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Lutter pour l’humanité et contre le néolibéralisme, aujourd’hui

dimanche 30 novembre 2008, par Jérôme Baschet

Vingt-cinq ans qu’a été semée l’EZLN ; quinze que vibre l’écho du  !Ya basta ! ; cinq que se fortifient les Conseils de bon gouvernement ; trois qu’avancent l’Autre Campagne et la Zezta internationale... Beaucoup d’anniversaires en un seul, à célébrer durant le Festival de la digne rage. C’est que le mouvement zapatiste n’a pas une identité mais plusieurs, qui se bousculent et s’infléchissent les unes les autres. Un soulèvement indigène pour la dignité et l’autonomie, une lutte de libération nationale, une rébellion pour l’humanité et contre le néolibéralisme : le zapatisme est bien davantage que la somme de tout cela. Chacun des éléments qu’il articule se trouve transformé, reformulé, tout comme le sens des diverses échelles (intranationale, nationale et internationale) qu’il entrelace.

Dans ce tissage d’horizons et de temporalités, l’appel à lutter « pour l’humanité et contre le néolibéralisme » a revêtu une extraordinaire pertinence historique. Même si l’EZLN a eu l’élégance d’en minimiser la portée, la Rencontre intercontinentale pour l’humanité et contre le néolibéralisme, qui s’est tenue au Chiapas en juillet et août 1996, occupe une place majeure dans la mémoire de la résistance globalisée, comme antécédent du mouvement altermondialiste dont la force s’est manifestée à partir des mobilisations de Seattle, en 1999. Cette rencontre, dite « intergalactique », a réveillé l’esprit internationaliste après des décennies de complète apathie et a ébauché le projet de réseaux transcontinentaux de résistance.

C’est le nœud établi entre les deux éléments de l’appel - pour l’humanité et contre le néolibéralisme - qui est déterminant. Revendiquer une lutte pour l’humanité n’a de sens que si nous identifions l’adversaire qui fait obstacle à cette lutte, car toute proclamation humaniste détachée d’une critique radicale du présent n’est rien d’autre qu’une mystification, par laquelle l’éthique light de l’humanitarisme accompagne les horreurs de la quatrième guerre mondiale. Il n’est pas moins indispensable de préciser au nom de quelles valeurs nous refusons la globalisation néolibérale, car le monde est plein de fondamentalismes religieux ou ultranationalistes qui s’opposent également à elle. Le combat contre le néolibéralisme est indissociablement une lutte pour l’humanité ; et réciproquement. Loin d’un universalisme abstrait qui n’est que l’universalisation de valeurs locales (occidentales), il s’agit d’envisager une humanité construisant son unité à partir de ses particularités concrètes. Une humanité qui se reconnaisse comme une mosaïque d’histoires, en quête de dialogues entre égaux, de coopération entre différents. Ce que l’on pourrait dénommer un pluniversalisme : un monde qui contienne de nombreux mondes.

Aujourd’hui, l’accumulation du capital provoque avant tout une accumulation de catastrophes qui menacent l’existence même de l’humanité. Pour la première fois dans l’histoire, l’instinct de conservation de l’espèce humaine, en danger de disparition, pourrait devenir le meilleur allié de la rébellion antisystémique. Du moins la lutte contre le néolibéralisme oblige-t-elle à assumer le point de vue de l’humanité tout entière, l’exigence de sa préservation et son aspiration à la dignité étant désormais une seule et même chose. La destruction du monde de la destruction peut-elle être encore conçue comme l’œuvre d’une classe sociale particulière, ou de la non-classe des exclus ? S’il est clair que la lutte s’enracine dans les antagonismes sociaux actuels, en bas et à gauche, on peut suggérer qu’elle devra assumer, dans son processus même, le point de vue de l’humanité, clamant pour sa survie et sa réalisation comme humanité digne.

Qu’en est-il aujourd’hui dans le contexte d’une crise aux proportions inconnues depuis 1929-1933 ? Si elle ne signifie pas par elle-même l’écroulement du système, cette crise paraît marquer le passage à une nouvelle métamorphose du capitalisme, au-delà du cycle néolibéral et au-delà du cycle de l’hégémonie absolue des États-Unis (dont l’échec en Irak et le désastre à Wall Street signent l’impossible restauration). Le fait que les réorganisations systémiques aient commencé à être esquissées alors même que nous n’en sommes qu’aux premières scènes du drame, celles du cirque des hauts et des bas boursiers, et quand les effets dévastateurs de la récession se sont à peine fait sentir, suggère que la crise vient accélérer des processus engagés depuis un certain temps. Si les puissances du G8 se préparent à intégrer les grands pays émergents à la sphère de l’(in)gouvernabilité économique mondiale, ce n’est pas par altruisme, mais parce qu’elles ont désormais besoin d’eux, et en premier lieu de la Chine. Si les fanatiques de la liberté du marché accumulent les mea culpa et ne jurent plus que par l’État, ce n’est pas par une soudaine conversion « socialiste », mais parce qu’ils savent pertinemment que, comme au lendemain de 1929, seul l’État peut sauver le capitalisme et ouvrir de nouveaux fronts aux appétits de profit.

