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Mexico

Acapatzingo, communauté autonome urbaine
Un monde nouveau au cœur de l’ancien (II)

mardi 2 avril 2019, par Raúl Zibechi

À partir de cette brève description, d’où se détachent deux idées centrales, celle de communauté et celle de culture, j’aimerais revenir sur certains aspects qui me semblent décisifs au moment de créer cet espace communautaire, autonome et en résistance : la transformation des subjectivités, l’organisation interne et les accords qui rendent possible la vie collective, c’est-à-dire les règlements approuvés par toutes les familles qui décident de vivre ensemble. Ces trois aspects sont intimement liés et, si je les isole, c’est uniquement pour examiner chacun d’eux plus en profondeur. Ce que j’essaie de comprendre, c’est comment ils ont pu produire une communauté à partir de la somme des individus.

Les subjectivités se modifient en un long processus d’interactions internes et externes, vers l’intérieur et vers l’extérieur, au cours duquel on voit combien sont importants les moments critiques (répression) et de crise (divisions) qui permettent de déterminer qui nous sommes, ce nous ne voulons pas être, et avec qui nous pouvons et voulons agir. Un beau document semi-interne décrit en détail les parties de ce processus, en mettant l’accent sur « les mandats d’arrêt prononcés contre nos dirigeants, la rupture avec ceux qui étaient nos camarades puis ont trahi les principes de l’organisation pour devenir députés, et les gens qui ont choisi de les suivre parce que, là-bas, ils n’allaient plus avoir à travailler [1] ».

Répressions et trahisons ont engendré du « désenchantement » mais aussi de l’isolement et de l’impuissance, ce qui a obligé ceux qui restaient organisés à travailler davantage dans de mauvaises conditions. Sont évoqués la douleur due aux morts survenues pendant la lutte mais également « les couples détruits, les enfants qui sont partis », l’énorme effort de travail collectif déployé sur le terrain après dix heures passées dans des emplois mal payés et précaires pour assurer leur survie. Cette douleur partagée constitue l’une des forces contribuant à faire exister la communauté. On ne devrait jamais oublier une vérité élémentaire : « Toutes les grands sujets collectifs naissent dans la douleur. [2] »

Les membres du Front populaire Francisco Villa indépendant (FPFVI) et de la communauté Acapatzingo indiquent que la douleur des séparations, de la répression et du dur labeur « a servi à faire le ménage, pour que ne restent que les meilleurs, les plus combatifs, les vrais camarades [3] ». Sans ce ménage, il n’y a rien, il n’y a pas de développement intérieur. Plus encore, sans les trahisons, sans les morts, ils ne seraient pas arrivés là où ils en sont. Rappelons-nous que le mouvement urbain populaire à Mexico a impliqué plus de cent mille familles depuis les années 1970, que le Front créé en 1988 a rassemblé quelque dix mille familles, et que de tout ce flot le FPFVI regroupe aujourd’hui environ mille familles. Les autres sont restées en chemin, se sont dispersées ou intégrées au système en perdant leur autonomie. Cela fait partie de l’apprentissage, de la tragédie de la politique mexicaine actuelle qui nous enseigne que « seule la douleur constitue la conscience [4] ».

La subjectivité s’est transformée lorsqu’ils ont commencé à être en mesure de vaincre « nos propres peurs, de combattre les traumatismes enfouis en nous depuis l’enfance, de rompre avec l’égoïsme, avec l’apathie [5] ». Ce travail intérieur est individuel au sein du collectif, c’est-à-dire en fait ni l’un ni l’autre, la polarité individuel-collectif se brise, s’évanouit sans qu’il y ait confusion, sans que les deux termes disparaissent ; ils ne font que s’évanouir en tant que polarité. Comment ? Dans l’occupation de terres et dans les installations converties en écoles à ciel ouvert, où « les assemblées, la marche, la garde ou les journées de travail se traduisaient en collectivité, en souci d’autrui [6] ». En résumé, je suis dans la mesure où je partage avec l’autre ; je ne suis pas dans la solitude, mais avec les autres. Et c’est au travers des autres que mon individualité peut croître, s’affirmer et exister.

