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Notes anthropologiques (XLI)

vendredi 1er novembre 2019, par Georges Lapierre

Naissance de la religion (II)
La fonction sociale du sacrifice
« Les choses sacrées, par rapport auxquelles fonctionne le sacrifice, sont des choses sociales. » (Hubert et Mauss)

« À côté des rivalités et des conflits réels ou symboliques, une cohésion indéniable perdure entre groupes et individus d’influence grâce aux liens noués par des moyens multiples : les alliances matrimoniales et les rituels, qu’ils soient récurrents comme les banquets ou exceptionnels comme les funérailles. La cérémonie du banquet, en particulier, déjà profondément enracinée dans les coutumes des basileis homériques, conservent chez les aristoi du VIIe et VIe siècle sa fonction d’ostentation des richesses et du pouvoir. »

Ces remarques de Maria Cecilia d’Ercole que je viens de lire dans la partie qui lui est réservée concernant la naissance de la cité [1] apportent dans cet essai sur la fonction sociale du sacrifice deux perspectives intéressantes : la première est le rapport qui existe entre la liturgie du sacrifice telle que la décrit Homère dans l’Odyssée (cf. notes anthropologiques précédentes) et le banquet, qui va bientôt constituer un élément important de la vie sociale de la cité ; la seconde touche à l’ostentation des richesses et du pouvoir, à sa visibilité. Je m’attacherai surtout dans le texte qui va suivre à cette notion de visibilité : rendre visible l’esprit qui se trouve au centre de la vie sociale, telle est, me semble-t-il, la fonction du sacrifice [2].

J’ajouterai à cette seconde perspective l’émergence d’un élément, le dieu ou la déesse tutélaire de la cité, qui va concentrer ou cristalliser en lui l’esprit autour duquel s’organise la cohésion sociale : Poséidon, Athéna, Apollon, Artémis, Zeus, etc. Ainsi dès le VIIIe siècle apparaissent dans les épopées, à l’état embryonnaire, les éléments constitutifs de la vie de la cité-État. En paraphrasant Émile Durkheim, j’avancerai que ces éléments rudimentaires représentent les formes élémentaires de la vie religieuse, la religion ayant pour fin de surmonter la séparation à l’intérieur de la cité entre l’aristocratie guerrière et domaniale et le « peuple » des paysans et des artisans ; ce qui m’amène à avancer que la naissance de la religion accompagne l’apparition du pouvoir, qui n’est autre que le pouvoir de la pensée (sous sa forme séparée) sur la société. La pensée n’est plus contenue dans la pratique de l’échange, elle se donne à voir, elle était une pensée subjective, elle devient une pensée objective — ou, plus exactement, elle s’objective. La religion consiste à penser le subjectif qui est devenu l’Idée du subjectif, qui apparaît comme Idée. Ce qui était purement subjectif ou directement vécu, l’échange, se donne à voir ; le subjectif se donne à voir et c’est dans ce passage du subjectif à l’idée, de la pensée à l’aliénation de la pensée que s’inscrit le religieux.

Ce qui était jusque-là vécu directement dans l’échange cérémoniel de cadeaux entre clans, tribus ou villages — où se trouvait en jeu la reconnaissance d’une égalité ou la reconnaissance d’une dette — et que je définirai comme expression de la pensée subjective se déroule désormais sur un autre plan dans lequel la pensée subjective se donne à voir, devient visible, devient Idée. Ce qui était vécu directement avec l’échange cérémoniel n’est plus vécu qu’indirectement avec le sacrifice. Ce qui était l’expression de la pensée subjective dans ses œuvres, l’échange de cadeaux, se donne à voir. C’est le sens du sacrifice. La religion se vautre dans la pensée subjective mais pour la montrer. La religion apporte la visibilité de la pensée. En rendant visible la pensée subjective, le sacrifice l’aliène fatalement. Le dieu à qui on rend un sacrifice et qui prend la place de l’absence de l’autre est le miroir dans lequel la pensée vient se cogner et vient se contempler.

