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L’essor et le déclin de la Commune d’Oakland

lundi 6 juin 2016, par Oakland Commune

Un groupe d’anarchistes reviennent sur Occupy Oakland.

L’ascension rapide

En nous lançant dans la difficile tâche de raconter le déclin d’Occupy Oakland, nous sommes au moins tombés d’accord sans débat sur ce qui fut l’apogée du mouvement. Il a pu y avoir des désaccords pour savoir si la « grève générale » du 2 novembre 2011 méritait ce nom, mais personne n’a contesté que ce fût la plus grande réussite du mouvement local et un moment charnière dans le processus d’essaimage d’Occupy à travers le pays.

À ce moment, décrire Occupy Oakland comme la Commune d’Oakland n’était pas une exagération. Pendant une courte période, nous avons été réellement une force collective avec l’ambition et la capacité de transformer la ville entière et de radicaliser le mouvement national. L’expérience de cette journée est restée présente chez nombre d’entre nous, un aperçu bref et chaotique d’horizons insurrectionnels qui se sont refermés aussi vite qu’ils s’étaient ouverts. Se souvenir de cela alors que nous vaquons à nos occupations quotidiennes sous le capitalisme a été énormément douloureux ; pour beaucoup d’entre nous dans la région de la baie, la dernière année et demie a été un processus de deuil pour la perte de ce moment. Cette douleur a été présente durant toutes les étapes successives de cette séquence politique. Même si le mouvement a continué pendant des mois, faisant sortir des milliers de personnes dans la rue pour des journées d’action explosives, aucun de ces moments suivants — le 12 décembre, le 28 janvier, le 1er mai — ne peut être comparé même de loin au 2 novembre.

Avant d’analyser le déclin de la Commune d’Oakland, nous devons comprendre son essor et les différents projets dans la baie qui ont aidé à le construire. Ce qui suit n’est pas un compte rendu exhaustif de tous les éléments qui se sont combinés pour former la Commune d’Oakland mais plutôt ceux que nous avons vécus en personne.

Au printemps 2011, avec pour toile de fond le Printemps arabe, le mouvement des places européen et son faible écho lors de l’occupation du Capitole du Wisconsin, des camarades de la région de la Baie ont commencé un lent processus pour se reconstituer comme force dans les rues. Cela faisait suite à une longue période de décomposition et d’errements sans but. Beaucoup d’entre nous s’attendaient à ce que la vague d’agitation qui balayait la planète atteigne à un moment les États-Unis et nous voulions être prêts. Cet été-là, la région de la Baie a été le témoin d’une série de petites mais vivantes et créatives manifestations. Du camp indien protégeant le site de Glen Cove [1] contre l’expansion suburbaine de Vallejo jusqu’aux émeutes de San Francisco après que la police eut abattu Kenneth Harding alors qu’il essayait d’échapper à un contrôle de billet [2], l’été avait fourni plusieurs occasions pour les radicaux de collectifs différents de travailler ensemble.

Pendant les mois de juin et juillet, un mélange de communistes libertaires et d’anarchistes insurrectionnalistes ont organisé une série d’actions contre l’austérité sous le nom d’Anticut qui a fait sortir les gens dans la rue et expérimenter de nouvelles formes et tactiques d’interventions sociales. Cela avait pour but de recenser les terrains locaux de luttes et les différentes constellations sociales antagonistes susceptibles de participer à de futures rébellions. Grâce à ces petites et parfois frustrantes escapades, de nouvelles feuilles de route et manières de comprendre la géographie du centre d’Oakland ont vu le jour. Par exemple, la troisième et dernière action d’Anticut — organisée en solidarité avec une grève de la faim dans les prisons californiennes — a marché du futur QG d’Occupy Oakland sur la place Frank Ogawa, a descendu Broadway, passé devant le commissariat de police central, le tribunal et la prison, dans une manifestation bruyante avant de revenir à la place et de se disperser. Cette petite manifestation était la première fois où cette boucle était réalisée. Des mois plus tard, durant les moments forts d’Occupy Oakland, ce parcours de manifestation est devenu intimement familier pour des milliers de personnes, parfois répété plusieurs fois par jour.

Le rythme des manifestations petites et de taille moyenne, comme celles des Anonymous contre la police du BART et la journée d’occupation de Tolman Hall à l’université de Berkeley [3], s’est poursuivi tout l’été et au début de l’automne. Mais ce n’est qu’au moment où l’élan a commencé à se construire nationalement après l’installation du campement de Zucotti Park à Wall Street — le 17 septembre 2011 — que le plein potentiel des relations établies durant l’été a pu s’épanouir. Oakland a rejoint tardivement le mouvement national, le 10 octobre, en installant immédiatement un vaste campement sur la place devant l’hôtel de ville — renommée Oscar Grant Plaza, d’après le nom du jeune homme noir tué par la police du BART en 2009. Elle devint une zone libérée, hors de portée de la police et des politiciens et s’est organisée selon des principes d’autogestion, avec accès libre et gratuit à la nourriture et aux équipements, participation ouverte à tou·te·s pour tous les aspects de la vie du camp et autonomie d’actions.

Rétrospectivement il est frappant de voir avec quelle vitesse Occupy Oakland a émergé, a mûri et a atteint son apogée. Deux semaines seulement séparent l’installation du campement de la première intervention de la police aux premières heures du 25 octobre. Après que la Commune a résisté de manière répétée aux tentatives de la municipalité de prendre le contrôle du camp — en mettant en scène des autodafés publics de lettres d’avertissement pendant les assemblées générales de l’amphithéâtre des marches de l’hôtel de ville — le maire Jean Quan a autorisé l’opération de police militarisée qui a laissé le camp en ruine et conduit plus d’une centaine d’entre nous en prison.

