la voie du jaguar

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Hommage aux Asturies

samedi 5 juin 2021, par Pierre-Jean Bourgeat

Pour saluer la parution aux éditions Smolny du livre d’Ignacio Díaz Asturies 1934. Une révolution sans chefs, en librairie ce 11 juin, “la voie du jaguar” publie la préface de l’ami Pierre-Jean Bourgeat, traducteur de l’ouvrage.

Août 2012, la dernière grande grève des mineurs espagnols s’éteint doucement. Elle a été ponctuée d’occupation de puits, de routes et voies ferrées coupées, d’affrontements qui virent les mineurs asturiens et léonais repousser les forces de l’ordre à coups de lance-roquettes fabriqués maison et d’une marche sur Madrid qui a laissé de cuisants souvenirs aux policiers de la capitale et a fait pendant des mois la une des médias et réseaux sociaux de la Péninsule. Certains y ont même un peu trop rapidement vu le grand retour de l’autonomie ouvrière sur le devant de la scène.

Je converse amicalement avec des mineurs de Ciñeras, petit bassin minier du León, situé à quelques kilomètres du col de Pajares qui fut la pointe extrême du front sud en 1934 et à ce moment haut lieu des confrontations avec la Garde civile. L’un d’eux possède un merveilleux sens de la formule : « Ici, la lutte des classes est d’une simplicité crasse voire familiale : le gars qui t’exploite est le descendant direct de celui qui faisait suer ton grand-père » ou « À chaque fois qu’un mec vient me raconter que nous sommes la fine fleur du prolétariat, le fer de lance de la classe ouvrière, je me demande quand ce type va nous arnaquer » (en fait il a employé un mot bien plus cru). Le lendemain, changement de décor : nous voilà au cœur du bassin minier asturien, dans la mythique ville de Mieres. Là, mon premier entretien se déroule à la Maison du peuple avec un permanent syndical des CCOO (Comisiones Obreras, syndicat communiste). Évidemment, le discours est plus convenu et, après un temps, le gars me conseille, non sans condescendance, d’aller visiter le merveilleux Musée de la mine d’El Entrego pour me faire une idée. Et à ma question saugrenue de savoir quelle est la place réservée à l’insurrection d’octobre 1934 dans ce musée, le bureaucrate répond : « Malheureusement, nous n’avons pas eu les crédits pour pouvoir développer l’histoire de 1934. » Je me souviens m’être levé et avoir quitté ce permanent sans le saluer.

Cette anecdote caractérise on ne peut plus clairement la situation mémorielle de l’autre révolution d’octobre. Elle a marqué toute une région au fer rouge, a eu un retentissement international, est considérée comme une répétition, voire comme le premier acte de la révolution et de la guerre de 1936, est revendiquée par différentes structures politiques ou syndicales. Mais, paradoxalement, le sacro-saint devoir de mémoire dût-il en souffrir, on ne l’étudie guère, on ne la discute pas au-delà de commémorations. On lui élève des statues pour mieux l’enterrer sous des images d’Épinal. Et du côté officiel, le silence à propos de cet événement majeur de l’histoire ouvrière n’a pour égal que le silence des puits de mines qui ferment un à un dans la région.

Pourquoi un tel acharnement à l’oubli ou à ne pas faire de l’octobre asturien un événement fondateur, un motif de fierté ? Outre ses apports documentaires, ce livre apporte quelques réponses à cette question.

Comme l’a amèrement écrit Ignacio Díaz à l’occasion du soixante-quinzième anniversaire de la révolution, « finalement, il semble que nos aïeux se soient fait tuer pour que leurs petits-enfants aillent se bourrer la gueule dans un concert de commémoration ».

Examinons quelques-unes des images véhiculées aujourd’hui.

Antifasciste, l’insurrection asturienne ? Certes, elle a été déclenchée par l’insistance des socialistes en opposition à l’accession de la droite dure, la CEDA (Confederación Española de Derechas Autónomas) au pouvoir. Mais elle a d’emblée pris une tournure révolutionnaire : propriété et argent sont immédiatement abolis et la classe dominante est expropriée. Voilà qui est pousser le bouchon antifasciste un peu plus loin qu’un Front populaire.

Unitaire, l’insurrection asturienne ? Oui et non. Un large chapitre du livre est consacré aux conditions historiques et politiques de mise en place d’une alliance ouvrière, coalition principalement formée par le syndicat socialiste UGT et anarchiste CNT, censée orienter les luttes prolétariennes vers une situation révolutionnaire. Or cette alliance n’a eu d’existence réelle qu’aux Asturies sous le sigle UHP (Uníos Hermanos Proletarios). Par contre, le Comité révolutionnaire monté par cet organisme fut rapidement dépassé par sa base, qu’il a abandonnée à son sort et aux mains de « conseils » créés spontanément dans le brasier des affrontements.