Pour le dire avec les mots d’Eric Hobsbawm, en référence aux ouvriers du début du XXe siècle, l’élément fondamental de leurs vies était « la collectivité, la prééminence du “nous” sur le “moi” », parce qu’ils avaient compris que « les gens comme eux ne pouvaient améliorer leur situation par une action individuelle mais seulement par une action collective », au point que « la vie était, même sous ses aspects les plus agréables, une expérience collective [7] ». Cela explique pourquoi les fuites individuelles sont qualifiées de « trahisons », terme négatif habituellement appliqué aux personnes qui collaborent avec la police en dénonçant leurs camarades. Pour les membres du FPFVI, abandonner la communauté et opter pour la voie individuelle, entrer dans les institutions pour obtenir des postes de représentation électorale ou gagner la confiance personnelle de dirigeants politiques, a le même statut que la délation. Cette option s’accompagne généralement d’une vie plus aisée, comparable à celle que mènent les ennemis des communautés en résistance.

Cette transformation notable de la subjectivité que l’on observe chez les acteurs du mouvement a une racine populaire évidente dans les colonias mexicaines où il existe « naturellement » une culture communautaire. Le Front l’a sauvée, pour éviter qu’elle ne se perde entre les mains du marché, des partis et du patriarcat. « L’objectif le plus important est que le sauvetage et la conservation d’une culture communautaire s’étendent et touchent les familles entières, que les enfants et les jeunes grandissent dans un cadre imprégné de ces valeurs, subversives en soi, dans une société comme celle que nous vivons. [8] »

Il convient de préciser au passage que le Front refuse une conception avant-gardiste selon laquelle la conscience serait apportée de l’extérieur des sujets par les militants des partis. Le sujet des changements existe déjà ; c’est la culture communautaire. Le travail consiste « seulement » à la sauver, l’étendre et la libérer des « préjugés et traumatismes » propres au système comme le racisme et la violence familiale qui « peuvent être combattus par la prévention et la prise en charge communautaire ».

Second point : l’organisation du Front est axée sur les tâches de sauvetage et de consolidation de la communauté. D’un côté, il y a la structure organisationnelle, de l’autre, ce que cette organisation fait. La base est toujours la même : les brigades formées par vingt-cinq familles, tant sur des sites comme Acapatzingo que dans les occupations et les installations. Chaque brigade nomme des responsables pour les commissions, habituellement au nombre de quatre : presse, culture, surveillance et maintenance. Acapatzingo compte vingt-huit brigades ; ailleurs, leur nombre varie beaucoup en fonction du nombre de familles. À leur tour, les commissions, dont les membres tournent, nomment des représentants au conseil général de toute l’installation où se retrouvent des représentants de toutes les brigades.

« L’idée des brigades est qu’elles permettent de constituer des cellules dans lesquelles les gens peuvent tisser des liens, et les commissions sont des courroies de transmission qui fonctionnent dans les deux sens, vers l’organisation et vers les familles, ce qui permet de faire un meilleur travail », explique Enrique Reynoso [9]. Dans les brigades on ne manque pas de temps ni de confiance interpersonnelle, pour approfondir tous les sujets. Celui de la participation à l’Autre Campagne [10] a été débattu en réunion dans chacune des brigades. Ensuite se tient une assemblée générale (mensuelle à Acapatzingo, hebdomadaire sur d’autres sites), instance suprême pour la prise de décisions.

Il est important de voir de plus près ce qui se passe dans les brigades, parce qu’elles sont au cœur de l’organisation territoriale et à la base de l’organisation générale, tout en étant aussi le noyau de la communauté. Durant leurs réunions, chaque famille détient une voix. On y débat des sujets les plus importants, comme les règlements du site qui ont été examinés dans chacune des brigades et révisés jusqu’à ce que toutes tombent d’accord. En cas de conflit, la brigade intervient, même s’il s’agit d’un problème domestique, et elle peut demander, si la situation est grave, l’intervention de la commission de surveillance, voire du conseil général. Chaque brigade se charge une fois par mois de la sécurité du site ; toutefois, la surveillance dont on parle n’a pas le sens traditionnel de contrôle mais prend appui sur l’autoprotection communautaire et revêt, par conséquent, une dimension éducative forte. « La commission de surveillance ne peut être la police du site », explique Reynoso, « parce que ce serait reproduire le pouvoir de l’État [11] ».