Ce procès de la pensée apparaît fatalement dans le rituel du sacrifice parce qu’il existe déjà dans la société. La religion dit sans détour de quoi il retourne dans ce monde-ci. La pensée sous sa forme aliénée reste le moteur de la vie sociale. La pensée sous sa forme subjective, la pensée non aliénée avait été le moteur de l’organisation sociale, de la vie et de la cohésion de la société. Désormais c’est la pensée sous sa forme aliénée, la pensée subjective devenue visible, qui est le moteur de l’organisation et de la cohésion de la société. Je vais m’attacher à certains aspects ou développements de cette thèse d’un point de vue historique, et moins théorique, dans les pages qui vont suivre.

Dans le paragraphe qui précède les remarques que je viens de noter, Maria Cecilia d’Ercole précise que, loin d’être durablement acquis, le rang des aristoi devait se maintenir grâce à une compétition constante, en grande partie fondée sur la visibilité sociale et sur des stratégies de représentation symboliques : « Dans cette perspective, la visibilité sociale n’est plus un élément accessoire de la position des groupes prééminents : bien au contraire, l’apparence devient une condition indispensable dans la construction du pouvoir des élites. [3] »

Je pense que le sacrifice entre dans ce jeu de l’apparence pour y tenir une place particulièrement importante du point de vue symbolique, mais pas seulement. J’ai eu plusieurs fois l’occasion d’insister sur la nécessité du paraître et les raisons de son importance pour les élites de la pensée [4], je n’y reviendrai pas, je m’attacherai plutôt à l’apparence comme visibilité de l’Idée. C’est la fonction sociale de la religion : rendre visible l’Idée par le biais (et le faste ostentatoire) du rituel du sacrifice et de l’ingestion et de l’assimilation de l’Idée sous sa forme apparente.

Dans les notes anthropologiques précédentes, j’ai réfléchi sur ce que pouvait bien signifier sur le plan de la pensée le passage de l’échange cérémoniel au sacrifice, je reviens ici sur cette question, mais pour en tirer les conséquences dans l’ordre social. Manger le corps du Christ et s’abreuver de son sang sous une forme symbolique n’est pas un acte inconsidéré, il engage le néophyte dans une vie sociale, il le compromet ; de la même façon, manger les taureaux du sacrifice (ou les cochons, les moutons, les poulets ou les prémices des récoltes) n’est pas inconséquent. Je noterai que lors d’un échange cérémoniel les biens échangés n’ont pas pour fin immédiate d’être dévorés. Ils restent un luxe, des biens précieux et prestigieux, que l’on montre et qui glorifient la personne, ou tout le clan et le lignage, qui les possède pour un temps. Le mort les emporte bien souvent avec lui dans la tombe. Avec le sacrifice, nous devenons le tombeau des offrandes, nous les ingérons. Nous en ingérons la chair et le sang et nous offrons les os, ce que nous ne pouvons pas digérer, aux dieux. En fait c’est l’Idée que nous n’arrivons pas à digérer et que nous offrons aux dieux. Quelle pourrait bien être cette idée qui nous échappe et que nous n’arrivons plus à avaler ? L’idée de l’autre ? L’idée de l’humain ?

« Dans un flot de sang noir, l’âme quitte les os. » Nestor, le maître des chars, son lignage et tous ses acolytes sont complices de ce transfuge de l’humain dans l’au-delà car il scelle leur domination et la reconnaissance, par la société, de cette domination. Du moins s’attachent-ils, en offrant les taureaux et en prenant l’initiative du rituel, à en faire la propagande. Le clan adverse, le peuple adverse que l’on défie dans une rencontre avec l’humain au terme d’un échange de présents (ou de présence ?), a disparu, il s’est évanoui, laissant à sa place un fantôme, un humain improbable, sous la forme d’une idée inaccessible. Poséidon a pris la place de cet humain improbable. L’humain est passé de l’autre côté, il est devenu l’au-delà de l’humain, il est passé du côté de la mort et du sacrifice. Les taureaux sont mis à mort. Pourtant ces nobles guerriers qui forment encore des lignages et des clans continuent à pratiquer entre eux l’échange cérémoniel : échange de présents comme les cadeaux d’hospitalité (de taureaux sans doute, de chevaux aussi et d’autres biens luxueux — cf. note en bas de page), qui scellent des alliances entre des lignages et des clans. Que signifie cette mise à mort ?

