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De Barcelone

La Catalogne après la tourmente

dimanche 3 décembre 2017, par Tomás Ibáñez

Tout ce qui est construit d’en bas est bon... à moins que cela ne s’érige sur des socles préparés d’en haut...

Au moment où la campagne électorale est sur le point de commencer et de nous plonger à nouveau dans le lamentable spectacle de la compétition entre partis pour récolter le maximum de voix, il n’est peut-être pas inutile de faire le bilan de l’intense période de confrontation entre, d’une part, le gouvernement et l’État espagnol, et de l’autre le prétendant au titre d’État catalan. Une confrontation à laquelle les secteurs révolutionnaires, ainsi que beaucoup d’anarchistes et d’anarcho-syndicalistes, ont participé sous prétexte qu’il fallait prendre parti, il fallait être là où le peuple était, et qu’il était nécessaire de choisir de lutter.

Aujourd’hui, la question n’est plus de savoir si, partant de positions libertaires, il était logique de collaborer avec un projet dont le but ultime était la création d’un État ou s’il était cohérent de participer à un affrontement dirigé par le nationalisme catalan. Il s’agit plutôt de savoir maintenant si la partie du mouvement anarchiste qui s’est lancée dans cette bataille va examiner les pour et les contre de sa démarche ou si, au contraire, elle va élaborer un discours destiné à justifier sa participation dans cet affrontement et à montrer que, finalement, elle a fait ce qui était le plus approprié dans une situation certainement complexe.

Le fait est que les principaux arguments de ce discours sont déjà en train d’émerger et pointent vers une mythification de certains événements qui sont fortement magnifiés. S’il s’agissait d’une simple divergence concernant l’évaluation subjective de ces événements, le fait ne serait pas inquiétant, il le devient lorsque nous nous trompons nous-mêmes sur la nature du chemin que nous avons parcouru car cela engendre des points aveugles qui troublent notre perception relative au comment et par où continuer à avancer.

Ce discours recueille à juste titre le fait que le défi catalan présentait des facettes susceptibles de motiver la participation des adversaires du statu quo existant. En effet, le conflit qui a éclaté en Catalogne a mobilisé les partisans d’une société plus juste et plus libre, teintée de démocratie participative et de touches anticapitalistes, et qui étaient opposés, entre autres points :

- au régime né en 1978, aux pactes honteux de la transition, à la monarchie, au bipartisme, et à la sacralisation de la Constitution espagnole ;
- au gouvernement autoritaire et réactionnaire d’un Parti populaire corrompu, attelé à retailler les acquis sociaux et les libertés ;
- à la répression policière et à la violence de ses interventions ;
- aux obstacles dressés contre à la libre autodétermination des peuples.

Ceux qui se sont impliqués dans la lutte ont raison de souligner la pluralité des aspects pouvant justifier leur participation, cependant ils se tromperaient eux-mêmes s’ils n’admettaient pas que les rênes de la bataille contre l’État espagnol étaient entièrement entre les mains du gouvernement catalan et de ses associés nationalistes (l’ANC, Assemblée nationale catalane, et Omnium culturel), dans le seul but de forcer la négociation d’une nouvelle répartition du pouvoir et d’obtenir, à terme, la reconnaissance de l’État catalan.

En outre, ils se tromperaient également eux-mêmes s’ils se refusaient à voir que le caractère transversal — politiquement, et pas seulement socialement — du conflit catalan répondait en grande partie au besoin absolument impératif qu’avaient les dirigeants du défi lancé à l’État espagnol de construire la seule arme capable de leur fournir une certaine capacité de résistance contre leur puissant adversaire, à savoir : l’ampleur du soutien populaire dans la rue, ce qui obligeait à rassembler autant de secteurs que possible et, par conséquent, des sensibilités fortement hétérogènes.

Le discours justificatif qui commence à apparaître repose lourdement sur la mythification des journées du 1er et du 3 octobre, et passe par la surévaluation de la capacité d’auto-organisation populaire qui s’est manifestée à propos de la défense des urnes.

Il ne fait aucun doute que la journée du 1er octobre (date du référendum) a connu un succès considérable, non seulement en raison de l’afflux massif d’électeurs, dont il est impossible de vérifier le chiffre, mais surtout parce qu’ils ont déjoué tous les obstacles dressés par le gouvernement espagnol. Cependant, nous nous tromperions nous-mêmes en nous cachant que si tant de personnes se sont rendues aux urnes c’est aussi parce que les plus hautes autorités politiques de la Catalogne l’ont exigé, à commencer par le gouvernement catalan au complet, en passant par la mairesse de Barcelone et par plus de 80 pour cent des maires de Catalogne.