La commission de surveillance a également pour rôle de marquer et fixer la limite entre l’intérieur et l’extérieur, de dire qui peut entrer et qui ne le peut pas. C’est là un aspect central de l’autonomie, peut-être le plus important. L’autonomie nécessite d’établir un contour physique et politique qui différencie l’espace intérieur de l’extérieur, et empêche le corps autonome de se diluer dans son environnement. Ainsi fonctionnent les systèmes vivants, en créant un périmètre qui délimite le territoire où s’effectuent les interactions, en permettant à l’ensemble de fonctionner comme une unité [12].

C’est le même système de « clôture » qui fonctionne dans les communautés zapatistes. Grâce à lui, se créent à l’intérieur du périmètre des liens différents de ceux qui se tissent à l’extérieur, ce qui donne au système ses caractéristiques propres. Mais ce n’est pas un système fermé ; il possède de multiples liens avec l’extérieur. La communauté d’Acapatzingo travaille activement avec le quartier où elle est implantée : la commission de surveillance a contribué à créer des comités de voisins dans le quartier avec lesquels sont organisés des cours sur la sécurité du quartier et sur le comportement à tenir en cas d’expulsions, que le quartier rétribue avec des vivres. Ces comités ont donné dans les écoles des conférences sur la sécurité pour les jeunes et, grâce à la radio, ils ont établi des liens avec les commerçants qui diffusent leurs annonces grâce à l’émetteur radio communautaire. Quelques jeunes du quartier participent aussi à des émissions. « Nous restons animés par une utopie qui ne consiste pas à créer un îlot mais un espace ouvert capable de contaminer la société », explique Reynoso [13]. Sur les autres sites, presque tous situés dans la zone de Pantitlán, les collectifs du Front tissent des liens avec le quartier surtout à l’occasion du carnaval et d’autres fêtes qu’ils organisent avec les voisins.

Depuis qu’ils participent à l’Autre Campagne, les membres du FPFVI encouragent à s’organiser les chauffeurs de minibus déplacés par l’ouverture de nouvelles sections du métro, les commerçants du secteur informel et les wagonniers [14] qui vendent à l’intérieur du métro. Ils ont réussi à organiser dix lignes de transport et à rassembler trois organisations de commerçants du secteur informel, comptant trois mille adhérents chacune, comme aussi des artisans et des cireurs de chaussures, entre autres, au sein de l’Alliance mexicaine d’organisations sociales (AMOS), active dans la partie orientale de la ville et qui compte quelque quinze mille membres. Ils participent en outre au Réseau de résistances autonomes anticapitalistes avec une dizaine d’organisations de tout le pays.

L’une des tâches centrales que s’est fixées l’organisation, peut-être la plus importante, est d’inclure la formation dans le cadre d’un projet culturel ou de culture alternative. Durant ses vingt ans d’existence, elle a bénéficié du soutien d’étudiants universitaires et de professionnels qui ont mené ce travail culturel. Avant même l’occupation du site où s’est installée la communauté, le travail culturel occupait déjà une place importante. Aux débuts du Front, sur le site d’El Molino, la coopérative Huasipungo s’est proposé de créer un centre pédagogique pour former des enseignants d’école maternelle, projet qui s’est ensuite traduit par un accord avec le syndicat des enseignants, car la zone comptait peu d’écoles et les enfants des installations faisaient l’objet de discriminations. Conjuguées à la projection de films, aux ateliers de sérigraphie et aux activités sportives, ces initiatives ont préfiguré, il y a deux décennies, ce qui allait devenir le « projet culturel ».

En 1999, deux ans après la division à l’origine du Front « indépendant », des liens sont établis avec des universitaires en grève des facultés de psychologie et de sciences exactes, avec des professeurs et des étudiants de l’Université pédagogique, des groupes musicaux et culturels, au moment où commençait la construction des logements à La Polvorilla. La commission de la culture d’Acapatzingo a canalisé ces liens pour consolider les actions déjà en cours comme le Club du livre, le Centre de première éducation (CEI) et les espaces d’alphabétisation, de niveaux primaire et secondaire [15].

À son troisième congrès, le Front décide que l’« une des priorités de l’organisation est d’élaborer un projet culturel […] dans le but de créer les conditions nécessaires au changement et à la transformation de cette société [16] ». Dans un premier temps, le CEI travaille avec des mères célibataires, et le Centre pédagogique pour le développement intégral des intelligences (CEPPEDII) en soutien scolaire ; les universitaires montent des « consultations du samedi » pendant quatre ans pour développer la créativité des enfants, un ciné-club voit le jour et la radio communautaire commence à émettre comme un « atelier de radio klaxon », en plus des espaces d’alphabétisation pour adultes.