Nous pouvons avancer que la victime morte rejoint le donataire dans l’au-delà. La chair vivante du don se fait idée vivante en passant de mort à trépas pour rejoindre celui qui la reçoit et qui n’est déjà plus qu’une idée inaccessible de l’humain. Mais, à mon sens, il y a plus. C’est que la mise en scène du sacrifice dévoile la séparation, l’abîme qui existe dans la société, où l’échange sous sa forme de reconnaissance mutuelle est désormais confisqué par une catégorie de la population : les nobles guerriers. Entre nobles guerriers, on se reconnaît et on se fait des cadeaux [5]. Ils forment la classe des égaux. Pourtant cette classe sociale qui s’adonne sans retenue à l’échange de cadeaux prestigieux s’est formée aux dépens de la population, elle a dépossédé le « peuple » de la cérémonie de l’échange. Celui-ci est curieusement absent de la scène décrite par Homère. Pour une bonne et simple raison : il ne participe plus à l’échange, comme il le faisait autrefois en tant que membres d’un clan, d’une tribu ou d’un village. Les habitants ne sont plus présents comme participants, ils ont disparu sans disparaître complètement : ils étaient participants, ils sont devenus spectateurs. Ils forment ce que l’on appelle le public. Ils existent en creux. Il s’agit de bien repérer cette fracture dans la société, ce dérapage : le chef de clan ou de tribu, le chef de village, le frère aîné ne sont que l’émanation vivante, les porte-parole du clan, de la tribu ou du village, en réalité c’est tout le clan, toute la tribu ou tout le village qui participe aux échanges alors que, dans le sacrifice, les nobles guerriers ne représentent plus qu’eux-mêmes (c’est l’apparition de l’individualité que j’ai souligné dans les notes précédentes).

Tout un pan de la société se trouve ainsi écarté de l’acte pratique de reconnaissance : les communautés paysannes et les bergers qui s’occupent des troupeaux de bœufs ; les artisans qui fabriquent les vases, les coupes d’offrande, les produits de luxe et les armes ; les domestiques qui sont au service de ces nobles, qui les auront parfois achetés sur le marché aux esclaves. Sans doute cette domination de la classe des nobles guerriers repose-t-elle encore sur l’allégeance, et l’allégeance garde malgré tout une certaine forme de reconnaissance : la reconnaissance d’une dette et la reconnaissance que l’on doit au vaincu, à ce vaincu qui conforte notre position dominante dans la société.

Les nobles guerriers sont égaux en humanité et cette égalité qu’ils posent entre eux par la pratique des cadeaux est l’humain rayonnant, une qualité de l’être, et cette qualité de l’être se donne à voir, c’est-à-dire se donne à penser grâce à l’acte pratique du don. Seule une catégorie d’hommes est porteuse de cet humain rayonnant et c’est cet humain rayonnant, inaccessible pour une grande partie de la société, qui génère toute l’activité sociale. Cet humain rayonnant, qui se dérobe pour la majeure partie de la population, devenu inaccessible, a pris la figure du divin et c’est bien elle qui rayonne sur toute la société. Joli tour de passe-passe de la part de la noblesse d’alors !

Dans leur Essai sur la nature et la fonction du sacrifice, Henri Hubert et Marcel Mauss parlent de consécration : « le mot de sacrifice suggère immédiatement l’idée de consécration » ; ils ajoutent que, dans tout sacrifice, un objet passe du domaine commun dans le domaine religieux [6]. Les taureaux sont consacrés dans la mesure où ils constituent une offrande au dieu Poséidon. Mais ce ne sont pas seulement les taureaux qui sont consacrés dans cette affaire. Derrière le présent fait aux dieux se trouve Nestor, et Nestor, le « sacrifiant », est roi de Pylos, avec lui se trouvent les clans qui se sont ralliés à sa cause. « Le fidèle qui a fourni la victime, objet de la consécration, n’est pas, à la fin de l’opération, ce qu’il était au commencement », notent encore les deux auteurs, et ils ajoutent : « Il (le fidèle) a acquis un caractère religieux qu’il n’avait pas (…). Il est religieusement transformé. » Cet holocauste des taureaux consacrent en fait Nestor et les clans qui lui sont fidèles. La noblesse de Pylos est religieusement transformée. Qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire ?