Plus tard, le même jour, des milliers de personnes enragées se sont déversées dans le centre-ville, chargeant les barrières de la police autour de la place et bravant d’innombrables tirs de barrages de grenades lacrymogènes et de projectiles jusqu’aux premières heures de la matinée. En partie à cause du meurtre récent de l’ancien combattant en Irak Scott Olsen par un projectile tiré par la police cette nuit-là et des images spectaculaires de tout le centre-ville noyé dans un nuage de gaz lacrymogènes, la police s’est retirée le lendemain dans un flot de controverses. Des foules exultantes ont réoccupé la place, organisé une assemblée de deux mille personnes — la plus grande de tout le mouvement — et s’est mise d’accord pour passer à l’offensive avec la grève du 2 novembre. Le fait qu’il semblait possible d’organiser une grève générale en une seule semaine indique combien le temps normal du calendrier s’était transformé et allongé ces trois premières semaines. Durant la Commune d’Oakland incroyablement rapide et néanmoins brève, il a semblé qu’il n’y avait aucune limite à ce qui pouvait se passer en une semaine, un jour, une heure.

L’apogée eut lieu le 2 novembre [4]. En regardant en arrière, la portée de cette journée est toujours impressionnante. En moins de vingt-quatre heures, la grève a mis en œuvre toute les tactiques explorées durant le mouvement entier d’Occupy Oakland. Des piquets de grève volants, des actions sur les lieux de travail, des marches, des blocages, des occupations et des moments d’émeutes destructrices conduits par pas moins de cinquante mille personnes dans le centre-ville, beaucoup d’entre elles participant à des actions illégales pour la première fois sans doute.

La foule s’est rassemblée tôt le matin sous une banderole géante, tendue à travers le carrefour central du centre-ville, proclamant « Mort au capitalisme ». De là, elle s’est rapidement déployée à travers le centre-ville, faisant fermer les magasins qui avaient refusé de le faire ce jour-là. Le campement sur la place noire de monde est devenu un carnaval anticapitaliste, avec de la musique et des prises de parole sur trois scènes différentes. En début d’après-midi, alors que des dizaines de milliers de personnes occupaient les rues, une marche anticapitaliste conduite par un black bloc se frayait son chemin à travers le centre, laissant derrière elle des vitrines brisées et des graffitis sur les murs des banques et des sociétés. En quelques heures, des dizaines de milliers de personnes se dirigèrent vers le port d’Oakland, interrompant toute activité sur ses différents terminaux. Enfin, alors que la nuit tombait, des centaines de personnes ont occupé joyeusement les bureaux du bien-nommé Traveler’s Aid, situé à quelques blocs de la place ; inoccupé pendant longtemps, ils avaient alors hébergé une association d’aide aux sans-abri. Au bout d’une heure à peine, cependant, la police antiémeute a attaqué et évincé les nouveaux occupants, provoquant une nuit d’émeute durant laquelle les gens détruisirent la plupart des commerces et des bureaux de la municipalité autour de la place, y compris un commissariat de quartier [5].

Nous étions au milieu de quelque chose sans précédent récent dans l’histoire américaine. Et néanmoins la journée n’était qu’une journée. Il n’y avait pas de perspective, aucune idée de ce qui pourrait se passer ensuite. Le matin suivant, après trois semaines de beau temps, les premières pluies de la saison arrivèrent et le camp resta tranquille, présageant l’atmosphère démoralisée des mois à venir. La réaction négative suite à la marche anticapitaliste et aux émeutes spontanées de la nuit fut intense, différents milieux libéraux saisissant l’opportunité de diaboliser les anarchistes et le black bloc, appelant à des patrouilles d’autodéfense et initiant une réponse réactionnaire qui obligea de nombreux anarchistes et radicaux à rester à l’écart du camp pendant quelques jours. L’atmosphère passa de l’euphorie à la démoralisation très rapidement, notamment suite à l’échec de l’occupation des locaux de Traveler’s Aid, qui aurait pu ouvrir de nouveaux horizons pour la Commune d’Oakland. Il était difficile d’en prendre conscience sur le moment, mais nous avions déjà atteint les limites fondamentales de cet épisode de la lutte. Le lent déclin avait commencé.

Jours d’action, horizons de lutte

Le déclin s’est probablement mis en route dans les jours précédant immédiatement la grève. Jusqu’à l’intervention de la police le 25 octobre, la puissance de la Commune d’Oakland a reposé sur le camp lui-même : dans des activités collectives qui reliait chaque journée sur la place libérée à la suivante, construisant un élan à travers des interactions concrètes autour de questions de survie plutôt que de militantisme. Lorsque plus de six cents policiers antiémeutes ont tiré des grenades lacrymogènes et aveuglantes en même temps qu’ils franchissaient les barricades protégeant la place Oscar Grant dans le petit matin sombre du 25 octobre, ils n’essayaient pas seulement d’expulser les occupant·e·s mais de briser la routine de la petite communauté que nous avions formée.