Dans un deuxième temps, une nouvelle orientation est fixée à la suite de réunions et de débats dans les communautés, et il est décidé que le fonctionnement de tous les espaces de formation doit se faire autour de trois axes : la science, la culture et la formation politique. On s’engage à « travailler à la construction d’un système d’éducation en propre qui embrasse tous les niveaux de la maternelle au baccalauréat […] et qui revendique l’organisation comme forme de vie et comme unique moyen de lutter contre le système d’exploitation imposé [17] ».

En parallèle, apparaissent diverses initiatives : un espace pour les jeunes initialement appelé « assemblée des jeunes » ; des fêtes thématiques pour aborder des sujets comme la sexualité, la toxicomanie, les bandes organisées, la violence domestique, etc. ; un atelier de radio destiné aux jeunes ; un atelier de fabrication de T-shirts dans l’idée de créer des coopératives de production ; un atelier vidéo ; un atelier d’instruments de musique. Une équipe de psychologues s’est constituée qui travaille avec les membres des coopératives pour construire des formes de vie plus entières et moins aliénantes. Selon les psychologues, en aidant les personnes à se remettre de la violence due à l’oppression et à l’aliénation :

« […] la communauté d’Acapatzingo nous a enseigné et inculqué une notion de la psychologie très différente de celle en vigueur dans d’autres milieux. Il s’agit d’une psychologie qui ne prétend pas adapter les personnes à la société telle qu’elle est aujourd’hui, mais les fortifier et les soutenir pour qu’elles acquièrent des compétences et puissent transformer cette société, la construire à la mesure de nos besoins. [18] »

Au cours des années qui ont suivi, des liens se sont forgés avec d’autres collectifs, comme les Jeunes en résistance alternative et la Brigade des rues, qui ont enrichi le travail culturel et politique. En octobre 2012 a eu lieu la première rencontre des commissaires, qui avait pour thème « Capitalisme, autonomie, socialisme », dans la communauté Acapatzingo. De manière générale, le travail se fait partout sur la base des critères et méthodes diffusés par l’éducation populaire : autoformation collective avec des coordinateurs qui agissent en qualité d’initiateurs de débats, réunions en cercle pour faciliter la participation, tableaux de papier pour visualiser les différentes positions et les accords conclus, partir du quotidien qui est le nôtre, éveiller l’esprit critique, comprendre la réalité en la transformant, etc.

La troisième question est celle des règlements. Examinons en détail l’un de ces règlements, celui que s’est donné l’installation de Centauro del Norte. Il s’agit d’un terrain occupé en 2007 dans la zone de Pantitlán, où vivent quelque cinquante familles dans des logements temporaires disposés en lignes et séparés par des allées. Les secteurs correspondant à chaque brigade sont différenciés par leurs couleurs. Les logements, bien que rustiques, ne sont pas précaires : ils sont dotés de murs en dur, d’un sol en ciment et d’un toit léger. Dans l’installation prédominent la propreté et l’ordre, dans un climat général de dignité et d’organisation ; des espaces sont réservés aux jeux des enfants. On trouve des alarmes à différents endroits pour les situations d’urgence, et des espaces de regroupement, identifiés par un marquage au sol, sont prévus pour quand sonnent les alarmes.

Le Règlement général, similaire dans les différentes installations, contient douze pages et a été approuvé par tous les habitants du lieu. Le mouvement, signale le texte, veut offrir une possibilité de logement aux familles qui n’en ont pas mais « acceptent de rompre avec les habitudes et pratiques individualistes » pour construire un projet de vie collectif et solidaire qui se propose de « construire un pouvoir populaire [19] ».

La présence aux assemblées est obligatoire et les absences répétées peuvent donner lieu à l’exclusion de l’installation. L’assemblée a décidé de créer quatre commissions : la maintenance, chargée des travaux collectifs, la surveillance, la culture (dont les caractéristiques ont été décrites plus haut) et la santé, qui se charge de la prévention en matière de santé physique et mentale, du suivi des malades chroniques, et de l’organisation de campagnes de vaccination et de sensibilisation à une alimentation saine.

