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Considérations sur les temps qui courent (IIIc)

jeudi 11 juin 2020, par Georges Lapierre

« Il importe de bien se rendre compte qu’aux Trobriands dans presque toutes les formes d’échange on ne trouve nulle trace de gain ; il n’y a donc aucune raison de les envisager d’un point de vue utilitaire et économique, puisque leur pratique n’entraîne aucun profit matériel d’un côté ou de l’autre. » (Malinowski)

Dans la première partie de ces considérations, j’ai eu l’occasion d’aborder la question de la monnaie d’un point de vue général en partant de l’idée que tout bien ayant une valeur d’échange peut être utilisé comme monnaie à condition de présenter quelques caractéristiques qui permettent de quantifier sa valeur en l’augmentant ou en la diminuant jusqu’à obtenir une équivalence avec le bien échangé (j’y reviendrai). J’avais surtout noté une idée qui m’apparaissait pleine de promesses théoriques et qui m’apparaît toujours particulièrement intéressante : la monnaie est avant tout une tournure d’esprit. Recourir à une monnaie d’échange n’est pas insignifiant comme nous pourrions le penser, cela signifie que les protagonistes de l’échange ne cherchent pas à s’engager dans un jeu de prestige et à donner à leur échange une quelconque publicité. Il s’agit d’un échange qui se soustrait à une relation intersubjective, la personne s’évapore ; son lien avec les autres, le lignage, le clan ou le village n’existe plus ; le protagoniste ou les protagonistes de l’échange ne se posent plus comme sujets ; ce qui constituait leur humanité s’est dissous ; nous avons affaire à des individus engagés dans un échange privé (sous-entendu de dimension sociale et publique). En général, les peuples ont recours à cette forme d’échange dans un troc avec un partenaire qu’ils ne connaissent pas et avec lequel ils n’ont aucune relation sociale fixée par la coutume, ce partenaire leur est, dans le sens le plus stricte du terme, étranger.

Nous avons recours à une monnaie d’échange, coupons de tissu, couvertures, perles, coquillages, pièces d’argent, d’or ou de tout autre métal, etc. dans un échange assimilable au troc dans lequel les partenaires sont étrangers l’un à l’autre. Dans les autres cas, au cours d’un échange cérémoniel à caractère agonistique, dans les échanges selon les règles d’usage et les règles coutumières, dans les échanges traditionnels ou de voisinages, nous n’avons pas recours à une monnaie d’échange, nous ne sommes pas étrangers les uns aux autres. Utiliser une monnaie est loin d’être insignifiant, son utilisation définit le type d’échange auquel nous avons affaire. J’avais écrit que la monnaie tirait l’échange vers le bas, lui enlevant tout sens sur le plan social, c’est-à-dire sur le plan du rapport institué entre les deux protagonistes, rien ne les lie sur le plan social et en conséquence, sur le plan humain, ils restent étrangers l’un à l’autre, ils ne cherchent pas à se connaître et à se reconnaître, ils ne sont pas animés par un désir de reconnaissance. L’échange reste neutre sur le plan humain, il se ramène à satisfaire un intérêt privé, même si cet intérêt privé a, parfois, pour fin lointaine de répondre à des obligations sociales. L’utilisation d’une monnaie introduit à nouveau un rapport immédiat au bien échangé qui devient un bien convoité satisfaisant un besoin de l’individu. La monnaie commande un rapport immédiat entre l’individu et la satisfaction de son besoin : par exemple, besoin d’une poêle à frire ou d’une autre marchandise d’un côté, besoin d’une monnaie ou d’un moyen d’échange de l’autre, un besoin d’argent, par exemple.

Ce n’est pas l’instrument d’échange utilisé comme monnaie qui est porteur du sens que je viens d’analyser et de commenter, c’est l’échange lui-même, qu’instaure l’emploi d’une monnaie, qui est chargé de toute cette signification. Au cours d’une cérémonie, anniversaire, mariage, funérailles, je peux bien donner des perles, des couvertures, des cauris, des pièces d’or ou d’argent et même des billets de banque, tous ces présents ne sont pas assimilables à de la monnaie, ils entrent dans une autre perspective, ils font partie de mes obligations sociales, ils ont tout de suite une dimension sociale et cette dimension sociale me transforme, je ne suis plus l’individu qui paie en silence ses achats dans un grand magasin, je suis devenu une personne, liée aux autres par tout un entrelacs de règles et d’engagements, je suis devenu un sujet social, un être humain pour ainsi dire [1].