La première expulsion leur est revenue à la figure de manière spectaculaire. La foule est revenue encore plus nombreuse et a appelé à la grève le 2 novembre — une décision opportune et efficace. Mais cela marque aussi le moment où l’énergie de la Commune s’est déplacée du processus quotidien de tenir un espace libéré vers une stratégie de « journées d’actions » éclatées séparées. La journée en question n’était qu’à une semaine de là et sa préparation fut menée conjointement avec la reconstruction du camp. Mais dans la décision historique de lancer la grève, il y avait un changement par rapport à la reproduction et à l’expansion de la zone d’opposition originelle. Quelque chose a été perdu en route.

La routine concrète de manger, dormir, s’organiser avec beaucoup d’autres dans une zone libérée au cœur de la lutte nord-américaine, s’est révélée être un défi pour lequel peu étaient préparés. À des moments, la Commune fut un véritable enfer — un endroit de batailles à coups de poing, d’urgences constantes, de blessures, de maladies, d’incompréhension et de tension. À d’autres moments, elle offrait une sorte de liberté et de beauté à nulle autre pareille. Il y eut des moments où chacun·e semblait empli·e de créativité sans limite, de compassion et de dévouement, tous réunis par la haine du capitalisme et de l’État. Nous pouvions voir l’expérience transformer les gens jour après jour, heure par heure et nous la sentions nous transformer. Le camp était un endroit empli de joie, de rires et d’attentions, presque psychédélique par la confusion qu’il communiquait aux sens. Mais la plupart du temps, c’était un endroit qui chancelait au bord de la rupture, un endroit où aucun des tampons et des médiations qui masquent la violence quotidienne de l’Amérique contemporaine n’était présent. Toute la misogynie, l’homophobie, le racisme et autres dynamiques empoisonnées qui forment les fondations de la société capitaliste revenaient à la surface dans cette zone libérée, remettant en cause la capacité de survie de la Commune. Nous étions mal préparés face aux problèmes que soulevait le camp, malgré les efforts héroïques de certain·e·s pour répondre à chaque nouvelle urgence.

Pour cette raison, de nombreux camarades accueillirent favorablement la première intervention policière, dans l’espoir qu’un conflit direct avec l’État réanimerait une vie nouvelle dans une lutte dépérissant lentement pour des causes internes. Après l’intervention, les gens tourneraient leur attention vers l’extérieur, dans des actions offensives comme la grève générale, loin des difficultés pesantes du camp. La décision d’appeler à la journée de grève ne fut pas une erreur. Au contraire, ce fut l’une des meilleures décisions prises durant tout le mouvement. Mais elle inaugurait une période de six mois caractérisée par des appels toujours plus nombreux à des journées d’action de la part de l’assemblée générale plutôt que par les rythmes des partages d’expériences. Ce processus s’est accéléré après la seconde expulsion du camp le 14 novembre et a atteint son apogée fin janvier avec l’appel à une autre grève générale le 1er mai [6] — une grève qui ne s’est jamais concrétisée. Le 1er mai 2012 s’est terminé en se révélant avoir été une journée d’action passionnante mais faisait pâle figure en comparaison de la grève du 2 novembre, qui avait été organisée en seulement une semaine. Plus la Commune d’Oakland perdait ses fondements, son élan et son sens de l’orientation et plus elle reposait sur des choix arbitraires de journées d’action, de moins en moins nombreuses et de plus en plus espacées.

Par l’abandon du camp pour des offensives spectaculaires, les actions du 2 novembre ont ouvert trois horizons de lutte, chacun d’entre eux se révélant être des impasses durant les mois suivant. Sous de nombreux aspects, les limites de ces approches apparaissaient déjà durant la grève.

D’abord, il y eut les dizaines de milliers de personnes qui firent le siège du port. Beaucoup seront d’accord sur le fait que le point culminant de la journée — l’action qui a eu le plus d’impact sur le capitalisme et la structure local du pouvoir — fut ce blocus du port d’Oakland. Cependant, le succès de cette action renforça une tendance au sein du mouvement pour éloigner la lutte de sa réclamation d’espaces et de perturbation des flux du capital pour la diriger vers une sorte de superactivisme syndical qui s’est révélé être une impasse par la suite.

Ensuite, il y eut la tentative, tard dans la soirée, d’occuper les locaux de Traveler’s Aid. Mais lorsque la police antiémeute a attaqué le bâtiment, les participant·e·s à l’occupation ont échoué à opposer une quelconque défense significative. C’est une chose que d’occuper des parcs publics et des places — mais cela en est une autre que de franchir la barrière sacrée de la propriété privée. Des camarades avaient discuté de cette progression depuis le début, mais l’échec de la tentative de Traveler’s Aid a démontré que cela restait un horizon indépassable.

Enfin, il y eut les combats de rue et le black bloc. Ils représentaient le rêve d’une escalade continue, dans lequel une offensive dynamique des émeutiers tout de noir vêtus ouvrirait une nouvelle phase de rébellion militante de plus en plus vaste, culminant dans un soulèvement total. Le 2 novembre a certainement vu quelques-unes des confrontations de rue les plus intenses à ce jour, illustré par l’apparition d’un imposant black bloc durant la marche anticapitaliste de l’après-midi. Pourtant, cette nuit-là, lorsque la police antiémeute a finalement reçu l’ordre de reprendre le contrôle du centre-ville d’Oakland et d’expulser le bâtiment nouvellement occupé, ce militantisme de rue accru n’a pas pesé lourd. La police a dispersé les participants comme une boule renversant un jeu de quilles.