« Ni le sacrificateur ni la victime ne doivent à aucun moment sortir du monde (…), au contraire c’est la participation à un groupe social ou à une communauté politique qui autorise la pratique du sacrifice et on y trouve en retour de quoi confirmer la cohésion du groupe » écrit Marcel Detienne [7]. Le sacrifice nous met en présence d’un groupe social, en l’occurrence la noblesse grecque aux temps héroïques, pour le sortir du rang ou de la communauté des hommes et lui donner un rôle spirituel et imminent au sein de la société : devenir le moteur de la vie sociale. Le sacrifice est un acte pratique de reconnaissance, il reconnaît la classe des nobles avec Nestor à leur tête comme moteur de la vie sociale et comme investi de l’esprit, ou de la pensée dans son envergure sociale. La pensée dans son envergure sociale n’est plus le lot de tous, elle devient le privilège d’une classe, ou d’une catégorie sociale, ici des nobles guerriers. La classe des nobles guerriers se trouve confirmée en tant que classe dominante ou classe de la pensée. Il s’agit bien, comme l’écrit Marcel Detienne de l’autoconfirmation d’un groupe et de sa cohésion, mais cette autoconfirmation du groupe est aussi, et dans le même temps, sa consécration, il se trouve, à ses propres yeux, transformé religieusement. La consécration est dans le même mouvement une confirmation. Les nobles sortent du commun, ils deviennent à leurs propres yeux les élus de la pensée. L’holocauste des taureaux devient la mise en scène du sacrifice de la noblesse guerrière qui s’isole de la communauté des hommes et des femmes pour se consacrer à la société : mourir pour leur patrie est la mort glorieuse recherchée par les nobles guerriers, nous dit Homère ; et l’Iliade et l’Odyssée chantent et perpétuent pendant toute l’antiquité grecque la gloire des héros se sacrifiant pour leur cité.

La religion se faufile et s’insinue dans ce porte-à-faux de la société avec elle-même, dans cette brèche, dans ce décalage qui se fait jour au sein d’une société quand apparaît un groupe dominant. Elle confère un sens spirituel à cette domination dans la mesure où elle la reconnaît dans sa dimension sociale, comme moteur de l’activité et de l’échange à l’intérieur de la société. Elle se présente à la fois comme une prise de conscience du groupe en tant que classe sociale animée par la pensée, c’est la conscience de classe (des nobles guerriers, des prêtres, des bureaucrates ou des bourgeois) — qui s’exprime le plus souvent avec une certaine hauteur et parfois avec une certaine morgue ; et aussi comme une propagande pour cette domination, incitant l’ensemble de la société à s’y soumettre. Entre les échanges cérémoniels entre clans et tribus, touchant toute la société, et les sacrifices aux dieux, nous sommes passés d’un monde à un autre, d’une cosmovision à une autre cosmovision, d’une réalité perçue dans sa profondeur humaine à une réalité qui n’est plus tout à fait humaine et dans laquelle l’humain est devenu une réalité improbable ou une idée inaccessible.

Dans leur essai sur la nature et la fonction du sacrifice, les deux auteurs, après avoir noté que le sacrifice, de même que la cérémonie magique, de même que la prière, peut remplir une grande variété de fonctions, se demandent d’où peut venir son unité. Ils remarquent alors que, sous la diversité des formes qu’il revêt, il est toujours fait du même procédé : « Ce procédé consiste à établir une communication entre le monde sacré et le monde profane par l’intermédiaire d’une victime, c’est-à-dire d’une chose qui est détruite au cours de la cérémonie. [8] »

L’opposition entre le monde sacré et le monde profane se ramène en fait à une opposition entre celui qui est animé par la pensée (le noble, le clerc, le bourgeois) et l’homme sans qualité ou le commun des mortels, l’homme dépossédé. De nos jours, alors que la distance qui sépare le sacré du profane ou l’individu animé par la pensée (le bourgeois) de l’individu dépossédé devient incommensurable, la religion apparaît comme une tentative désespérée pour le dépossédé de tout de garder le contact avec l’humain. Pourtant la religion est partie prenante de l’aliénation de la pensée dans la mesure où elle propose au fidèle de trouver dans l’aliénation même toute sa spiritualité. C’est la soumission du fidèle au pouvoir de la pensée, d’une pensée qui n’est plus la sienne, d’une pensée qui lui est devenue étrangère. Cette soumission à la pensée comme aliénation de la pensée assure la cohésion sociale. La vie sociale devient une vie religieuse.