Si les gouvernants eux-mêmes mettent en œuvre une partie du programme anti-néolibéral (rôle économique de l’État, hausse des dépenses publiques, contrôle des flux de capitaux, supervision et régulation financières, mesures protectionnistes, etc.), nous ne pourrons plus revendiquer la lutte « pour l’humanité et contre le néolibéralisme ». Le risque est que le nouveau statut des puissances du Sud désarme une critique décoloniale, habituée à dénoncer la domination du Nord. Le risque est qu’une relégitimation partielle des États vienne diviser les convergences transnationales qui se tissent, en bas à gauche. C’est pourquoi le nouveau contexte ouvert par la crise rend plus nécessaire encore une posture résolument anticapitaliste, comme celle qu’a anticipée la Sixième Déclaration de la Selva Lacandona (2005).

À partir de 2001, le Forum social mondial a porté à une échelle beaucoup plus ample le processus que la Rencontre intergalactique de 1996 avait enclenché. Son rôle historique a consisté à généraliser la conviction qu’« un autre monde est possible », brisant ainsi la chape du présent perpétuel néolibéral. Mais, dans son souci de diversité, il n’a pas voulu définir s’il promouvait des alternatives au capitalisme ou des alternatives au sein du capitalisme. Telle est l’ambiguïté de la posture anti-néolibérale, qui permet de regrouper ceux qui rejettent le capitalisme sous toutes ses formes et ceux qui rêvent d’éliminer les effets les plus brutaux de l’économie de marché grâce à l’intervention de l’État et des instances internationales. Telle est l’ambiguïté qui, probablement, se dissipera dans la phase ouverte par la crise actuelle.

La proposition d’une nouvelle Rencontre intergalactique, lancée par la Sixième Déclaration de la Selva Lacandona, pourrait alors acquérir une nécessité accrue. Une telle rencontre aurait ses caractéristiques propres, notamment : une perspective résolument anticapitaliste ; l’affirmation d’une voie non étatique cherchant à construire par en bas des formes d’autogouvernement (les Conseils de bon gouvernement et la force croissante de l’autonomie étant la contribution pratique des peuples zapatistes à ce débat) ; l’intuition qu’il ne s’agit plus seulement de résister mais de commencer à proposer et à construire collectivement. « Un autre monde, un autre chemin », annonce le Festival de la digne rage. Ce chemin n’est éclairé par aucune avant-garde ; il n’est pas tracé ni aplani par les lourdes machines du pouvoir d’État. De notre manière de cheminer, en bas et à gauche, dépend le monde que nous créerons. L’autre chemin fait déjà partie de l’autre monde auquel nous aspirons. Un chemin qui contient de nombreux chemins.

Que signifie « anticapitalisme » ? Notamment que les dignités que nous sommes commençons à secouer les multiples formes d’humiliation et de dépossession que la société de la marchandise instille dans nos manières d’être : ego hypertrophiés, peur et négation des autres avivées par la concurrence, soumission de nos actes à des critères quantitatifs, obsession de la réussite et de l’efficacité, culte de la vitesse et stress des temps courts... Cela signifie qu’il est nécessaire de nous reconnaître et de partager des expériences, des valeurs déjà autres, des vocabulaires déjà autres. Cela signifie aussi que le moment est venu de réveiller notre sens du futur. De réaliser qu’une organisation politique fondée sur une multitude d’autonomies locales, fédérées et se coordonnant aux niveaux régional, national et mondial, est possible. Un monde sans argent, respectueux des équilibres écologiques et produisant raisonnablement pour que tous les humains jouissent également du bien vivre. Une société du temps libre (imaginons la quantité de travail destructeur devenu inutile, une fois l’humanité libérée des bureaucraties, des banques, des armées, des industries militaires, etc., sans compter la production de tant d’objets illusoires, absurdement fragiles et non réparables). Si nous ne commençons pas à assumer que cet autre monde, libéré de la tyrannie de la marchandise et de l’État, de l’argent et du travail spécialisé, est possible, notre posture anticapitaliste n’a aucun sens. L’alternative est claire : barbarie capitaliste ou humanité digne.

On se retrouve pendant le Festival de la digne rage, pour partager le pozol, la danse et la parole, et prendre des forces pour le chemin...

Jérôme Baschet

Traduction française d’un article
paru le 17 novembre 2008 dans Ojarasca,
supplément du quotidien mexicain La Jornada.

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