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La nuit d’Iguala

vendredi 28 avril 2017, par Georges Lapierre

Les gens sont gentils, sympathiques, hospitaliers, les Mexicains sont un peuple travailleur, ils ont une curiosité énorme pour tout, ils se soucient des gens, ils sont courageux et généreux, leur tristesse ne tue pas mais donne de la vie, dit Rosa Amalfitano lorsqu’ils traversèrent la frontière avec les États-Unis.
— Nous sommes encore vivants, avait-il dit.
— Nous sommes vivants parce que nous n’avons rien vu et que nous ne savons rien, avait dit Rosa.

Roberto Bolaño, 2666

Au sujet de la disparition forcée des 43 élèves de l’école normale rurale Rául Isidro Burgos d’Ayotzinapa, le gouvernement mexicain revient à sa thèse initiale : les 43 élèves ont été assassinés par les hommes de main du cartel Los Guerreros Unidos puis incinérés dans la décharge publique de Cocula, leurs cendres ayant ensuite été jetées dans la rivière qui passe à proximité, le río San Juan. Cette version des faits, présentée comme définitive le 27 janvier 2015 lors d’une conférence de presse par le procureur de la République d’alors, Murillo Karam, ne tient pas la route. Et la « Vérité historique » est bel et bien un « Mensonge historique », avec toujours une majuscule.

Dès le début, elle avait été critiquée par un professeur de l’Université nationale, puis par l’Équipe argentine d’anthropologie légiste (EAAF), agissant, depuis le 5 octobre 2014, en tant que groupe d’experts indépendants reconnu par les familles, enfin par le docteur José Toredo, professeur de l’université de Queensland en Australie, expert en feu, désigné par le Groupe interdisciplinaire d’experts indépendants (GIEI) créé par la Commission interaméricaine des droits de l’homme (CIDH).

Une première et inquiétante question se pose : pourquoi le gouvernement mexicain se permet-il de revenir au bout de trois ans à une version, qui de toute évidence est un pur mensonge ? S’obstiner dans le mensonge est, en soi, suspect, mais il est encore plus suspect de pouvoir le faire. Pourquoi l’État mexicain se sent-il les coudées franches ? Quelle est cette mollesse dans la société (nationale et internationale) qui lui ouvre et lui laisse la voie libre ?

Je me suis penché depuis le début sur cette tragédie, qui doit être dénoncée avec toute la force dont nous sommes capables. Je l’ai suivie au jour le jour à travers des enquêtes journalistiques de haute tenue, qui ont mis en lumière des points d’ombre soigneusement camouflés ; j’ai lu des comptes rendus et des conclusions d’enquêtes soigneusement menées ; j’ai lu des livres, que je recommande vivement : de John Gibler, Una historia oral de la infamia, los ataques contra los normalistas de Ayotzinapa [1], Mexico, avril 2016 ; de Témoris Grecko, Ayotzinapa. Mentira histórica. Estado de impunidad, impunidad de Estado, Mexico septembre 2016 — nous devons aussi à Témoris Grecko le film Mirar morir ; de Carlos Martín Beristain, El tiempo de Ayotzinapa, Espagne, janvier 2017, Mexico, janvier 2017 ; Carlos Martín Beristain fut un des experts du GIEI. En avril 2015, je me suis rendu à l’école normale rurale d’Ayotzinapa, j’ai pu parler avec des survivants de cette nuit, avec des mères et des pères des disparus, avec des gens aussi que je connais de longue date et qui sont proches des étudiants, j’ai rencontré et interviewé Abel Barrera, du Centre des droits de l’homme de la Montaña Tlachinollan ; tout dernièrement, j’ai revu Vidulfo Rosales, l’avocat des familles. J’ai tenté de déchiffrer cette histoire. J’ai écouté. Et je me suis surtout posé des questions.