Peu de personnes étaient organisées au sein de groupes d’affinité capables d’agir intelligemment et de manière décisive face à la police d’Oakland surentraînée et intimidante physiquement. Les émeutiers inexpérimentés ont eu tendance à attaquer faiblement et prématurément, puis à se disperser lorsque la police attaquait. En outre, la présence de services d’ordre pacifistes, membres d’Occupy — dont l’affirmation violente de leur non-violence soulignait la contradiction de leur position — et de journalistes amateurs trop occupés à photographier les affrontements pour aider leurs prétendus camarades, ajouta à la confusion et à la dissension. Comme cela est souvent le cas aux États-Unis, des camarades sont capables relativement facilement de mener des attaques contre des biens, en adoptant une stratégie efficace de hit and run. Mais lorsqu’il s’agit de tenir un terrain ou d’attaquer la police, les combattants de rue sont rarement efficaces.

La nouvelle année

Après que le camp fut expulsé suite à la seconde intervention policière sur la place, le 14 novembre, de nombreux camarades continuèrent à suivre ces trois orientations, s’éloignant toujours plus loin du camp qui les avait rassemblés au tout début.

L’aile du mouvement favorable à la solidarité avec les travailleurs, apparue à l’occasion du blocus du port du 2 novembre, a considéré de plus en plus Occupy comme un véhicule pour soutenir les syndicats et intervenir dans les conflits sociaux en cours. Le 12 décembre, cette faction a mené une journée d’action pour fermer les ports de la côte ouest (et d’autres endroits ici et là, comme le centre de gros de Walmart dans le Colorado). Cet appel faisait écho à la vague de répression et d’expulsions à travers le pays de fin novembre et de début décembre ainsi qu’en signe de solidarité avec la lutte des dockers de Longview, dans l’État de Washington, contre les tentatives de la multinationale EGT pour briser leur syndicat ILWU. Même si elle ne fut pas entièrement couronnée de succès, cette journée fut néanmoins impressionnante, démontrant la puissance encore réelle d’Occupy. Alors que débutait 2012, cette tendance du mouvement était occupée à organiser une mobilisation régionale pour perturber l’arrivée du premier navire briseur de grève qui devait jeter l’ancre dans les installations portuaires d’EGT à Longview. De nombreux camarades de la baie prévoyaient d’y converger pour ce qui apparaissait comme un important blocus.

Ailleurs, une alliance d’insurrectionnalistes et de camarades d’un large éventail de groupes qui avaient soutenu le camp était en train d’organiser une autre action offensive. En se restructurant après l’échec de l’occupation des locaux de Traveler’s Aid, ils avaient appelé à une journée d’action massive pour le 28 janvier 2012 afin d’occuper un grand bâtiment tenu secret. Cela allait devenir la nouvelle plate-forme de la Commune d’Oakland.

Enfin, il y avait un assortiment de radicaux et de rebelles qui continuaient à se battre pour reprendre la place Oscar Grant. Certains d’entre eux avaient dormi sur des bancs de la place bien avant Occupy ; d’autres étaient des jeunes politisés lors des mois précédents ; le reste couvrait une variété de groupes excentriques de la région de la baie incluant un contingent de juggalos [7]. La place était encore un territoire contesté avec des assemblées générales régulières, des manifestations et une « vigile » vingt-quatre heures sur vingt-quatre qui tenait l’espace, distribuait des repas et faisait office de centre social. Le parc et un parking vide à quelques blocs de là, dans le quartier résidentiel en voie de gentrification entre la 19e Rue et Telegraph étaient devenus aussi un second front, après une courte occupation le 19 novembre qui avait enlevé les barrières et établi un camp avant d’être rapidement expulsée.

Tel était le climat politique d’Oakland le Jour de l’an, alors qu’une marche pleine d’entrain quittait la place pour une manifestation bruyante. La foule suivit la boucle devenue familière, de la place aux commissariats de police, en passant par le tribunal et la prison, où fut tiré un torrent de feux d’artifice avant que de revenir à la place pour une nuit tapageuse de danses. Avec quelques centaines de participant·e·s, ce fut une manifestation puissante, qui pouvait se considérer encore chez elle sur la place malgré la disparition du camp de la Commune. Ce fut également une célébration des luttes à venir et de la prochaine grande vague du mouvement Occupy, que beaucoup croyait être proche. Durant ces premières heures de célébration de 2012, il était pratiquement impossible d’imaginer avec quelle rapidité toutes ces orientations possibles se révéleraient être des impasses. Mais en janvier, les limites apparues dès le 2 novembre devinrent manifestes, annonçant la phase terminale du mouvement.

La place Oscar Grant fut la première à disparaître. Les courses-poursuites et les bagarres entre les rebelles disparates de la place et les flics cherchant à les mettre en fuite s’étaient multipliées courant décembre et devenues quotidiennes la dernière semaine de l’année. Des douzaines d’occupants furent arrêtés. Au contraire des précédentes arrestations de masse, les flics cherchaient clairement à faire des exemples de ces arrestations, en fixant des cautions élevées, prononçant des motifs graves d’inculpation et instituant une nouvelle tactique favorite de répression : des ordonnances d’interdiction qui menaçaient les personnes poursuivies de peines de prison supplémentaires si elles revenaient dans le centre-ville d’Oakland. Même si cela ne fut pas aussi spectaculaire que le gazage et le tir de projectiles de manière indiscriminée sur la foule, la répression la plus brutale et la plus efficace du mouvement Occupy Oakland eut lieu probablement durant la guerre de territoire sur la place à la fin de l’année. Du fait que de nombreux camarades se consacraient à l’organisation des prochaines journées d’actions, ceux qui, sur la place, se confrontaient aux flics et aux tribunaux se trouvaient isolés, privés du soutien dont ils avaient besoin.