Le règlement régit d’une manière stricte la vie collective : il interdit la maltraitance physique et psychologique, la diffusion de musique à trop fort volume, et précise que les conflits de voisinage doivent trouver une solution par le dialogue, tout en stipulant que la commission de surveillance peut intervenir dans les cas graves. Lorsque se produit un acte de violence physique, « l’agresseur devra assumer les frais de prise en charge et de traitement de l’agressé » et dans les cas graves, il peut être exclu de l’installation à titre temporaire ou définitif. Tout vol entraîne l’exclusion définitive indépendamment de la somme volée, voire l’expulsion de toute la famille dans certains cas [20].

Des espaces de jeu sont aménagés pour les enfants et il est prévu de tenir des assemblées d’enfants et de créer des commissions avec le soutien des adultes. Les aires communes doivent être propres et il est interdit d’y consommer des drogues ou de l’alcool. Les horaires et tâches des gardes sont définis de manière stricte. Les journées de travail collectif décidées par l’assemblée ou les commissions sont obligatoires.

Dans l’installation Centauro del Norte, j’ai pu observer que les personnes les plus actives sont les femmes, fières de montrer aux visiteurs le site, les espaces de santé, la bibliothèque que l’on trouve dans toutes les installations, et d’expliquer en détail le travail des commissions. Les enfants, de dix ans et plus, se montrent disposés à participer à des activités collectives. Chaque installation dispose d’un endroit pour la tenue des assemblées, qui fait parfois office de cantine. Dans tous les lieux que j’ai pu visiter, j’ai demandé ce qui est fait face à la violence domestique. Chaque fois on m’a répondu la même chose : l’agresseur doit quitter le site pendant un temps qui peut durer de quelques semaines à trois mois en fonction de ce que décide la femme, « pour qu’il réfléchisse ». Il ne peut revenir que si la femme est d’accord. La communauté apporte un soutien affectif à la famille.

Dans certaines installations, des affiches bien en vue indiquent le nom de la personne interdite de séjour. À Acapatzingo, on m’a assuré que, lorsqu’une agression se produit dans un foyer, les enfants sortent dans la rue et font retentir un sifflet, système utilisé par la communauté en cas d’urgence. L’atmosphère à l’intérieur des installations est paisible, au point que même dans des lieux très peuplés comme à Acapatzingo (qui compte environ trois mille habitants), il est courant de voir des enfants jouer tout seuls en toute tranquillité dans un espace sûr et protégé par la communauté.

III. Autonomie et communauté : le monde nouveau

L’expérience vécue à Acapatzingo et dans les communautés du FPFVI nous enseigne que des communautés urbaines peuvent être créées malgré les énormes difficultés et l’« obstacle structurel » auxquels elles se heurtent du fait que leurs membres dépendent d’un travail salarié et précaire [21]. Elle nous montre en outre que le monde ne change pas grâce aux grandes manifestations de rue mais que la nouveauté surgit dans les marges du système et à petite échelle : « Les grandes transformations ne commencent pas par le haut ni par des faits monumentaux et épiques, mais par des mouvements de petite taille et qui semblent sans intérêt au politique et à l’analyste d’en haut. [22] »

Les sociétés changent à partir du quotidien, par le biais de pratiques locales menées dans des espaces restreints, nécessairement autonomes, parce que l’autonomie est le périmètre qui protège les pratiques contre-hégémoniques. Disons que l’autonomie est le moyen permettant aux mondes autres d’exister. Ils en ont besoin pour se protéger précisément parce que ce sont des mondes différents. Il est impossible de savoir quand et comment ces pratiques et modes de vie se développeront, et encore plus de les diriger et les déterminer. En tant que militants, nous pouvons travailler à ce que les choses soient d’une façon déterminée dans un espace concret, mais nous ne pouvons pas — et nous ne devons pas — aspirer à définir à partir d’une position supérieure ce que sera la réalité globale.

Pour survivre, les gens d’en bas doivent tisser des liens avec d’autres personnes comme eux, établir ces relations fortes qui expliquent leur résistance et leur résilience, matérielles comme symboliques. Durant ce parcours, ils créent diverses formes de communautés, d’ejidos ou de colonias, généralement constituées de groupes de familles ayant une certaine stabilité et pérennité. Elles se disent et nous les appelons des « communautés » au sens large, et elles se reconnaissent comme telles. Toutes occupent un espace physique délimité, que nous nommons « territoire ». Dans les villes, ces communautés et territoires s’installent habituellement à la périphérie, bien que quelques-unes se trouvent dans des zones centrales, mais toujours dans des espaces marginaux par rapport à l’accumulation de capital. Ce sont souvent des espaces dégradés sur le plan environnemental et physique.