Je ne suis pas tout à fait d’accord avec les hypothèses suggérées par le groupe d’experts indépendants envoyés par la Commission interaméricaine des droits de l’homme, ni par la thèse avancée par Témoris Grecko dans son livre et dans son film Mirar morir. Les premiers ont fait un travail considérable, extrêmement précis, extrêmement sérieux, ils ont mis au jour de nombreuses pistes non explorées par l’enquête officielle, celle des téléphones portables qui sont restés en activité après la disparition forcée des normaliens, celle du « cinquième » autobus, celle qui mène à Huitzuco et au clan Figueroa, celle du rôle joué par l’armée ; ils ont aussi révélé les manipulations ou l’altération de la « scène du crime » par Tomás Zerón, directeur de l’Agence d’investigation criminelle. Ils se sont continuellement heurtés à la très mauvaise volonté des institutions officielles et ils ont été, individuellement, la cible d’une campagne de calomnies insensées, non fondée et orchestrée par les organes de presse aux ordres de l’État. Cependant, ils n’ont jamais clairement dénoncé le gouvernement comme le premier responsable de cette tragédie. Ils ont pu dénoncer des sabotages délibérés de l’enquête mais ils ont comme éludé la responsabilité du gouvernement, rejetant les dévoiements de l’enquête sur les dysfonctionnements des institutions et « l’esprit des lois » sévissant au Mexique, comme le poids déterminant des aveux, la plupart du temps obtenus sous la torture.

Témoris Grecko, quant à lui, a mené une recherche à la fois minutieuse et couvrant un très large spectre, non seulement sur les événements qui ont eu lieu du 26 au 27 septembre avec les péripéties d’une enquête bâclée, mais sur l’ensemble d’une région placée sous le contrôle de l’armée et consacrée en grande partie à la culture de l’amapola (opium), à l’industrie de l’héroïne et à son commerce. À mon sens, pourtant, il fait trop vite porter le poids de toute l’affaire sur les cartels de la drogue et leur collusion avec les cadres les plus élevés de l’armée et du monde politique. Il ne s’agit pas d’écarter cette thèse, elle est séduisante surtout quand nous pensons à l’importance considérable des « notables », qui constituent ici au Mexique comme chez-nous en France, le socle intouchable sur lequel s’érige, ou s’est érigé, l’État moderne. La puissance du clan familial des Figueroa [2], sans doute impliqué dans la disparition des 43 normaliens, sa relation historique et étroite avec l’armée, pourrait expliquer les silences du gouvernement et les dérives de l’enquête. Jusqu’à mettre en jeu la crédibilité de l’État ? Il y a peut-être eu complicité, mais le gouvernement ne protège pas seulement le clan des Figueroa et toute son activité criminelle et occulte, il se protège aussi. Il pourrait être, lui aussi, directement impliqué dans la disparition des normaliens.

Le gouvernement et le président de la République, s’ils ne sont pas directement à l’origine de cette tragédie, ont, dans l’histoire, une énorme responsabilité. Dès le début, j’ai soutenu ce point de vue dans les différents textes que j’ai pu écrire sur le sujet et je me demande pourquoi la thèse de l’entière responsabilité du gouvernement n’est pas mise en avant. C’est une question importante : pourquoi la société civile nationale et internationale élude-t-elle le fait que l’État et le gouvernement mexicain se trouvent directement impliqués dans cette tragédie ? Il n’y a pas de doute possible, l’armée et les plus hauts fonctionnaires de l’État (président, le procureur de la République, le ministre de l’Intérieur, tout le clan proche du chef de l’État) savent ce que sont devenus ces 43 disparus. Pourquoi diable s’arrête-t-on ou se cabre-t-on juste devant cette vérité pour dévier sur autre chose, une demi-vérité : l’implication du monde de la drogue où se mêlent, dans une complicité d’affaire louche et mafieuse, les notables et les narcotrafiquants, les caciques et les généraux, et qui, au dernier moment, dédouane le gouvernement et le décharge de sa responsabilité dans l’enlèvement et la disparition des 43 normaliens ?

Si nous écoutons ou lisons les témoignages des survivants (Cf. John Gibler, Una historia oral de la infamia, los ataques contra los normalistas de Ayotzinapa), si nous reconstituons la succession des événements de cette nuit, nous sommes frappés par une évidence : il s’agit d’un acte de guerre avec des tués, un homme torturé à mort, des blessés, certains délibérément achevés, des prisonniers. Un acte de guerre de cette ampleur contre des civils désarmés n’a pu être conduit à terme sans la complicité de l’armée présente sur les lieux, ni celle de la Police fédérale, ni, à plus forte raison, sans la complicité active du gouvernement. Mais reprenons brièvement la trame des événements.