Inspiré par le succès de la manifestation bruyante du nouvel an et espérant répondre ainsi à la répression croissante, le Tactical Action Committee (TAC) — un groupe militant composé principalement de jeunes gens noirs d’Oakland qui s’était consacré à défendre la place et à organiser d’autres actions — appela à la première marche FTP (Fuck the Police) une semaine plus tard, le 7 janvier. Le 4 janvier, à la fin d’une assemblée générale et alors que la majorité des gens rentrait chez elle, une intervention militarisée, impliquant des douzaines de policiers antiémeutes, expulsa les vigiles. Ce fut la troisième et dernière intervention sur la place Oscar Grant. Un membre du TAC se trouvait parmi les personnes arrêtées dans l’opération. La présence rebelle sur la place avait été expulsée avec succès et la future marche FTP prenait toute sa signification.

Environ trois cents personnes se rassemblèrent sur la place au coin de la 14e Rue et Broadway le matin du 7 janvier. Beaucoup étaient masqués et prêts à se battre, ressentant que c’était le moment pour une réponse militante coordonnée aux expulsions consécutives de la Commune. Conduite par une gigantesque banderole « Fuck the Police », la marche descendit de nouveau Broadway sur la boucle passant par le commissariat central de la police et la prison. Des affrontements éclatèrent prêt du commissariat ou une voiture de patrouille de la police fut attaquée, des bouteilles jetées, un petit feu allumé dans la rue, alors que la police antiémeute chargeait régulièrement la foule. Une fois encore, la démonstration militante ne fut que cela, une posture — inefficace lorsqu’il s’agissait de défendre des camarades. Les combattants purent porter quelques coups à la police mais se retirèrent rapidement et s’enfuirent du centre devant l’offensive policière. La polémique naquit parmi les camarades, en même temps qu’il devenait évident que l’enthousiasme avec lequel beaucoup passaient à l’attaque n’était pas proportionnel à une quelconque forme organisée de défense ou à un mouvement de foule coordonné. Alors que les camarades s’éparpillaient, laissant une fois de plus la place abandonnée, une autre vague d’arrestations s’ensuivit, avec des unités de la police raflant des manifestants isolés qui avaient été identifiés par des flics en civil dans la foule. Comme lors de la vague d’arrestations des semaines précédentes sur la place, les personnes arrêtées lors de cette première marche FTP écopèrent des plus fortes peines de l’histoire du mouvement, quelques camarades étant condamnés plus tard à des peines de prison significatives.

La première marche FTP échoua dans sa tentative d’inverser le déclin rapide de la Commune ou de réimposer la présence du mouvement en centre-ville. Au contraire, elle a accéléré ce déclin, indiquant à l’État qu’il était clairement en train de prendre l’avantage. Ce n’était pas la faute du TAC, qui a continué à organiser chaque semaine des marches FTP dans les mois qui suivirent, avec moins de confrontations que lors de la première marche. Elle avait plutôt démontré les limites de conduites non coordonnées et inefficaces tactiquement d’un militantisme de rue composés des black blocs de l’époque. À ce moment, cette série de défaites douloureuses ne fut pas comprise par de nombreux camarades comme un coup sérieux au mouvement, même si les autorités avaient nettoyé la place avec succès et neutralisé les tentatives pour organiser une réponse. Nombreux étaient ceux dont l’attention était détournée, les yeux fixés sur les journées d’action à venir. Rétrospectivement, la nouvelle année partait clairement sur de mauvaises bases.

La préparation continuait pour la convergence à Longview et la journée d’action du 28 janvier. Les assemblées générales diminuaient en taille et s’espaçaient, mais continuaient à se réunir, se retirant de plus en plus vers le parc au coin de la 19e Rue et de Telegraph puisque un nombre de plus en plus grand de camarades étaient interdits de séjour sur la place. La source de l’origine du pouvoir de la Commune, l’occupation provocatrice de l’espace public, mourait rapidement, bien que les offensives prévues aient donné l’illusion à de nombreux camarades qu’un nouveau souffle était imminent.

Cette illusion fut ébranlée lorsque les bureaucrates à la tête de l’ILWU déjouèrent les plans du blocus du navire briseur de grève à Longview, et tous ceux de la convergence implosèrent. Des caravanes d’Occupy avaient été organisées à partir d’Oakland, Portland, Seattle, et ailleurs, en même temps que le gouvernement fédéral annonçait qu’il protégerait le navire avec une vedette des garde-côtes. Les camarades le long de la côte ouest n’attendaient qu’un mot de ceux qui travaillaient directement avec les dockers de Longview pour commencer le blocus. Mais dans leur détermination à réorienter Occupy vers des actions syndicales, la tendance qu’ils avaient réunie lors du blocus du port du 2 novembre avait accouché d’un cadre totalement déconnecté des rues et des places d’où ils étaient issus. À chaque étape, à partir de la grève du 2 novembre en passant par le blocus des ports de la côte ouest de décembre, jusqu’à Longview, ces actions cessèrent d’être des perturbations pour les flux internationaux du capital comme projection du pouvoir de l’occupation au-delà de la place. Au lieu de cela, elles devinrent des actions de solidarité, organisées seulement dans l’idée de soutenir le syndicat. Il existait un discours naïf sur des actions qui déclencheraient une grève sauvage dans les ports, ou arracheraient le syndicat d’entre les mains des bureaucrates, impatients de diviser le mouvement et de collaborer avec EGT. Mais rien de tout cela ne connut un début de concrétisation.