Par exemple, dans notre civilisation marchande, le pouvoir de l’argent est perçu religieusement, c’est le pouvoir de la pensée, sous sa forme aliénée, certes, mais de la pensée tout de même ; se soumettre au pouvoir de l’argent, c’est se soumettre à un pouvoir entièrement spirituel, c’est se soumettre au pouvoir de la pensée. Nous pouvons seulement avancer que ce pouvoir de la pensée est le pouvoir d’une pensée aliénée. L’aliénation de la pensée devient notre pensée. L’aliénation de la pensée est la pensée « subjective » de l’individu — alors que la pensée non aliénée serait la pensée du sujet véritable [9].

Le don ne peut plus rejoindre le donataire que par sa destruction, par la mise à mort des taureaux. Cette mise à mort du don n’est pas sans rappeler la destruction totale des biens au cours d’un potlatch ou encore l’anneau de Polycrate jeté à la mer ou bien encore, dans le culte du cargo, la destruction des jardins et la mise à mort des cochons dans l’espoir de recevoir en retour les dons envoyés généreusement par les ancêtres et détournés par les Blancs. Pourtant si l’humain se trouve dans ce détachement des biens matériels auquel ne peut répondre qu’un détachement équivalent de tout ce qui constitue les propriétés (l’équivalence ou l’égalité recherchée ne se trouvant plus dans des biens mesurables mais dans le détachement, dans l’abandon), la mise à mort sacrificielle, tout en évoquant cette idée de détachement des biens de ce monde, apporte une autre idée, celle d’une séparation. Mais de quelle séparation s’agit-il ?

Les taureaux sacrifiés sont bien toujours porteurs de l’esprit de Nestor et de ses compagnons d’armes comme l’esprit du donateur est toujours présent dans la chose donnée (cf. Marcel Mauss). Nestor et tous les lignages nobles se donnent ou font allégeance à l’esprit du monde, qui a pris la figure de Poséidon ; ils s’abandonnent à l’esprit du monde. Le sacrifice chrétien ne demande pas autre chose au fidèle qu’un abandon à l’esprit du monde. Il s’agit donc de s’entendre sur l’esprit du monde. Pour les nobles des temps héroïques, l’esprit du monde est leur propre esprit, ils sont porteurs de l’esprit du monde et cet esprit du monde dont ils sont les porteurs les sépare de la communauté des hommes (du commun des mortels, je dirai), c’est le sens de leur sacrifice et du sacrifice qu’ils offrent à Poséidon. Nous commençons à entrevoir la chaîne logique qui lie les sacrifices les uns aux autres : en se sacrifiant à l’esprit du monde, en faisant allégeance à Poséidon, les nobles se séparent de la société pour constituer une classe sociale, certes animée par l’esprit du monde, possédant la pensée dans sa fonction sociale, mais séparée de la société. Toutefois, ce premier sacrifice, qui les consacre comme porteurs de l’esprit du monde, conduit les nobles à demander à la société tout entière à se sacrifier pour eux. L’allégeance des nobles à l’esprit du monde conduit ceux-ci à exiger que la société leur fasse allégeance.

Aux temps de Nestor et de sa légende, l’État n’existe encore que sous une forme embryonnaire et ce sont les nobles qui sacrifient ; plus tard, quand l’État apparaîtra sous sa forme concentrée, il se chargera lui-même du sacrifice par l’intermédiaire des magistrats et des prêtres (de la magistrature ou de la prêtrise). Mais les magistrats, qui sont d’ailleurs considérés comme des prêtres, agiront comme intermédiaires de la classe au pouvoir, en son nom et en direction du petit peuple, qu’il s’agit de convaincre en lui donnant à saisir sa situation au sein de la société. Je remarque que le magistrat qui entre en fonction doit offrir un banquet (lié à un sacrifice ?).