Au cours d’une réunion, qui s’est tenue du 15 au 20 septembre 2014, les membres de la Fédération des étudiants paysans socialistes du Mexique ont chargé les élèves de l’école normale d’Ayotzinapa de se procurer les autobus pour le transport des normaliens à la capitale, où doit avoir lieu la manifestation pour la commémoration du massacre des étudiants à Tlatelolco en 1968. La Fédération des étudiants paysans socialistes du Mexique, présente et active à l’intérieur des écoles normales rurales encore existantes, sent le soufre. Pour l’État, elle est liée aux mouvements radicaux anticapitalistes, à Lucio Cabañas, si ce n’est à la guérilla actuelle. Avant même sa prise de fonctions, le président de la République, Peña Nieto, a eu affaire aux jeunes gens, qui focalisent le rejet, par une grande partie de la population, du Parti institutionnel et de son retour au pouvoir. Nous pouvons penser avec juste raison que le gouvernement s’inquiète au sujet de cette manifestation du 2 octobre et qu’il cherche à prendre les mesures pour la contenir [3].

Le 26 septembre, vers 17 h 30, une centaine d’étudiants (les première année encadrés par les étudiants plus aguerris de deuxième année) sortent de l’école normale dans les deux cars que la compagnie d’autobus laisse à leur disposition avec chauffeurs (Estrella de Oro 1531 et 1568). Ils se dirigent à la gare des cars de Chilpancingo, capitale de l’État du Guerrero, qui se trouve à proximité. La centrale d’autobus est bien gardée par des patrouilles de la Police fédérale. Ils partent alors en direction du nord. Dès leur départ, les normaliens sont suivis par la Police fédérale ; leurs faits et gestes sont reportés en temps réel au centre de contrôle de Chilpancingo (le C4) et répercutés aux institutions de justice et de sécurité, à l’armée et à la marine, et au système national de sécurité publique. Ils sont sous l’œil de l’État et du gouvernement jusqu’à minuit (du 26 septembre), ensuite, ils disparaissent. Remarquons tout de même que c’est à partir de minuit que l’armée aurait pris le contrôle du C4, jusqu’à 4 heures du matin. À minuit, nous dit le gouvernement, ils sont assassinés et incinérés dans la décharge publique de Cocula ; à 1 h 16, un jeune disparu a appelé sa mère sur son portable pour qu’elle lui renouvelle de toute urgence son abonnement téléphonique.

Les étudiants arrivent au péage d’Iguala vers 20 heures (selon le C4). Des patrouilles de la police de l’État et de la Police fédérale les empêchent de prendre des autobus, ceux-ci sont arrêtés avant le péage et les passagers sont invités à faire le reste du chemin à pied. Deux militaires sont présents et informent le 27e bataillon d’infanterie sis à Iguala. Finalement les normaliens avec leurs deux autobus se rendent au terminal de la ville. Ils s’emparent de trois autobus, deux de Costa Línea (2012 et 2510) et un Estrella Roja. Nous sommes avec cinq autobus, ces cinq autobus ne vont pas prendre le même chemin. L’Estrella Roja est le fameux cinquième autobus, dont la présence va être camouflée par les autorités et révélée par le GIEI. Il sort par l’arrière en direction de l’autoroute, il s’arrête en chemin à la demande du chauffeur puis il poursuit sa route vers la sortie de la ville, là il va être arrêté à un barrage de la Police fédérale, les étudiants s’échappent, ils sont recherchés et pourchassés par des patrouilles et sans doute par des militaires toute la nuit, ils s’en sortent. L’autobus disparaît, on n’aura des nouvelles de lui que par la suite, quand une enquête sera ouverte bien plus tard à la demande du GIEI. Il est fort possible que cet autobus ait été utilisé pour le passage de la drogue d’Iguala à Chicago. Mais revenons aux autres cars.