Pour finir, la tendance de solidarité ouvrière au sein d’Occupy Oakland et la poignée de dockers radicaux alliés ne firent pas le poids face aux machinations politiques de ceux, qui, à la tête du syndicat ILWU, avaient contraint la base de Longview à accepter un compromis avec EGT qui préservait leur travail tout en les privant de nombreux avantages et de leur sécurité d’emploi. Ce fut suffisant pour apaiser les tensions et éviter le blocus. Le 27 janvier, alors que les plans de dernière minute étaient finalisés pour occuper un bâtiment le lendemain, une déclaration confuse fut diffusée par les organisateurs de la caravane, annonçant que les dockers de Longview avaient accepté un accord et que cela était — pour une quelconque raison non spécifiée — une victoire. Ce fut ainsi que la campagne du port se termina : non pas par un feu d’artifice mais par un pétard mouillé.

Le lendemain, eut lieu la dernière action offensive de janvier. Même si, par de nombreux aspects, ce fut la journée la plus marquante depuis la grève générale, l’occupation prévue du 28 janvier (J28) fut avant tout une journée d’action choisie arbitrairement, avec les limites que cela comporte. Néanmoins, contrairement aux actions du port, ce fut une tentative massive de revenir à ce qui avait fait la puissance de la Commune d’Oakland aux premières heures : libérer un espace du capitalisme et de l’État, le transformer en une occupation collective où règnerait l’entraide et où seraient organisées de prochaines actions. Même si beaucoup se souviennent de cette journée spectaculaire comme de l’une des expériences les plus importantes au sein de la Commune d’Oakland, ce fut un désastre par rapport à son objectif affiché.

En réponse aux critiques sur l’organisation clandestinement organisée des locaux de Traveler’s Aid le 2 novembre, J28 fut organisée via une structure totalement ouverte. Des assemblées régulières d’aménagement de plus d’une centaine de personnes se réunissaient publiquement sur la place pour préparer l’occupation, tout en donnant à un groupe restreint le mandat de choisir un bâtiment dans un secret relatif. Cette assemblée a passé d’innombrables heures à organiser l’infrastructure de la nouvelle occupation, définissant des règles de responsabilités dans le bâtiment et prévoyant un festival de musique, des orateurs et des projections de films. Le jour de l’action arrivé, ce projet ambitieux fut anéanti par les premiers affrontements spectaculaires devant le bâtiment ciblé — le massif Kaiser Center Auditorium — dans ce qui devint connu sous le nom de la Bataille d’Oak Street.

Ce fut probablement parce que les gens croyaient si fort dans leur rêve qu’un nouvel espace libéré pourrait naître du Kaiser Center et ressusciter la Commune qu’ils se sont battus si fort et avec un tel esprit collectif ce jour-là. Mais la police d’Oakland n’avait aucun scrupule à transformer le centre-ville en zone de guerre pour s’assurer que la propriété privée resterait inviolable.

Un plan de secours plus tard dans la journée échoua à saisir un bâtiment. Alors que la nuit tombait, la police d’Oakland appela en renfort d’autres forces de police de la région de la baie. Après que sa première tentative de d’encercler une manifestation de près d’un millier de personnes au coin de la 19e Rue et de Telegraph eut été déjouée — la foule s’échappant de manière spectaculaire en renversant les barrières que la municipalité avait récemment remis en place — la police réussit finalement à isoler plus de quatre cents camarades devant l’auberge de jeunesse du centre-ville. Les personnes arrêtées passèrent les jours suivants dans des cellules immondes et surpeuplées à la prison de Santa Rita.

Étonnamment, ceux encore dans les rues restèrent courageux. Ils firent irruption dans l’hôtel de ville, brûlèrent le drapeau américain et vandalisèrent l’intérieur du bâtiment en représailles de la répression policière. Même après que la police antiémeute les eut chassés avec des tirs à armes à feu, la nuit n’était pas terminée. Une marche FTP fut rapidement organisée. En respectant la tradition, les participants empruntèrent la boucle habituelle à travers le centre-ville, en jetant des pierres, des bouteilles et autres projectiles en passant devant le commissariat et la prison. La Commune n’allait pas se rendre sans combattre.

C’était la fin, néanmoins. Les limites étaient apparues les unes après les autres dans le courant de janvier, et il n’y avait pas de nouvelle occupation ou vague de mobilisation en vue. Le 29 janvier, alors que des camarades se réunissaient pour soutenir les centaines de personnes en prison, alors que des milliers d’autres organisaient des manifestations de solidarité avec Oakland à travers le pays, plus de trois cents manifestants se rassemblaient sur la place pour ce qui s’est avéré être la dernière grande assemblée générale. Elles votèrent avec enthousiasme en faveur du soutien aux appels provenant de New York et d’ailleurs pour une grève générale mondiale le 1er mai — une grève qui ne s’est jamais concrétisée. Beaucoup espéraient encore qu’Occupy renaîtrait avec une offensive de printemps. Mais étant donné l’amère défaite dans la guerre de territoire sur la place, l’implosion de la campagne du blocus du port et l’échec pour assurer une nouvelle base pour la Commune, cela semblait improbable. Janvier marquait la fin. La fenêtre d’opportunités radicales pour Occupy allait se fermer bientôt, à Oakland et partout ailleurs.