Là, où l’ouvrage d’Ignacio Díaz est terrible, c’est lorsqu’il reproduit les proclamations et communiqués des comités locaux, petits bijoux de mensonge et de propagande. Comme l’a proclamé un fieffé menteur, « seule la vérité est révolutionnaire » et tant pis si elle met à mal nos mythes. Ces communiqués sont d’autant plus tragiques qu’ils étaient avant tout destinés à faire croire aux Asturiens que toute l’Espagne se battait à leur côté là où les différentes organisations ouvrières de la Péninsule se contentaient de contempler le massacre tout en le déplorant.

Motif de fierté, l’insurrection ? L’article de Javier Bueno reproduit en annexe l’exprime bien : si c’est pour la momifier, la célébrer au nom d’intérêts particuliers, alors cette histoire ne sert à rien, comme l’Histoire en général. De nos jours, la province des Asturies occupe la première place en termes de consommation d’antidépresseurs, de suicides et de taux de mortalité. À part dans quelques bassins miniers, son prolétariat y a été littéralement taillé en pièce, ses villes et son milieu naturel dévastés. Certes, on y trouve de beaux restes et on peut appliquer cette situation à bien des régions. Mais, là-bas comme ailleurs, réduire une geste révolutionnaire à un spectacle lointain ne permet ni d’en tirer des enseignements ni de la mettre en perspective pour l’avenir. Cette affirmation vaut pour toute l’Espagne comme pour ailleurs.

Premier acte de 1936 ? La Commune des Asturies n’est pas le premier soulèvement contre la République bourgeoise de 1931. Qui n’a eu cesse de décevoir et combattre le peuple qui avait placé en elle toutes ses espérances. À Casas Viejas, en Andalousie, comme en Aragon, d’autres avaient proclamé le communisme libertaire. Toutefois, nulle part ailleurs ni auparavant une grève insurrectionnelle n’avait atteint cette ampleur, cette magnitude, et ébauché, en à peine plus de deux semaines, une société nouvelle. Et cette insurrection a eu quelques conséquences inattendues. Il est admis que si la CNT, dominante en Catalogne, Aragon et dans certaines régions d’Andalousie, n’a pas, contrairement à son habitude, appelé au boycott des élections générales de février 1936, contribuant ainsi à la victoire du Front populaire, c’est parce qu’il restait dans les geôles espagnoles des milliers de prisonniers, principalement asturiens. Seule la victoire de la gauche garantissait leur libération.

Il est d’ailleurs frappant de constater à quel point la réaction ne s’y est pas trompée : les brèves biographies des protagonistes présentées en fin d’ouvrage témoignent de la proportion de ceux qui n’ayant pas été tués en 1934 furent fusillés ou garrottés par les fascistes en 1936 ou 1937.

La brève Commune asturienne eut un retentissement national et international, même si le prolétariat espagnol est resté spectateur des événements. La solidarité s’est manifestée ensuite, ne serait-ce que par le nombre de réfugiés asturiens reçus en Espagne ou en France par des particuliers, surtout dans les régions minières. Malgré la propagande espagnole et sa « légende noire », de nombreux ouvrages, pièces de théâtre, chansons, films évoquent les Asturies. S’y ajoutent des revues militantes qui ont tenté, avec les informations parcellaires ou la grille d’interprétation idéologique dont elles disposent, de rendre compte et de tirer la leçon des deux semaines sanglantes.

Au cours des conflits suivants, que ce soit en 1936-1939 ou dans les guérillas antifranquistes des années 1939-1947, on s’arrache, on magnifie les dynamiteurs asturiens, « vus comme des demi-dieux par le peuple ouvrier ». Aucun maquis de l’après-guerre ne manque d’un guérillero baptisé « Asturiano ».

Des milliers de pages ont été produites en espagnol sur ces événements, mais à part quelques articles ou revues, en langue française, le seul livre spécifique est le témoignage de Manuel Grossi Mier, membre du comité révolutionnaire de Mieres, publié par EDI en 1972, aujourd’hui pièce de collection difficilement trouvable. Même les ouvrages d’un auteur aussi réputé et vendeur que le Mexicain Paco Ignacio Taibo II, d’origine asturienne, n’ont pas intéressé le moindre éditeur de ce côté des Pyrénées.

Il y avait non seulement à établir quelques vérités historiques mais surtout un vide à combler. C’est ce que prétend ce livre.

PJ Bourgeat
Traducteur

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