L’Estrella de Oro 1531 sort la première, elle suit son propre chemin et elle finit par rejoindre le périphérique. Alors qu’elle allait sortir en direction de Chilpancingo, il est environ 22 heures, deux voitures de police la poursuivent et les policiers tirent dans les pneus pour l’arrêter ; une autre patrouille arrive en sens inverse et lui bloque le passage. Une vingtaine de policiers encagoulés brisent les vitres du car et jettent des grenades lacrymogènes à l’intérieur, obligeant les élèves à descendre, ceux-ci sont violemment frappés à la tête. À proximité se trouvent des patrouilles de la Police fédérale et deux patrouilles arrivent sur les lieux alors que les étudiants (14 à 20) sont embarqués dans trois camionnettes de la police municipale de Huitzuco qui viennent d’arriver sur les lieux. Remarquons tout de suite que la scène se passe dans une zone sous juridiction fédérale, les agents locaux n’avaient aucune autorité pour agir ; pourtant la Police fédérale présente laisse faire. De deux choses l’une, ou elle a reçu l’ordre de l’État de ne pas intervenir ou elle obéit, passant outre à l’autorité de l’État, à une autorité occulte, qu’elle juge supérieure, le « grand patron [4] » (Je rappelle que la municipalité de Huitzuco est le fief du clan Figueroa), à moins qu’il y ait une totale connivence entre l’État et le « grand patron » et que celui-ci agisse en accord avec le gouvernement — ou que ce dernier lui donne carte blanche.

Nous avons suivi les mésaventures de deux cars sur les cinq qui sont sortis de la centrale d’autobus. Les trois autres, l’Estrella de Oro 1568 et les deux Costa Línea sortent ensemble et poursuivent leur route en convoi, l’Estrella de Oro fermant la marche. Ils passent par le centre-ville pour se diriger ensuite vers le périphérique nord. Dans l’avenue principale, ils sont attaqués par la police municipale qui cherche à les arrêter en tirant en l’air, il est, d’après le C4, 21 h 53, le convoi poursuit sa route en direction de la sortie, surviennent alors sept patrouilles qui suivent les autobus en tirant directement sur eux. Il s’agit de les empêcher, à n’importe quel prix, de sortir de la ville. Une policière laisse son véhicule en travers de la route pour immobiliser le convoi. Celui-ci est alors pris sous le feu nourri des policiers qui font partie d’une unité d’élite, Los Belicos, travaillant pour le cartel Guerreros Unidos. Les étudiants cherchent à se mettre à l’abri et à se défendre désespérément avec des pierres contre des fusils d’assaut. Aldo Gutiérrez Solano reçoit une balle dans la tête, depuis il se trouve en état de mort cérébrale ; il y aura deux autres blessés. Les élèves de première année (25 à 30) qui se trouvent dans le dernier autobus (Estrella de Oro) sont faits prisonniers et couchés à plat ventre sur le trottoir. Ils peuvent encore espérer être arrêtés puis libérés.

Bien souvent la violence brute des faits nous arrête ou nous immobilise, nous restons focalisés sur les événements, comme hypnotisés, sans toujours avoir la force ou le sursaut nécessaire pour sortir de notre torpeur paralysante, pour détacher notre esprit de cette brutalité inouïe, insensée et nous poser cette simple question : qui en a donné l’ordre ? Et nous efforcer à y répondre d’une manière sensée et réfléchie. Si nous survolons un peu les faits, nous nous rendons compte que les services de sécurité de l’État, l’armée et la Police fédérale sont au courant de ce qui se passe grâce au centre de contrôle (C4), s’ils n’interviennent pas pour stopper cette action barbare, c’est bien qu’ils la soutiennent, qu’elle a leur accord, qu’elle a sans doute même été décidée avec eux. Il y a plus, il semble bien que la Police fédérale ait participé activement à cette action par des barrages à l’entrée de la ville, isolant ainsi la scène de l’agression en détournant la circulation. Pourtant le gouvernement s’exonère de toute responsabilité : le maire et le chef de la police municipale, liés au cartel de la drogue Guerreros Unidos, ont pris seuls l’initiative de la chose, le maire en voulant protéger l’intervention publique de sa femme qui a eu lieu il y a deux heures, le cartel Guerreros Unidos parce qu’il se serait trompé d’ennemis, confondant les étudiants avec un autre cartel, Los Rojas. Une telle interprétation des faits ne tient pas la route. L’action, qui consiste à empêcher les autobus à sortir de la ville, a l’aval du gouvernement et s’y ajoute la volonté de donner une sévère leçon aux ayotzinapos, aux revoltosos, et tout ce beau monde, que ce soit les trafiquants de drogue, les autorités municipales, les forces de l’ordre, la Police fédérale, l’armée, est bien d’accord.