La désobéissance aux interdictions lancées par le gouvernement espagnol fut réelle, mais il ne faut pas ignorer l’obéissance aux injonctions d’un autre gouvernement et de nombreuses autorités.

La mythification du 1er octobre se nourrit aussi de la magnification de la capacité d’auto-organisation du peuple lorsqu’il « protégea » les urnes, en oubliant que cette protection fut assurée sur toute l’étendue du territoire catalan par l’intervention disciplinée de milliers de militants des partis et des organisations indépendantistes (depuis l’ERC, Gauche républicaine catalane, jusqu’à la CUP, Candidature d’unité populaire, en passant par l’ANC et Omnium culturel). Le fait de poser l’accent sur les cas d’auto-organisation ne doit pas occulter complètement la verticalité d’une organisation qui compta avec des personnes entraînées pendant des années dans les manifestations du 11 Septembre (Diada, fête nationale de la Catalogne) à respecter scrupuleusement et avec une extraordinaire discipline les instructions transmises par les directions des organisations indépendantistes.

Nous savons bien, ne serait-ce qu’à travers l’expérience personnelle, que la désobéissance à l’autorité, la confrontation avec la police, et la lutte collective contre la répression font naître des sentiments intenses et ineffaçables qui tissent une forte solidarité et des liens affectifs entre des inconnus qui fusionnent soudainement dans un « nous » chargé de sens politique et d’énergie combative. Cela fait partie de l’héritage le plus précieux que nous lèguent les luttes et cela justifie largement l’enthousiasme qu’elles nous insufflent ; cependant, cela ne devrait pas servir d’excuse pour que nous nous trompions nous-mêmes. Bien que le 1er octobre ait représenté un échec retentissant pour l’État espagnol, il ne marque pas du tout un avant et un après, et il ne remplit pas les conditions pour entrer dans l’histoire comme l’un des actes les plus emblématiques de la résistance populaire spontanée : nous nous trompons nous-mêmes si nous nions cette réalité.

Le 3 octobre fut également une journée mémorable pendant laquelle le pays fut paralysé et les rues s’emplirent de centaines de milliers de manifestants. Toutefois, si nous ne voulons pas nous tromper nous-mêmes et mythifier cet événement, il nous faut bien admettre que, même si la grève générale fut impulsée par l’efficacité et l’enthousiasme des syndicats alternatifs (notamment anarcho-syndicalistes), elle n’aurait jamais obtenu un tel succès si la « Table pour la démocratie » (composée par les principaux syndicats, par une partie du patronat et par les grandes organisations indépendantistes) n’avait convoqué à un « arrêt du pays » et si le gouvernement catalan n’avait pas soutenu cet arrêt en fermant tout ce qui dépendait de lui, y compris les écoles, et en annonçant qu’il n’y aurait pas de retenue de salaire pour fait de grève.

La constante et massive capacité de mobilisation manifestée par de larges secteurs de la population catalane tout au long de septembre et d’octobre a fait éclore la thèse selon laquelle le gouvernement catalan aurait craint de perdre le contrôle de la situation. Il est vrai que la peur a joué un rôle majeur dans les agissements erratiques du gouvernement au cours de ces mois, mais ce n’est pas la peur d’un éventuel débordement provoqué par les secteurs les plus radicaux des mobilisations qui explique les multiples renoncements des autorités catalanes, c’est plutôt leur progressive prise de conscience que, finalement, elles ne parviendraient pas à battre leur adversaire et que celui-ci disposait de suffisamment de moyens pour les pénaliser sévèrement.

Un troisième élément que certains secteurs libertaires, dont ceux impliqués dans les Comités de défense de la république (CDR), mythifient a trait à la perspective de construire une république depuis le bas.

C’est peut-être parce que j’ai vécu pendant des décennies en république (française dans ce cas), et peut être aussi parce que mes parents ne se sont pas battus pour une république, mais pour construire le communisme libertaire, et durent faire face aux institutions républicaines, que je ne vois pas la nécessité de placer sous le parapluie républicain l’effort pour construire une société qui tende à faire disparaître la domination, l’oppression et l’exploitation.

Je ne comprends pas pourquoi il faudrait nous en remettre à des schémas conventionnels qui semblent uniquement capables de distinguer entre la monarchie, d’une part, et la république, de l’autre. Il faut répéter que combattre la monarchie n’implique nullement de lutter pour la république et que notre lutte n’a pas à se référer à la forme juridique-politique de la société que nous voulons construire, mais plutôt au modèle social, que nous défendons (anticapitaliste et en lutte contre toute forme de domination). Notre objectif ne devrait pas être exprimé en termes de « construction d’une république depuis le bas », mais en termes de « construction d’une société radicalement libre et autonome ».