Même si l’argent ne fait pas le bonheur, il ne fait pas non plus notre malheur, c’est l’argent comme monnaie qui, en envahissant notre quotidien, fait notre malheur. Il commande en tant que monnaie un échange privé de sociabilité et c’est bien cet échange privé de toute forme de sociabilité qui a envahi notre vie ; il ne peut que nous apporter un simulacre de vie sociale. Ce n’est même pas le fait que l’argent soit devenu une monnaie d’échange qui pose problème mais bien le fait de devoir passer par l’argent comme monnaie si nous voulons connaître une vie sociale, acheter un cadeau d’anniversaire, par exemple ou une bouteille de champagne. Devons-nous ignorer notre propension à créer des liens sociaux grâce à l’échange de présents ? « En dehors de toute considération sur le point de savoir si les cadeaux sont nécessaires ou même utiles, donner pour le plaisir de donner constitue l’une des caractéristiques essentielles de la sociologie trobriandaise, dont la nature universelle et fondamentale me permet d’alléguer qu’il s’agit d’un trait commun à toutes les sociétés sauvages », écrit Bronislaw Malinowski [2]. Sous cet angle et si nous cherchons à modifier un tant soit peu l’ordre sur lequel repose notre monde afin de retrouver quelque chose de notre vie sauvage, le vol est un bon commencement, il serait même révolutionnaire.

Nous nous trouvons au centre d’un monde contradictoire : d’un côté, l’argent nous donne accès au monde de l’échange, à l’univers merveilleux des marchandises qui s’échangent contre de l’argent, et nous pouvons toujours supposer que ce monde de l’échange de toutes les marchandises avec toutes les marchandises offre l’image de la vie sociale, représente la société, est la société dans laquelle nous vivons : l’argent me donne effectivement accès aux marchandises à ces biens spirituels qui sont offerts au public sous différentes formes, est-ce seulement un simulacre de société ? Est-ce seulement un simulacre de vie sociale ? Une vie sociale qui marcherait à côté de ses pompes ? De l’autre côté, nous continuons à fêter des anniversaires, des mariages, nous allons à des enterrements, nous sommes pris dans un ensemble d’obligations sociales, nous offrons des cadeaux, nous n’ignorons pas notre ancrage dans une vie sociale qui n’est pas sans rappeler par bien des points la vie sociale des sauvages [3] ; pourtant cette vie sociale se trouve subordonnée à l’autre monde, à l’autre société au sein de laquelle nous sommes étrangers les uns aux autres. Comment une vie sociale que l’on suppose vraie et « riche » peut-elle se trouver subordonnée à un simulacre de vie sociale ?

Cette vie sociale reposant sur ce qui nous paraît désormais comme des « obligations » se présente bien comme une survivance, qui s’obstine à ne pas disparaître totalement ; nous la regardons de haut ; souvent nous lui tournons le dos ; nous pensons avec juste raison qu’elle est bien trop compromise avec l’autre versant de notre univers, la société marchande (ou société de la consommation), qu’elle nous conduit même à supporter l’insupportable. C’est pourtant encore dans la déliquescence générale qui nous entoure notre seul lien avec ce qui fut, avec la terre ferme. Serait-elle notre seul lien avec le futur ? Gardons-nous encore tout au fond de nous-mêmes un vague et obstiné souvenir d’une vie sauvage qui fait que nous nous trouvons dépaysés dans cet univers des marchands ?

Ne nous méprenons pas, il arrive souvent que, dans des pays dits du tiers monde comme on disait du tiers état, bien des gens risquent leur vie pour un salaire non dans le but de manger à leur faim ni parce que le mode de vie américain ou le mode de vie du premier monde les attire, que nenni ! Ils risquent souvent leur vie principalement pour répondre d’une manière qu’ils jugent satisfaisante à leurs obligations sociales et ils retournent au pays avec la voiture pleine de cadeaux qu’ils comptent offrir à l’occasion de la fête de leur village, d’un anniversaire ou du mariage d’un vague cousin ou d’une lointaine cousine.