Ces trois scènes de terreur se sont déroulées à peu près au même moment, entre 21 h 30, sortie du terminal d’autobus, et 22 heures, et dans deux endroits différents, la sortie de la ville et l’entrée au périphérique nord. Un autobus est intact c’est l’Estrella Roja, le cinquième autobus, il poursuit son chemin en direction de Jojutla. Les quatre autres sont hors service et immobilisés sur les lieux mêmes où ils ont été attaqués. L’un, l’Estrella de Oro 1513, à la sortie de la ville, les trois autres, rue Alvarez/périphérique nord. Entre 14 et 20 étudiants ont été faits prisonniers à la sortie et 25 à 30 rue Alvarez, leur destination est inconnue. À première vue se sont les forces de police municipale d’Iguala et de Huitzuco qui sont directement impliquées dans l’attaque et l’enlèvement des étudiants. La Police fédérale a été présente et témoin des attaques à la sortie de la ville et des enlèvements, qui eurent lieu sur son territoire. L’armée aussi suit de très près les agressions contre les normaliens, elle est au courant de ce qui se passe mais n’intervient pas. Enfin le centre de contrôle répercute en temps réel le développement des faits.

Peu après 22 heures, la police s’est retirée de la rue Alvarez/périphérique, Aldo Gutiérrez, très grièvement touché, est emmené à l’hôpital, les normaliens survivants de l’attaque ont appelé à l’aide ; commencent à arriver des professeurs et des élèves de l’école normale d’Ayotzinapa, arrivent aussi sur les lieux des enseignants et des journalistes, une conférence de presse va être improvisée. Pendant plus d’une heure trente que va durer cette période de calme, aucune autorité, aucun agent du ministère public, aucune commission d’enquête, que ce soit au niveau de l’État du Guerrero ou à celui de l’État fédéral, ne se présente sur les lieux pour constater les faits, sauvegarder la « scène du crime » et débuter l’enquête. Pourtant l’endroit reste isolé, des barrages ont été établis plus loin pour dévier la circulation. C’est tout de même curieux ! Comment expliquer cette absence ? Pourquoi les ordres ne sont-ils pas transmis ? Savait-on, en haut lieu ce qui allait se passer par la suite ? Certainement. Les étudiants ont appelé plusieurs fois pour demander l’intervention du Ministère public, en vain, on ne leur répondait pas ou on leur raccrochait au nez. Une attaque mortelle se préparait, elle aura lieu vers minuit quarante, d’une violence inouïe, alors que débutait la conférence de presse.

Des hommes vêtus de noir et cagoulés, portant des armes automatiques, tirent sur tous ceux qui se trouvaient là. Deux étudiants qui venaient d’arriver d’Ayotzinapa sont touchés et achevés à bout portant, Daniel Solis Gallardo et Julio César Ramírez Nava ; Édgar Andrés Vargas fut touché à la partie supérieure de la bouche, un autre étudiant à la jambe, une institutrice d’Iguala, au pied et à l’épaule. Tous se dispersent et se cachent, la chasse à l’homme a commencé et se poursuivra pendant une grande partie de la nuit. C’est au cours de cette chasse à l’homme que fut capturé Julio César Mondragón, on retrouvera son corps supplicié, le visage écorché vif, au petit matin. La photographie de cet homme torturé à mort circulera sur les réseaux avant la découverte officielle de son corps. Pourquoi des légistes chargés d’autopsié Julio César Mondragón ont-ils, contre toute évidence, déclaré que ses blessures étaient dues aux morsures d’animaux nocturnes ? Quelles pressions ont-ils subies ? Et de la part de qui ?

Pendant cette nuit, le rôle joué par l’armée n’est pas clair. À la clinique où Édgar Andrés Varga avait été conduit pour sa blessure à la face, on refuse de le soigner et on appelle l’armée, une patrouille arrive rapidement et menace les étudiants qui se trouvaient là, prend leur identité et repart ; finalement le blessé est amené en taxi à l’hôpital par un normalien et un professeur. Ce serait aussi à ce moment que l’armée aurait pris le contrôle exclusif du C4 et des caméras de sécurité placées aux points stratégiques de la ville (la plupart des enregistrements ont disparu).