C’est pourquoi je pense qu’il est intéressant de retenir l’expression utilisée par Santiago López Petit dans un texte récent, « Catalunya com a laboratori polític », quand il dit : « En partant d’une logique d’État (et d’un désir d’État) nous ne pourrons jamais changer la société. » J’insisterai, pour ma part, sur le fait que nous ne pourrons jamais, non plus, changer la société à partir d’un quelconque « désir de république ».

Bien sûr, après la tempête qui a secoué la Catalogne ces derniers mois, nous ne devrions pas laisser s’installer le calme plat. Il nous faut travailler pour que les énergies accumulées ne se dispersent pas, pour que les complicités établies ne s’évanouissent pas et pour que les illusions partagées ne se flétrissent pas. Il s’agit de ne pas repartir de zéro une fois de plus, mais d’utiliser ce qui a été « fait » pour continuer dans un autre « faire » qui évite la diaspora militante. Recomposer les énergies n’est pas une tâche aisée mais, pour y parvenir, il est essentiel de réfléchir sur les erreurs commises, et surtout, ne pas nous tromper nous-mêmes en magnifiant les moments les plus spectaculaires des luttes et en surévaluant certains de leurs aspects les plus positifs.

Bien sûr, qu’elle soit anarchiste ou non, chaque personne est libre d’introduire un bulletin de vote dans une urne si elle le souhaite ; mais les anarchistes vont-ils aller jusqu’à s’impliquer, directement ou indirectement, dans l’actuelle joute électorale catalane en pensant que ce serait la manière de préserver les minces espoirs d’un changement révolutionnaire ou en croyant, plus prosaïquement, que c’est la voie à suivre pour mettre fin au régime de 1978 ?

Dans son texte, cité plus haut, López Petit déplore qu’au lieu d’accepter de participer à des élections imposées les partis politiques n’aient pas choisi de « les saboter au moyen d’une abstention massive et organisée ». C’est, à mon avis, l’option que les secteurs libertaires devraient adopter et mettre en pratique pour le 21 décembre.

Barcelone, 1er décembre 2017,
Tomás Ibáñez

Messages

  • C’est vrai, il ne faut pas mythifier ces jours d’octobre. C’est vrai, il y avait beaucoup de discipline et de verticalité dans leur organisation. C’est moins vrai que les rênes aient été « entièrement » dans les mains du gouvernement catalan et de ses acolytes. C’est dans la différence entre les adverbes « entièrement » et « majoritairement » que pouvait se faufiler une participation critique. Qui se fracasse, c’est également vrai, contre le cirque électoral actuel.

    Mais ne mythifions pas plus la bien commode position de la critique théorique, qui rarement se trompe puisque le statu quo, si on ne fait rien de significatif contre, présente cette capacité désolante de confirmer sa stabilité. Et donc de confirmer les analyses qui annoncent l’inutilité d’affronter ce statu quo en dehors d’un marc politique aussi inaccessible que théoriquement irréprochable. Elle est imbattable, cette position essentialiste et parfaite de la théorie, elle qui sait si bien se racheter en réclamant, après avoir critiqué les tisserands, que l’on travaille pour l’étoffe ne s’effiloche pas. Pas d’inquiétude, on va continuer à travailler, comme le savent même les nationalistes espagnols, en Catalogne « hacemos cosas ».

  • Je partage largement la perspective de Thomas Ibanez. Est-ce que les anarchistes doivent être présents dans la campagne électorale ? Bien sûr, mais sur des bases autonomes. Il faut vraiment faire cet effort. Lorsqu’il écrit que « Notre objectif ne devrait pas être exprimé en termes de « construction d’une république depuis le bas », mais en termes de « construction d’une société radicalement libre et autonome », Thomas pose à mon avis une question essentielle dont les anarchistes ne doivent pas se défiler sous peine d’être à la remorque du discours du mouvement nationaliste. Alors, quelles sont les actions et les manifestations, durant cette période exceptionnelle d’une campagne référendaire, que les anarchistes peuvent faire pour « utiliser » la tension réellement existante de la lutte entre 2 États pour avancer des propositions (une vision) d’une société radicalement différente ?
    Je suis très loin du terrain et je n’ai pas la prétention de donner des conseils. Mais en tant que québécois anarchiste, sensible aux enjeux de l’oppression nationale, je pense qu’il faut développer un contre-discours et pourquoi pas si la conjoncture est favorable en certains endroits, le mettre en pratique. Je pense ici au communalisme de Murray Bookchin autour du concept d’écologie sociale où les communautés locales s’autoorganisent sur des bases autonomes et une vision fédérative à plus large échelle.

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