Ce que nous appelons l’échange marchand est un échange reposant sur l’emploi systématique d’une monnaie d’échange et cette monnaie d’échange qui définit un échange marchand n’est pas n’importe quelle monnaie, elle est une monnaie utilisée dans un monde bien défini. Une pièce d’or ou d’argent et même un billet de banque sont porteurs d’un monde, comme les cauris, les perles, les coupons de tissu, les fourrures véhiculent, eux aussi, des mondes, des manières d’être, des modes de pensée. La monnaie accompagne une conquête, c’est tout un monde, toute une conception de l’échange, qui s’empare d’un autre monde et impose sa manière de vivre. Avec le dollar c’est bien le cauchemar américain qui part à la conquête des autres rêves.

La monnaie suppose l’idée que la valeur est mesurable. Pour pouvoir être utilisée comme moyen d’échange au cours d’une transaction commerciale, la monnaie doit pouvoir être divisible en petites unités, c’est en ajoutant ou en retranchant ces unités que l’on arrive à une équivalence de valeur entre celle atteinte par la somme des unités et celle du bien convoité. C’est en ajoutant des perles aux perles que l’on mesure la valeur d’une fourrure et que les deux partenaires de l’échange finissent par s’entendre sur une équivalence entre une somme, un tas de perles, et une fourrure. Il serait donc possible de mesurer la valeur d’un bien comme l’on mesure son poids ? Il faut s’appeler Karl Marx ou être un marchand pour prendre au sérieux une telle question. D’ailleurs très vite dans le bassin méditerranéen, les marchands se sont servis de poids comme monnaie d’échange, et on retrouve cette idée de poids et de mesure avec les pièces d’or ou d’argent dont le poids (la teneur) était garanti par la ville ou l’État qui les émettait. Avec cette notion de mesure, nous entrons dans un autre domaine, celui de la science et de l’objectivité. Nous nous émancipons de la subjectivité, de la première impression, de l’estimation vague qui dépend de multiples facteurs, nous prenons nos distances avec les sentiments, avec tout cet aspect affectif qui vient troubler notre jugement. Il n’est pas toujours aisé de se défaire d’un bijou en or, il est lié à tant de souvenirs ! Et puis il porte encore témoignage de tout l’art de celui qui l’a conçu et créé ! Le fondre et le réduire à sa matière, au poids de l’or, n’est-ce pas la meilleure façon d’effacer tout cet aspect subjectif qui lui collait encore, si je puis dire, à la peau comme une poisse tenace ? Pourtant au cours d’un échange cérémoniel, d’un anniversaire ou d’un mariage, il est de bon ton de ne pas mesurer sa générosité ; avec l’échange marchand, ce serait plutôt l’inverse : faire preuve de rétention.

La valeur se partage entre deux conceptions, celles de Karl Marx et du marchand opposée à celle du sauvage, l’une qui dit que la valeur est mesurable et entre dans le domaine de la science et de l’objectivité, l’autre qui dit que la valeur n’est pas mesurable et reste du domaine de la générosité, de la subjectivité et de la relation intersubjective, de la reconnaissance. La valeur d’un objet est faite de la reconnaissance du public. L’emploi d’une monnaie d’échange induit une cosmovision, il marque le passage du subjectif, de ce qui est public, à l’objectif, à ce qui appartient en propre à l’objet ; de ce qui était propre au sujet et au public à ce qui est inhérent à l’objet. Ce passage n’est pas abrupt, il se fait progressivement. La valeur n’appartient pas à l’objet, en l’occurrence à la marchandise, elle n’est pas, dans le sens propre du terme, objective. C’est la grande tromperie de notre époque : chercher à faire de la théorie de la valeur une science positive, c’est penser que notre monde est inéluctable, et je me demande si notre goût pour la science et la pensée positive ne vient pas de notre soumission à un monde qui veut que l’objet ait une valeur en soi [4].