Peu avant cette attaque surprise, un dernier épisode va marquer cette nuit tragique : l’attaque vers 23 h 30 à la sortie de la ville d’un autobus qui n’a rien à voir avec les normaliens d’Ayotzinapa, il s’agit d’un autobus qui transportait une équipe de foot, Los Avispones, et qui retournait à Chilpancingo après avoir disputé un match à Iguala. À 23 heures, l’autobus est retenu à un barrage de la Police fédérale, alors qu’elle laisse passer les autos et les camions. À 23 h 30, elle le laisse aller, et elle l’envoie pour ainsi dire dans une embuscade tendue par des hommes armés et cagoulés, cachés sur les côtés de la route, l’attaque surprise ne fait pas de quartier : deux morts, le chauffeur et un adolescent, David García Evangelista, et sept blessés dont le directeur sportif. Le car qui n’est plus dirigé bascule dans le fossé et les tueurs ne peuvent pas terminer leur massacre et, finalement, se rendent compte de leur erreur : ce car ne transportait pas d’étudiants d’Ayotzinapa. Ils se retirent dans quatre camionnettes quand arrive la Police fédérale. Avant cette attaque, ils avaient déjà tiré sur plusieurs véhicules, dont un taxi qui passait, tuant la passagère et blessant le chauffeur. L’ordre semble simple, aucun normalien vivant ne doit sortir d’Iguala, ni aucun car les transportant. Qui l’a donné ? Qui a un intérêt immédiat à donner une terrible leçon à ces jeunes révoltés ?

« C’est comme un bruit que quelqu’un entend dans un rêve. Le rêve comme tous les rêves que l’on fait dans des espaces fermés, est contagieux. Tout d’un coup, on fait un rêve et, au bout d’un certain temps, la moitié des détenus est en train de le faire. Cependant le bruit que quelqu’un a entendu ne fait pas partie du rêve, mais de la réalité. Le bruit appartient à un autre ordre des choses. Vous me comprenez ? Quelqu’un, puis tout le monde, a entendu un bruit dans un rêve, mais le bruit ne s’est pas produit dans le rêve mais dans la réalité, le bruit est réel. [5] »

En donnant très rapidement sa version des faits, le gouvernement bloque d’autorité la recherche de la vérité, et c’est effectivement ce qui se produit. Nous sommes dans un pays (ce n’est pas le seul) où la soumission hiérarchique est très forte, pour ne pas dire absolue ; un tel parti pris du gouvernement n’est pas sans rappeler l’État totalitaire dirigé par un parti unique, en l’occurrence, le PRI (Parti révolutionnaire institutionnel). Cependant cette précipitation même reste significative : elle signifie que le gouvernement se trouve impliqué dans cette tragédie. En mettant fin d’autorité à la poursuite des investigations, en proposant Sa vérité, soit il protège quelqu’un ou une institution, le x, l’inconnu, soit il se protège — ces deux hypothèses étant d’ailleurs intimement liées : l’État se protège en protégeant ce x. Quel peut bien être ce x ?

Les enquêtes indépendantes qui ne se sont pas contentées de la version gouvernementale ont, toutes, atteint un point limite à partir duquel il leur fut impossible de poursuivre plus avant leur investigation. Il y eut ainsi deux pistes qui furent interdites et qui pourraient ainsi désigner ce fameux x. Le Groupe interdisciplinaire d’experts indépendants s’est heurté à deux refus : celui d’interroger l’armée et celui de poursuivre la recherche du côté de Huitzuco, le fief des Figueroa ou du « grand patron ». Ces deux figures du x pourraient fort bien se trouver liées comme les deux faces d’une même monnaie : le trafic de la drogue dans la région, générant des quantités considérables de dólares. Mais ces caïds [6] de la drogue pouvaient-ils agir à cette échelle sans le consentement tacite ou explicite du gouvernement, qui devient leur complice dans l’histoire ?

