifier le changement de cap… ou il pariera sur l’amnésie.

De toute façon, il y aura toujours quelqu’un qu’on pourra rendre responsable de la troisième place, non ?

Bon encore.

Le Sup en train de fumer et d’attendre le tombereau de calomnies qu’au nom de la « liberté d’expression », et sans droit de réponse, prépare l’opposition d’en haut.

Traduit par el Viejo.

Notes

[1Tout le passage qui suit cite sans les nommer les acteurs de la future campagne présidentielle ; par ordre d’apparition : Felipe Calderón, président actuel, PAN ; Andrés Manuel López Obrador, candidat de la coalition (de gauche ?) PRD, PT, Mouvement citoyen et Morena ; Ernesto Cordero (« agneau »), précandidat du PAN ; Josefina Vásquez Mota, précandidate du PAN ; Santiago Creel, précandidat du PAN ; « el Yunque » est une sorte de société secrète, façon Opus Dei, rassemblant la droite la plus dure du PAN. Ensuite, mais il est nommé, vient le candidat le mieux placé dans les sondages, celui du PRI : Enrique Peña Nieto. (NdT)

[2Ce paragraphe passe en revue de célèbres chroniqueurs du quotidien indépendant La Jornada, parfois mis sur le même pied que des vedettes médiatiques « pipoles » (Ciro Gómez Leyva, López Dóriga ou Laura Bozzo). (NdT)

[3En juillet 2006, NdT.

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