L’idée que nous nous faisons de la monnaie apparaît à un moment de notre histoire et la naissance de l’idée que nous nous faisons de la monnaie n’est pas insignifiante, elle montre la connivence occulte qui existe entre l’État et l’activité marchande. Et cette connivence apparue au tout début existe toujours. Elle veut que les marchands soient les maîtres du jeu. À partir du moment où pour convenance un État émet une monnaie, il fait entrer la société dans l’orbite du marché, dans ce trou noir qui va finir par l’avaler. Afin de comprendre la logique d’un tel phénomène, nous devons revenir à la condition à laquelle doit impérativement se plier une monnaie : la mesure, la monnaie doit pouvoir être quantifiable et se présenter dans la recherche d’une équivalence comme un instrument de mesure de la valeur d’un bien comme des poids que l’on ajouterait sur un des plateaux de la balance jusqu’à atteindre l’équilibre. Toutefois la différence entre la valeur d’un objet et le poids d’un objet est immense, elle est infinie. Le poids d’un objet ou sa masse est inhérent à l’objet et il est possible de le connaître et de le mesurer avec des poids que l’on ajoute sur le plateau d’une balance jusqu’à atteindre un équilibre et on aura mesuré son poids, qui ne devrait pas changer si les conditions dans lesquelles s’est faite la mesure ne changent pas. Par contre la valeur d’un objet n’est pas inhérente à l’objet, c’est ce que l’on voudrait nous faire croire avec le prix ; Karl Marx ne s’y est pas laissé prendre et il n’a pas confondu les deux, la valeur et le prix, le marchand, à plus forte raison puisque c’est lui qui estime pour sa propre gouverne la valeur d’une marchandise et qu’il dictera le prix de vente de sa marchandise en fonction de sa valeur.

Nous revenons à la grande tromperie que nous avons signalée et qui consiste à prétendre que la valeur est une notion objective. La valeur n’est pas une donnée objective immanente à l’objet créé, au produit, à la marchandise, comme Karl Marx [5] et les marchands voudraient nous faire croire. L’étalon d’or, le poids de l’or est une immense tromperie. Qui trompe qui ? C’est le marché de l’or qui donne l’heure de l’or, sa valeur relative, sa valeur estimée en fonction de l’échange de toutes les marchandises avec toutes les marchandises. La valeur d’une marchandise est estimée et elle varie, tant elle est susceptible, pour un oui et un non. Et tout se joue sur la connaissance et la prévision des aléas du marché. En dernière instance, c’est le marchand et les partenaires de l’échange qui décident de la valeur d’un produit en fonction de l’offre et de la demande, en fonction, donc, du marché et de la connaissance qu’ils en ont.

À l’origine, c’est le peuple qui estime la valeur d’un bien en fonction de sa place et de son rôle dans les échanges au sein de la société. La valeur d’un objet est arbitraire, même si sa rareté et sa beauté contribuent à la renforcer, toutefois c’est bien la société, elle-même (la collectivité, le peuple) qui reconnaît et attribue sous forme d’un consensus qui n’est pas discuté une valeur d’échange à un objet ; je dirai que la valeur accordée à certains biens fait partie du patrimoine social d’un peuple au même titre que ses usages. Les pierres trouées ont une valeur pour le peuple de l’archipel de Yap, elles n’ont pas de valeur pour les autres peuples, les colliers de porcelaine pour les Algonquins, ou les plaques de cuivre pour les Kwakiutl, ou les colliers kula et les brassards pour les Trobriandais. Enfin la notion de valeur n’est pas attachée uniquement à la monnaie, elle est propre à un bien considéré comme précieux par un peuple et ce bien peut être utilisé comme moyen d’échange, c’est-à-dire comme monnaie, sous certaines conditions (que nous venons de voir et de préciser).

Je dirai que l’usage d’une monnaie marque déjà un pas fait en direction de l’autre en tant qu’étranger, dans le sens d’un autre peuple, elle devient ainsi un élément incontournable du commerce pur et simple entre des peuples différents. L’usage d’une monnaie dans un peuple entre les membres de ce peuple n’a pas de sens dans la mesure où tous les échanges sont réglés (comme du papier musique) par la coutume, même les échanges que nous assimilons au troc comme chez les Trobriandais les échanges d’ignames contre du poisson entre les villages de l’intérieur et les villages de la côte. Je me demande (je n’ai pas d’informations sur le sujet) si le recours à une monnaie d’échange pour une transaction assimilable à un troc n’a pas lieu quand des peuples voisins, mais étrangers l’un à l’autre, initient une activité commerciale dans un cadre fatalement hors des usages et des coutumes propres à chacun de ces peuples. L’usage d’une monnaie commune pour des échanges assimilables à un troc, monnaie reconnue par les partenaires de ces échanges apparaîtrait en marge des échanges cérémoniels entre « amiks » ou entre « chefs ». Ce petit commerce ou commerce « pur et simple » aurait lieu à l’écart des grands enjeux sociaux des échanges cérémoniels qui se présentent à travers des dons et des dons en retour plus comme un défi, qui peut aboutir à une égalité ou parité, à une reconnaissance mutuelle, quand les dons et les contre-dons sont équivalents ; ou bien qui peut aboutir à une inégalité et à une allégeance quand un peuple domine l’autre par sa générosité. Je pense que cette rencontre sous le signe de l’échange cérémoniel favorise en sous-main un commerce plus terre à terre sous forme de troc incitant à l’emploi d’une monnaie d’échange commune, mais cette thèse a besoin d’être vérifiée par des études anthropologiques plus avancées et plus appropriées. Je l’adopterai cependant car elle s’inscrit parfaitement dans la logique des hypothèses que j’ai avancées jusqu’à présent.