Les mois suivants, la population organisa de nombreux projets radicaux surprenants et créatifs. Occupy Oakland organisa une série de grands barbecues de quartiers à travers la ville. Le Comité anti-répression [8] mit en place un mode d’emploi impressionnant sur comment venir en aide aux camarades arrêtés et emprisonnés. La Commune de San Francisco a tenu temporairement un bâtiment au 88 sur Turk [9]. Des féministes radicales et des camarades lesbiennes qui s’étaient assemblées durant les mois précédents continuèrent une campagne d’actions et d’interventions tout en écrivant et diffusant des textes et de la propagande [10]. Des affrontements et des attaques éclatèrent sporadiquement à travers la région de la baie aux alentours du 1er mai [11], en même temps qu’une lutte autour d’une ferme occupée apparaissait près d’Albany [12]. Des campagnes de défense contre les hypothèques [13] évitèrent avec succès une série d’expulsions. Pendant une semaine, des personnes occupèrent une école publique qui avait été fermée. Mais les chances de retrouver l’élan étaient nulles en janvier. Tous ces efforts étaient encore portés par un enthousiasme émanant de l’automne précédent. Dans leur détachement toujours plus grand les uns des autres, ils incarnaient le long processus de dispersion et de décomposition qui avait débuté avec la grève du 2 novembre.

Camp et Commune

Par essence, Occupy était un mouvement d’occupation. À Oakland comme ailleurs, il avait pour vocation de réaliser une forme de vie caractérisée par l’aide mutuelle, l’autogestion et l’action autonome. Il avait pour vocation de défendre les espaces libérés de la police, des politiciens, des patrons, et de mener le conflit obligatoirement violent entre ces zones et le monde capitaliste qui les entourait mais dont les camps dépendaient néanmoins. Oakland a fait tout cela aussi loin que possible au sein du cadre d’Occupy, établissant une zone qui a nourri et abrité des centaines de personnes quotidiennement — parfois des milliers — dans une attitude de défi effrontée face aux élus municipaux à une centaine de mètre de l’hôtel de ville et aux flics qui regardaient cela l’œil mauvais à sa périphérie. Face à tout le battage publicitaire sur les médias sociaux, les reportages en direct en streaming, et autres technologies de l’information permettant cette nouvelle vague de révolte, le fondement de la lutte dans la relation en face à face qui s’est instaurée pour former l’occupation est clairement ce qui a offert à Occupy son potentiel unique et créé les fondations matérielles pour toutes les possibilités politiques du mouvement. Les autorités ont compris cela. C’est pour cette raison qu’elles ont nettoyé les camps à Oakland et partout ailleurs, utilisant pour cela autant de forces que nécessaire pour éviter une réoccupation.

Une fois le camp expulsé, la Commune d’Oakland est devenue une coquille vide privée de son centre tactique et, sans doute, de sa raison d’être. C’est la raison pour laquelle la vigile s’accrocha désespérément à la place malgré les coups répétés de la police. C’est la raison pour laquelle la décision fut prise de prendre un nouveau bâtiment pour le mouvement le 28 janvier. C’est la raison pour laquelle le projet d’une occupation autonome a fourni l’élan initial pour la convergence des camarades féministes et lesbiennes dans ce qui deviendra plus tard Occupy Patriarchy [14]. Sans rien pour remplacer ce qui avait été perdu avec le camp, il y avait peu de chances que nous retrouvions les vastes perspectives de l’automne.

La force de la « forme du camp » [15] était sa capacité à bâtir des zones matérielles d’antagonisme politique qui n’étaient pas organisées autour de revendications auprès des autorités pour des concessions à travers des manifestations symboliques mais de répondre directement aux besoins de nos vies quotidiennes à travers la redéfinition et la réclamation de l’espace urbain. C’était l’un des aspects les plus intéressants du camp : il offrait l’opportunité d’explorer des modes de relations et de survie qui ne dépendaient pas des mécanismes habituels — argent, État, police, hiérarchies et catégories sociales prédéfinies — bien que leur bannissement fût toujours au mieux partiel et temporaire. Cela permettait aux participants de contourner les méthodes les plus fastidieuses avec lesquelles les militants développent leurs projets politiques, en préparant les gens à s’organiser pour leur propre survie, dans leur propre ville, en partant de leur expérience personnelle d’oppression et de besoins, plutôt que de lier telle ou telle injustice à des objections essentiellement morales. Dans le contexte de cette forme contagieuse de révolte se répandant à travers la libération collective de l’espace, le rejet du mouvement d’un besoin de formuler des revendications précises aux autorités prend tout son sens. La force d’Occupy provenait de la prolifération et la reproduction de ces zones d’opposition, et non de son influence politique.

Mais si le camp était la source de notre force, ce fut aussi la source des limites que nous avons atteintes, et non seulement parce que, sans lui, Occupy n’avait pas de réel avenir. À l’origine, le camp était inapproprié pour le projet de trouver des façons de vivre en dehors des formes spécieuses de collectivités que propose le capitalisme. En réalité, la campement d’Oakland était déjà en état de dégénérescence lorsqu’il fut expulsé et se serait probablement décomposé de lui-même plus tard.