Iguala est leur fief et voilà des étudiants, les ayotzinapos, des revoltosos, qui se permettent de piquer des autobus chez eux. En plus, ils ont sans doute pris le car qu’ils utilisent habituellement pour le transport de la drogue d’Iguala à Chicago ! Ne méritent-ils pas une leçon exemplaire selon la loi qui règne dans ce milieu et qui les marquera au fer rouge à tout jamais ? De deux choses l’une, ou ces caïds font du gouvernement leur complice obligé, qui les protégera d’une investigation trop poussée (au risque tout de même de compromettre l’État dans un jeu particulièrement louche), ou bien, ils ont dès le départ le consentement du gouvernement de Peña Nieto, qui y voit l’occasion de donner un coup de semonce à ces jeunes révoltés la veille de la grande manifestation prévue le 2 octobre à Mexico et dans d’autres capitales du pays.

J’ajouterai et je me permettrai, avant de mettre un point final à ce texte, une note plus personnelle. Je pense que les 43 jeunes enlevés par la police d’Iguala et de Huitzuco sont prisonniers de l’armée où ils subissent un traitement spécial, genre lavage de cerveau, avec un entraînement sous un régime de terreur ; cependant les restes d’un os calciné dont l’ADN correspond à celle d’Alexander Mora Venancio faisant partie des 43 disparus, et qui ont été ajoutés aux cendres trouvées dans le río San Juan pour confirmer la thèse officielle, peuvent faire craindre le pire.

Oaxaca, le 20 avril 2017
Georges Lapierre

Notes

[1John Gibler, Rendez-les-nous vivants ! Histoire orale des attaques contre les étudiants d’Ayotzinapa, traduit de l’espagnol (Mexique) par Anna Touati, CMDE, « Les réveilleurs de la nuit », Toulouse, 2017.

[2Depuis l’époque de Porfirio Díaz et l’insurrection zapatiste, les frères Figueroa Mata ont constitué un des plus puissants cacicazco du Guerrero ; Rubén Figueroa Figueroa fut gouverneur au moment de la guerra sucia contre Lucio Cabañas ; son fils, Figueroa Alcocer, fut gouverneur à partir de 1993 et jusqu’en 1995, il fut responsable du massacre d’Aguas Blancas, au cours duquel 17 paysans de l’Organisation paysanne de la Sierra Sur furent assassinés en 1995.

[3Cf. L’ensemble des textes que j’ai pu écrire au sujet d’Ayotzinapa depuis octobre 2014 (« Ayotzinapa : rien de nouveau sous le soleil de Satan » ; « La vérité semble s’éloigner à grands coups de rames »).

[4Cf. le dialogue enregistré entre un officier de Police fédérale et un agent municipal de Huitzuco où il est question d’un « patron » qui décidera du sort réservé aux normaliens prisonniers.

[5Roberto Bolaño, 2666.

[6Notons que tous ceux qui ont été arrêtés jusqu’à présent pour appartenir aux Guerreros Unidos ne sont que des subalternes, jusqu’au maire d’Iguala, José Luis Abarca, et son épouse, Angeles Pineda Villa, et suffisamment aux faits de la situation réelle pour se taire.

Messages

  • Je viens de relire ce texte sur Ayotzinapa et voudrais développer deux points.
     
    Le premier, c’est qu’aucune organisation ou commission d’enquête internationale ne mettra explicitement et publiquement l’État en cause. C’est dans la nature de ces organisations d’agir „"diplomatiquement“ et juridiquement, pour au moins une raison : sinon ils ne pourraient plus jamais enquêter, et peut-être ne sont-ils pas vraiment à la recherche de la vérité, mais de dysfonctionnements : ils ne révèlent pas les coupables, mais des zones d’ombre ; ils agissent dans un corset juridique, il y a tous les indices, mais pas LA preuve (bien que de tels indicent suffiraient en général à faire condamner n’importe quel pauvre en prise avec la justice).
     
    La seconde, laquelle interfère avec la précédente (et c’est aussi ce que révèle cette terrible affaire), c’est qu’il n’y a pas l’État d’un côté et des mafieux de l’autre, c’est devenu la même chose, ce n’est plus de la collusion, c’est un putsch qui a déjà eu lieu. C’est quelque chose que l’on peut remarquer en Europe : il n’y a plus un pays dans lequel les institutions ne soient occupées par des employés de multinationales, en particulier bancaires : ils passent d’ailleurs allègrement de l’une à l’autre au gré des agendas politiques.
     