Dans son livre Les Argonautes du Pacifique occidental, qui se présente avant tout comme une étude poussée des mœurs trobriandaises, Bronislaw Malinowski à aucun moment ne parle de l’usage d’une monnaie, même pour des transactions qui se rapprochent le plus des transactions commerciales [6] (et les produits échangés de marchandises). Ce troc pur et simple appelé par les indigènes gimwali se pratique surtout, dit l’auteur, entre les habitants des centres manufacturiers de l’intérieur et les districts agricoles et les communautés de pêcheurs et de navigateurs. Ces habitants de l’intérieur fabriquent des plats en bois, des peignes, des pots à chaux, des brassards et des paniers ; ils se rendent dans les villages pour, en échange de leurs marchandises, obtenir des ignames, des noix de coco, du poisson, des noix de bétel et aussi quelques éléments de parure. Ces artisans colporteurs sont tolérés mais regardés comme des parias et traités avec mépris, observe Bronislaw Malinowski. Au moment de la transaction, on discute alors de la valeur des objets et, après marchandage, on finit par se mettre d’accord sur l’équivalence, ce qui est proprement impensable pour les échanges coutumiers comme pour les échanges cérémoniels. Toutefois l’auteur glisse une remarque que je retiendrai, il dit ceci : « Les habitants de Sinaketa et de Vakuta y viennent aussi avant chaque expédition kula, dans le but d’acheter des marchandises qui leur serviront pour le commerce subsidiaire » (p. 251). Doit-on y voir, dans le sillage d’un échange cérémoniel qui s’aventure outre-mer et au-delà des échanges coutumiers propres à un peuple, les balbutiements d’un commerce et d’un marché tels que nous l’entendons de nos jours avec l’usage naissant d’une monnaie ?

Des perles, des coquillages, des couvertures, des faucilles, etc., des poids en différentes matières, bois, pierre, métal, peuvent être utilisés comme monnaie s’ils sont garantis par une autorité reconnue. Cette autorité est en général l’État, un royaume, un empire, une cité, mais ce peut être une banque, une association de marchands, une guilde, une collectivité ; de toute façon cette autorité garantissant la valeur de la monnaie utilisée doit être reconnue par les protagonistes de l’échange, c’est-à-dire par ceux qui ont recours à une monnaie d’échange avec ce que signifie un tel recours. Par exemple, l’argent ou l’or sous forme de pièces de différents poids ou encore sous celle d’un billet de banque garanti par l’autorité qui l’a émis est une monnaie, mais à condition que cette monnaie soit acceptée par ceux qui se livrent à ce type d’échange, et dans notre cas, par les marchands eux-mêmes — c’est la moindre des choses. Il y a ainsi des monnaies et des devises qui sont universellement acceptées (comme le dollar) et d’autres qui ne le sont pas (comme le dinar).