Par communauté, j’entends des pratiques et des façons de faire, de vivre, de produire et de reproduire la vie, qui se déroulent dans des espaces particuliers, avec des modalités et des temporalités pour la prise de décisions, et des mécanismes pour les faire respecter. Autrement dit, la communauté est aussi une forme de pouvoir, qui se différencie des autres parce que ce n’est pas un pouvoir d’État ni un pouvoir hiérarchique. Parmi les pratiques qui construisent une communauté, il faut insister sur la réciprocité, très différente de la solidarité parce qu’elle ne repose pas sur la relation sujet-objet mais sur la pluralité de sujets, et l’union fraternelle, qui suppose un lien intégral, matériel et spirituel, et qui est l’une des formes que prend l’horizontalité au sein de la communauté.

Les pratiques qui constituent une communauté ont pour fondements l’assemblée pour la prise de décisions, la rotation des tâches, le contrôle des responsabilités par la base, un ensemble de manières de faire que les zapatistes ont synthétisées dans les sept principes du « commander en obéissant » : servir et non se servir ; représenter et non se substituer ; construire et non détruire ; obéir et non commander ; proposer et non imposer ; convaincre et non vaincre ; baisser et non monter. Cet ensemble de pratiques témoigne du fait que la communauté n’est pas une institution ou une organisation, mais avant tout des formes de travail, dont deux sont particulièrement intéressantes : les travaux collectifs et les accords.

Les travaux collectifs constituent des pièces clés, le cœur de la communauté et, comme le soulignent les zapatistes, le moteur de l’autonomie. Je veux dire par là que la communauté ne peut se réduire à la propriété collective mais que la propriété ou les espaces communs doivent être maintenus par des activités permanentes, constantes, car ce sont elles qui peuvent changer les habitudes et les inerties individualistes et égocentriques. Certaines sociétés se sont limitées à la propriété collective ou publique des moyens de production sans réaliser de travaux collectifs. Il en a résulté une reproduction des valeurs et des modes de faire, c’est-à-dire la culture, du système capitaliste.

La conception occidentale de la communauté est centrée sur la propriété collective, y compris dans l’analyse marxiste. Même quand Marx a revalorisé le rôle de la commune rurale lors de ses échanges avec la populiste russe Véra Zassoulitch, il a continué de la considérer du point de vue de la propriété. Il a considéré que sa caractéristique fondamentale est « la propriété commune de la terre » qui permet l’appropriation collective du produit [23]. Il est évident que la propriété collective joue un rôle important dans l’existence d’une communauté, mais je pense qu’il ne faut pas la réduire à cette variable. Le faire reviendrait à adopter une perspective économiciste et à sous-estimer tous les autres aspects. Considérer la communauté comme un ensemble de pratiques (dans la production, la santé, l’éducation, les formes de vie…) ouvre le concept de communauté au lieu de l’enfermer dans les formes de propriété.

Un des aspects centraux de ces pratiques réside dans les travaux collectifs consacrés à soigner, protéger, faire grandir et produire les biens communs de la communauté. À Acapatzingo, l’une des formes que prennent les travaux collectifs sont les tours de garde, mais ce n’est pas la seule. Les équipements collectifs, les rues et les réseaux d’égouts ont été construits collectivement.

Les accords sont le résultat de longs débats en assemblée, qui peuvent se prolonger tout le temps nécessaire jusqu’à ce qu’on arrive à l’accord, qui est une sorte de consensus car les décisions ne sont pas prises par le vote. L’accord suppose que la communauté se dote de moyens coercitifs pour faire appliquer les décisions. Mais cette coercition se distingue de celle de l’État pour une raison simple : elle n’est pas exercée par un corps spécialisé, séparé de la communauté et placé au-dessus d’elle (bureaucratie), mais c’est toute la communauté qui veille à ce que ses décisions soient appliquées. Les règlements remplissent ce double rôle ; ils représentent les accords et définissent les mécanismes nécessaires pour les faire appliquer.