    Quand les choses en arrivent à ce point, tu as affaire à des monstres qui sont devenues trop gros pour tomber, la peur d’un effet de domino devient largement supérieure à un éventuel humanisme ou à une supposée empathie ou compassion. C’est une forme de prise d’otage qui dit que des institutions pourries sont mieux que pas d’institutions du tout, lesquelles permettant de donner une facade formellement légale – donc démocratique – à des agissements débridés et indécents. Et aussi car ces gens ne craignent rien de plus que le peuple ne s’empare de ses propres affaires.
     
    Les agissements de type mafieux restent dans l’ombre par nature, il ne sont pas protocolisés comme peuvent l’être ceux d’institutions : il n’y a jamais de preuves au sens de l’administration juridique de la preuve. Il y a là un saut « qualitatif », en effet si l’on peut « prouver » 30 ou 50 ans après grâce à des documents déclassifiés que tel ou tel sevice secret a utilisé telle ou telle méthode illégale (« dans l’intérêt d’une Nation ou d’un État »), dans le cas d’une manipulation ou d’un infiltrement d’institutions étatiques ou économiques par des associations mafieuses tu ne peux plus rien prouver et cela d’autant moins que tout le monde étant complice, plus personne n’a intérêt à la vérité.
     
    Là s’ajoute peut-être un phénomène nouveau dans ce qu’on appelle l’opinion publique, c’est que là ou régissait le secret, domine maintenant la confusion engendrée par une pléthore d’informations : ça permet de faire croire que la démocratie existe, difficilement certes, et ça joue le rôle de noyer le poisson : tu n’opposes plus un secret à une information, mais une autre « information » et ainsi de suite … jusqu’au point où ça devient une caricature confuse.
     
    Vraisemblablement, si l’on considère l’énergie criminelle déployée contre ces malheureux jeunes, c’est qu’ils se sont – vraisemblablement sans même en avoir conscience eux-même – trop approché d’un cercle et/ou d’une situation dans un épicentre très dangereux et particulier.
     
    Des tueurs mafieux, des tueurs de la police locale, de la police fédérale, de l’armée, bref, toutes les sources du mal se sont liguées contre eux et il y a une raison, laquelle n’est certainement pas seulement « anecdotique » (même si elle pouvait peut-être l’être au début : affront à la femme du cacique, cargaison de drogue etc.).
     
    Mais peut-être finalement que le secret qui entoure leur disparition est justement que les agissements qu’ils ont subi, révèlent non seulement la collusion entre toutes ces institutions mais surtout que ce que l’on décrit comme l’ombre mafieuse et hors-la-loi s’est révélée publiquement à cette occasion comme l’institution et la loi véritable.
    La raison de l’omerta, c’est vraisemblablement que cette affaire fait de ce qui était « latent » et « parallèle » un fait avéré et incontournable.
    Ils se révèlent réciproquement comme des complices obligés.
    Et ça ce n’est pas tolérable … Pour personne d’ailleurs.
     
    Les enjeux sont tels, les répercussions possibles si énormes que je ne crois pas malheureusementqu’on en retrouvera un seul vivant.
    Ceux qui les ont fait disparaître sont ceux qui veulent à tout prix occulter un scandale incommensurable : c’est l’État lui-même évidemment qui s’est chargé de leur disparition, son attribution et sa nature doivent se soucier d’une légalité formelle et là – en Droit – où il n’y a pas de corps, il n’y a pas de crime et une opinion n’est pas suffisante pour une accusation.
    L’État mexicain a « nettoyé » en urgence la scène du crime.

    Les forces de l’ordre institutionnelles en poste à Ayotzinapa ont obéi dans l’action à d’autres chefs que leurs chefs officiels et l’État a du prendre le relai pour finir le sale boulot et cela prouve quelque chose d’impensable à une échelle qui dépasse largement les frontières mexicaines
     
    C’est aussi un acte terroriste et si les proportions que cela a pris en ont dépassé les auteurs initiaux, il n’en reste pas moins que la peur qu’un tel vertige peut engendrer n’a pas fini de circuler comme un avertissement dans la société mexicaine et devrait aussi préoccuper bien d’autres sociétés.

    Sinon, merci pour ce texte et ces écrits sur La voie du jaguar.

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