En dernière instance, ce sont bien les marchands ou les hommes d’affaires qui ont le dernier mot. L’État peut bien émettre des pièces de monnaie en or ou en argent ou des billets de banque, une monnaie fiduciaire, apporter sa caution, mais il ne peut pas en garantir la valeur et il ne l’a jamais pu. Il peut, à la rigueur, en garantir le poids (en or, en argent ou en bronze) mais pas la valeur comme le pensent certains théoriciens. Ce sont les marchands qui estiment et décident de la valeur d’une monnaie. La valeur d’une monnaie est sa valeur d’échange et ce sont ceux qui échangent qui décident de la valeur des choses. Aucun homme (d’État) n’a le pouvoir de fixer la valeur d’une devise, c’est le marché qui décide du cours du dollar, de l’euro, du zloty ou du rouble comme il décide du cours de l’or ou de l’argent, celui du pétrole ou du mercure, ou du blé, etc. Et ce cours des marchandises est fonction de l’offre et de la demande (au point où il peut être négatif comme cela a pu se passer avec le pétrole quand la demande a connu une baisse importante due à une pandémie). À partir du moment où un État ou une autorité régionale a frappé de la monnaie, il est entré dans l’orbite du marché. Il lie son sort à celui du marché ; il peut chercher à en tirer profit et avantages, mais c’est tout de même le marchand qui tire les ficelles en dernier ressort en fonction de son intérêt bien conçu. L’État peut seulement devancer les souhaits du marchand et lui complaire, ou devenir lui-même marchand et entrer dans sa logique, c’est en général ce qui se passe. Mais tous les deux, l’État et le marchand, avancent à l’aveuglette même quand ils cherchent à coordonner leurs efforts comme c’est le cas de nos jours quand l’État est complètement subordonné aux desiderata du marchand.

Il ne s’agit pas d’aborder cette question d’argent en nous perdant dans le labyrinthe où nous poussent les économistes et les hommes d’État pour nous y fourvoyer (ils s’y fourvoient bien eux-mêmes) mais de saisir l’argent d’un point de vue social, du point de vue de la dynamique sociale : voir dans l’argent une volonté à l’œuvre. L’argent, à la fois comme capital et comme monnaie, n’est que l’expression de cette volonté, une tournure d’esprit qui a rendu effective son idée de l’humain dont elle était l’expression. Nous avons pu constater qu’elle s’est imposée peu à peu face à une autre idée. Si nous partons de cette autre idée, ce qui paraissait obscur s’éclaire : nous nous trouvons en face d’une énorme et inconcevable tromperie. À la sortie de ce qu’il appelle une crise (due à la pandémie du coronavirus), l’État a tout de suite recours à la dette publique — ce qui est une pure fiction : comment le public peut-il être en dette vis-à-vis de lui-même ? Cependant c’est une fiction qui donne les pleins pouvoirs aux marchands pour relancer ce qu’ils nomment l’activité sociale et ce que nous appelons le travail : cela signifie que cette dette que l’État a contractée en notre nom donne les pleins pouvoirs aux marchands de décider de notre sort et, plus précisément, de notre destin social.

Il y a pas mal de temps, en 1967, dans le Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations, Raoul Vaneigem faisait cette observation qui ne manque pas d’actualité : « Certes la brutalité policière sévit encore, et comment ! Partout où elle s’exerce, les bons esprits de gauche en dénoncent à juste titre l’infamie. Et puis après ? Incitent-ils les masses à s’armer ? Provoquent-ils de légitimes représailles ? Encouragent-ils une chasse aux flics comme celle qui orna les arbres de Budapest des plus beaux fruits de l’AVH [7] ? Non, ils organisent des manifestations pacifiques… »

Vive la banlieue !

Marseille, le 7 juin 2020
Georges Lapierre

Notes

[1« (L’état réel des choses, à savoir) que l’ensemble de la vie tribale est dominé par le jeu perpétuel du donnant donnant ; que toute cérémonie, tout acte légal ou coutumier s’accompagne du don d’un objet suivi d’un don réciproque, que la richesse, qui passe de main en main dans un mouvement de va-et-vient, constitue l’un des ressorts essentiels de l’organisation sociale, de l’autorité du chef, des liens de parenté directe ou par alliance » (Malinowski, p. 227, souligné par l’auteur).

[2Malinowski (Bronislaw), Les Argonautes du Pacifique occidental, Tel, Gallimard, n° 145 (p. 237).

[3Une simple promenade à travers l’île et l’observateur clairvoyant « verrait des groupes de visiteurs — les femmes portant de gros paniers de victuailles sur la tête, les hommes des charges sur les épaules — et en s’informant, il apprendrait qu’il s’agit là de cadeaux qui, sous une de leurs multiples dénominations, sont tous destinés à remplir quelque obligation sociale » (Malinowski, op. cit., p. 235).

[4Cf. Kant et la Critique de la raison pure.

[5Ce qui explique que Karl Marx lie la valeur d’une marchandise au temps de travail socialement nécessaire pour la produire.

[6Op. cit. p. 250.

[7ÁVH : Autorité de protection de l’État (Államvédelmi Hatóság), police politique hongroise de 1945 à 1956 (note de “la voie du jaguar”).

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