Il n’était pas plus violent ou misérable que ne l’est quotidiennement la ville d’Oakland. Néanmoins, le niveau de misère, d’aliénation et de maltraitance qui constitue la réalité quotidienne d’une société capitaliste est proprement ahurissant, tout spécialement lorsqu’il est concentré sur une parcelle d’herbe au cœur d’une ville pauvre. Lorsque nous libérons un espace urbain dans l’Amérique du vingt-et-unième siècle, nous n’avons pas d’autres choix que de faire face aux dégâts produits par des siècles de capitalisme, de conquête et de domination.

À l’intérieur de l’espace reconquis ouvert par la Commune, des conflits interpersonnels incontrôlés et des formes de violence structurelles ne peuvent être enrayés ou gérés de la manière dont le fait généralement le capitalisme à travers la violence de la police, les institutions étatiques ou les hiérarchies prêtes à l’emploi fournis par l’argent. Nous devons faire face à ces problèmes collectivement et directement. Mais faire cela correctement aurait demandé l’expropriation de moyens et d’espace bien au-delà de ce qui était du pouvoir du mouvement naissant. Cela aurait également demandé la volonté audacieuse des participants de transcender leurs vies atomisées et des identités fabriquées sous le capitalisme, franchissant ainsi le point de non-retour. L’échec pour surmonter ces obstacles fondamentaux a permis à des relations de pouvoir fondés sur le patriarcat, la suprématie blanche et l’hétéro-normativité de réaffirmer leur domination au sein du mouvement tout en sapant et réprimant les nouvelles formes de relations essentielles qui avaient émergé à travers le processus de lutte. Ce furent les vraies limites qui ont éloigné la Commune de la revendication d’espace qui avait fourni la base pour son rapide essor initial, et qui ont conduit en six mois à son déclin rapide, passant le point de non-retour comme horizons de lutte, conduisant le camp à l’impasse en janvier 2012.

C’est la contradiction à laquelle nous étions confrontés : le camp était à la fois inadéquat et essentiel. Une solution possible pour la dépasser est contenue dans le concept de la Commune, par lequel nous entendons l’extension projetée des principes du camp dans de nouvelles bases plus grandes. Occupy Oakland est devenue la Commune d’Oakland [16] lorsque le camp a été conçu comme le modèle d’un nouveau projet (rarement réalisé) de récupération, d’autonomie et de perturbation du capital sur des bases plus larges : assemblées de quartier pour réclamer pour leurs besoins des bâtiments abandonnés ; centres sociaux qui pourraient servir de plaques tournantes pour l’organisation d’actions offensives et pour soutenir toutes sortes d’initiatives autogérées et d’entraide ; occupations d’établissements scolaires et de lieux de travail. Ce furent les horizons que la Commune d’Oakland a mis en lumière, dans un sens positif, malgré ses limites. Nous pensons qu’il est probable que les futures luttes aux États-Unis empruntent cette trajectoire d’une manière ou d’une autre, en s’inspirant des tentatives d’action offensives et de revendication d’espaces d’Occupy comme fondation sur laquelle quelque chose de plus grand, plus beau et plus intense peut prendre forme.

Mais les questions n’en restent pas moins : qu’est-ce que signifierait réellement s’entraider les uns les autres et soutenir et nourrir collectivement une lutte insurrectionnelle irrépressible ? Comment peut-on réfuter et démanteler les relations oppressives de pouvoir et les dynamiques interpersonnelles toxiques que nous apportons avec nous dans les espaces libérés ? Comment pouvons-nous faire place aux myriades de révoltes, qui sont nécessaires pour vaincre toutes les formes de domination, au sein de la révolte ? L’efficacité de tout projet futur d’opposition aux États-Unis sera déterminée par notre capacité à répondre à ces questions et donc à transcender les limites qui se montrèrent si handicapantes sur la place Oscar Grant, obligeant la Commune à s’éloigner de sa source réelle de puissance.

Une autre vague de lutte et d’agitation explosera sans aucun doute dans nos rues et sur nos places tôt ou tard. En attendant, notre travail consiste à cultiver des formes de coopération vivantes et créatives, à s’entraider, à lutter ensemble, ce qui pourra nous aider à dépasser les limites fondamentales de la révolte contemporaine lorsque le temps sera venu. Si nous pouvons faire faire des avancées significatives au-delà de ces obstacles, les attaques de la police et les peines de prison ne feront pas le poids face à l’élan incontrôlable de notre force collective.

Août 2013.
Quelques protagonistes d’Oakland
The Rise and Fall of the Oakland Commune

Source de la traduction :
Racines et Branches.

Notes

[1NDT : Glen Cove, au sud de Vallejo, en Californie, est un endroit sacré utilisé comme cimetière par de nombreuses tribus indiennes depuis 1 500 av. J-C. Depuis 1988, le Greater Vallejo Recreation District et la municipalité de Vallejo ont entrepris d’installer un parc dont les travaux de terrassement détruiraient les tombes millénaires.

[2NDT : Manifestation du 19 juillet à San Francisco, suite aux meurtres de Charles Hill et Kenneth Harding par la police du BART et de SF.

[4Oakland General Strike Footage Une vidéo de 15 minutes de cette journée.

[5NDT : Voir une critique de cette nuit sur R&B, le témoignage d’une toubib de rue d’Oakland sur la stratégie, ou le manque de stratégie, de certains black blocs.

[6NDT : C’était en réalité fin février Occupy Wall Street calls for May Day general strike.

[7NDT : Nom d’un groupe de fans de Posse le Clown Fou et d’autres groupes de hip hop du label Psychopathic Records.

[14NDT : Occupy Patriarchy.

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