Les communautés enracinées dans un territoire sont souvent harcelées par le système, l’État et le capital, qui ont besoin d’imposer leur ordre dans tous les espaces et de soumettre toutes les personnes à leurs lois. Sur ce point, les communautés peuvent choisir de se plier à l’ordre étatique-capitaliste ou de résister en conservant une position extérieure vis-à-vis de lui. Dans ce cas, elles deviennent des communautés et territoires en résistance. Pour affirmer leurs spécificités, pour se défendre contre les tentatives de subordination, elles doivent s’affirmer comme des espaces autonomes, c’est-à-dire autogouvernés.

Des formes d’oppression existent bien sûr dans les communautés, comme dans tout collectif humain. Dans les communautés autonomes en résistance, rurales, comme les communautés zapatistes, et urbaines, comme Acapatzingo, ces formes d’oppression ne sont pas occultées, elles sont à la vue de tous et il est possible de travailler sur elles. C’est notamment le cas des oppressions de genre et de génération, qui touchent les femmes et les enfants. Durant plusieurs activités auxquelles j’ai participé à Acapatzingo, j’ai pu vérifier que les femmes interviennent en public davantage que les hommes, dans un rapport de trois ou quatre contre un. C’est très différent de ce qui se passe dans d’autres espaces de résistance urbaine, où ce sont les hommes qui prennent la parole bien que les femmes soient majoritaires.

Le travail de reproduction n’est pas invisibilisé ni dévalorisé. De fait, les tâches de nettoyage et d’entretien sont régies par les règlements ; la communauté possède une certaine latitude pour tenter de réguler ce qui se passe dans les familles quand des situations de violence se produisent ; les jardins potagers, la santé et l’éducation ont une importance particulière dans la coopérative même si, comme dans tous les travaux collectifs, la présence des femmes est majoritaire. Bien qu’il existe une forte division sexuelle du travail, beaucoup de tâches remplies par les femmes dans la société capitaliste relèvent ici du collectif et du communautaire, et elles ne sont pas jugées inférieures au travail salarié ou lié à la production.

Les communautés urbaines ont aussi leurs limites et problèmes. D’un côté, il y a ceux en rapport avec la vie urbaine, centre du pouvoir des classes dominantes, des appareils répressifs de l’État, des mafias et de la culture consumériste. De l’autre, dans les villes, il est très difficile aux communautés d’assurer leur survie sans recourir au marché du travail et d’acquérir une certaine autonomie alimentaire vu qu’elles ne possèdent pas suffisamment de terres cultivables. Dans les villes, elles peuvent cependant constituer des alliances avec des professionnels de la santé et de l’éducation, comme le font les communautés du FPFVI.

Mais la critique principale vient de ceux qui sous-évaluent les expériences locales parce qu’elles ne permettraient pas de régler les problèmes de l’humanité. Dernièrement, David Harvey a formulé une attaque en règle contre la démocratie radicale et l’horizontalité remarquant qu’elles « peuvent bien fonctionner en petits groupes mais sont impossibles à appliquer à l’échelle de toute une région métropolitaine, sans parler des sept milliards de personnes qui vivent actuellement sur Terre [24] ».

Pour moi, cette position souffre de deux grandes lacunes. La première est liée à la construction du sujet et le second au type de transition qu’elle imagine et promeut. Les universitaires font en général référence aux sujets ou aux mouvements antisystémiques de manière très générale, sans prendre en compte le fait que ces acteurs ne peuvent prendre chair que dans des espaces concrets, dans le cadre de relations concrètes, c’est-à-dire dans des espaces-temps relativement contrôlés par les gens d’en bas. À d’autres époques, ces espaces ont été, dans les villes, l’usine, la taverne, le quartier ou la colonie, les églises ou les universités. Le système s’est chargé de détruire ou d’étouffer ces espaces-temps de différentes manières allant de la répression frontale à la marchandisation.

Dans la réalité actuelle du capitalisme, les personnes qui peuvent participer à des mouvements ont besoin de créer des espaces pour se rencontrer, se reconnaître, échanger des expériences et se construire comme sujets collectifs : radios communautaires, centres culturels, groupes d’affinité, « jardins communautaires » — pour reprendre l’expression dévalorisante de Harvey [25] — et les multiples espaces qui naissent à contre-courant de la culture dominante. Les militants ne se forment pas en lisant des auteurs classiques ou actuels, même si de telles lectures leur sont souvent très utiles une fois qu’ils ont fait leurs choix de vie, mais en agissant et en partageant.