Si, en suivant le développement logique qui s’est peu à peu précisé tout au long de ces notes, nous voyons dans la classe sociale au pouvoir celle qui capitalise l’Idée, nous aboutissons à la conclusion que cette séparation initiée avec l’État s’est perpétuée jusqu’à nos jours, seulement sous une forme aggravée. Le prêtre ou le pasteur évangélique (et, plus généralement, la religion) jouent le rôle qui était dévolu autrefois aux magistrats : réconcilier la société avec la classe du capital, c’est-à-dire la classe porteuse de l’Idée.

Dans sa présentation de l’essai d’Hubert et de Mauss, Natacha Gagné rappelle (page 31) l’anecdote polynésienne suivante : « Peu après l’arrivée des missionnaires européens, l’allégeance aux anciens dieux fut rapidement remplacée, en Polynésie, par l’allégeance au dieu du christianisme. Comme le décrit Jeffrey Sissons, à l’hiver de 1815, sur l’île de Mo’orea, l’île la plus proche de Tahiti, quand les chefs de district prêtèrent allégeance au grand chef Pomaré et à son nouveau dieu, ils détruisirent les autels sacrificiels ainsi que toutes les effigies des anciens dieux. En une dizaine d’années, les chefs de Tahiti, des autres îles de la Société, des îles Australes, d’Hawaii et des îles Cook du Sud firent de même et désacralisèrent, voire détruisirent les marae [10], aussi appelés heiau chez les Hawaïens. Pour décrire cette série d’événements historiques, Jeffrey Sissons parle de l’“iconoclasme polynésien”. »

Il interprète l’empressement des chefs polynésiens à suivre l’exemple de ce qui s’est passé à Mo’orea à l’hiver 1815 par le fait que, dans la logique de la pratique rituelle qui était la leur, ils auraient ainsi sacrifié leurs dieux au nouveau dieu chrétien pour conserver leur pouvoir spirituel sur la société, le mana.

Marseille, seconde quinzaine d’octobre (2019)
Georges Lapierre

Notes

[1Maria Cecilia d’Ercole, Naissance de la Grèce, Belin, 2019 (p. 386).

[2Penser l’humain, ou penser le divin ou penser l’esprit n’a rien à voir avec un acte mental d’abstraction et de conceptualisation, il n’est pas en rapport avec une démonstration philosophique, il est lié à un acte pratique : la pratique de l’échange cérémoniel ou celle du sacrifice ; il est lié à un rituel, le rituel de l’échange cérémoniel ou le rituel du sacrifice, il se donne à voir, il se rend visible, il se rend présent ; le rituel rend présent à l’esprit de tout un chacun l’Idée, l’Idée de l’humain ou l’Idée du divin, le rituel fait surgir l’Idée, la réalité de l’Idée, c’est ce que j’appelle penser l’humain.

[3Op. cit., Maria Cecilia d’Ercole, 2019 (p. 385).

[4Cf. Être ouragans. Écrits de la dissidence, deuxième partie, L’insomniaque, 2015.

[5« Alors je prendrai soin de te mettre en route avec de beaux cadeaux : je t’offre trois chevaux, un char aux bois luisants, et je veux te donner une coupe, la plus belle, pour qu’en faisant aux dieux immortels ton offrande, le restant de tes jours de moi tu te souviennes », dit Ménélas à Télémaque venu chercher des nouvelles de son père (Odyssée, Folio classique no 254, p. 121).

[6Hubert (Henri), Mauss (Marcel), Essai sur la nature et la fonction du sacrifice, PUF, Quadrige, 2016 (p. 53).

[7Detienne (Marcel), Vernant (Jean-Pierre), La Cuisine du sacrifice en pays grec, Paris, Gallimard, 1979, cité par Natacha Gagné, introduction à l’essai de Mauss et Hubert : « Le sacrifice d’hier à aujourd’hui, écho d’une intuition féconde » (p. 25).

[8Hubert et Mauss, 2016, p. 169.

[9On peut reprocher à l’argent le caractère absolu de l’aliénation dont il se fait le porteur et lui opposer une forme moindre d’aliénation. Y aurait-il des degrés dans l’aliénation ? En apparence, seulement en apparence !

[10Lieux où s’accomplissaient les sacrifices aux dieux.

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