La seconde lacune tient à l’hypothèse formulée sur les modalités de la transition vers un monde différent. Imaginer une transition qui pourrait prendre en charge les biens communs à l’échelle mondiale, c’est penser à une transition dirigée par un État, capable de changer les choses du sommet jusqu’à la base. Rien de semblable ne s’est produit jusqu’à maintenant et cela apparaît bien peu plausible. Quoi qu’il en soit, une transition de ce type est tributaire de la pensée des Lumières eurocentrique. Il paraît nécessaire de se pencher sur d’autres transitions, notamment celle de la féodalité au capitalisme, transition longue de plusieurs siècles, non dirigée mais chaotique, progressive mais pas linéaire, émaillée de soulèvements, d’insurrections et de révolutions.

Nous nous trouvons dans la phase finale du système-monde et, en parallèle de l’hégémonie états-unienne. Beaucoup d’éléments, notamment la question environnementale, indiquent que l’évolution la plus probable est une transition désordonnée, qui peut prendre la forme d’une désintégration douloureuse mais qui peut créer cependant les conditions d’une reconstruction sur de nouvelles bases [26]. Dans cette reconstruction, les communautés urbaines et rurales en résistance joueront un rôle significatif et pourraient devenir une référence décisive pour la société du futur. Quelque chose de similaire s’est déjà produit au cours de l’histoire. Pour parvenir à ce monde nouveau, le mieux que l’on puisse faire est d’approfondir, d’améliorer et d’étendre cette poignée de communautés autonomes.

Raúl Zibechi

Traduction de Gilles Renaud pour Dial
(Diffusion de l’information sur l’Amérique latine).

Source (espagnol) :
texte inédit en espagnol envoyé par l’auteur,
30 août 2017.

Source (français) : Dial
29 mars 2019.

Notes

[1FPFVI-UNOPII, « Reglamento general Centauro del Norte », miméo, 2009.

[2Antonio Negri, Job : la fuerza del esclavo, Buenos Aires, Paidós, 2003, p. 161.

[3FPFVI-UNOPII, « Reglamento general Centauro del Norte », miméo, 2009.

[4Negri, op. cit., p. 184.

[5FPFVI-UNOPII, « Una construcción con esfuerzo colectivo », décembre 2008.

[6FPFVI-UNOPII, « Ponencia para acto en la casa de Dr. Margil en Monterrey », novembre 2006.

[7Eric Hobsbawm, Historia del Siglo XX, Barcelone, Crítica, 1995, p. 308.

[8FPFVI-UNOPII, « Ponencia para acto en la casa de Dr. Margil en Monterrey », novembre 2006.

[9Raúl Zibechi, Entretien avec Enrique Reynoso, décembre 2009.

[10Lancée par l’Armée zapatiste de libération nationale en 2005 — note Dial.

[11Ibid.

[12Humberto Maturana et Francisco Varela, De máquinas y seres vivos, Santiago de Chile, Editorial Universitaria, 1995.

[13Ibid.

[14Mot construit sur le mot wagon, qui désigne une rame de métro.

[15FPFVI-UNOPII, « Una construcción con esfuerzo colectivo », décembre 2008.

[16Id., p. 4.

[17Id., p. 5-6.

[18Id., p. 7.

[19FPFVI-UNOPII, « Reglamento general Centauro del Norte », miméo, 2009, p. 2.

[20Id., p. 6-7.

[21César Enrique Pineda, « Acapatzingo : construyendo comunidad urbana », Contrapunto, n° 3, Centro de Formación Popular del Oeste, Montevideo, Universidad de la República, novembre 2013, p. 58.

[22Sous-commandant insurgé Marcos, « Ni le Centre ni la Périphérie », intervention au Colloque Aubry, San Cristóbal de Las Casas, 13 décembre 2007

[23Karl Marx et Friedrich Engels, Escritos sobre Rusia. II. El porvenir de la comuna rural rusa, Mexico, Ediciones Pasado y Presente, « Cuadernos de Pasado y Presente » n° 90, 1980, p. 40.

[24David Harvey, Ciudades rebeldes. Del derecho a la ciudad a la revolución urbana, Madrid, Akal, 2012, p. 184.

[26Immanuel Wallerstein, « Marx y el subdesarrollo », dans Impensar las ciencias sociales, Mexico, Siglo XXI, 1998.

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