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Notes anthropologiques (XVII)

mercredi 11 juillet 2018, par Georges Lapierre

Où il est question de la pensée et de son aliénation

Je pourrais presque définir la pensée comme un mode d’être ensemble. La pensée ne se limite pas à l’exercice de la raison ou à toute autre forme d’appréhender le monde qui constitue notre environnement. La pensée est une représentation imaginaire des effets sociaux de notre activité dans un futur plus ou moins proche, ce que nous appelons une spéculation ; elle est une projection sur le futur, c’est un projet auquel s’ajoute une représentation mentale de ses conséquences sur le plan social. Elle est ce qui anime le sujet dans sa relation aux autres, elle le met en branle, elle le pousse à agir et cette activité est toujours une activité sociale, cela quand bien même l’individu croit agir pour son propre compte. Son activité, qu’il le veuille ou non, aura des conséquences sur le plan social. Un coursier ou un hacker peuvent bien spéculer en bourse en vue d’un gain à brève ou longue échéance, cette spéculation a nécessairement des répercutions sur le plan social : celui de la production de marchandises et des échanges marchands (ou, plus généralement, l’ensemble des échanges qui définissent une société et une manière d’être ensemble). Ces conséquences peuvent bien être néfastes ou bénéfiques pour la collectivité, elles peuvent aussi s’effectuer sans que l’individu en soit conscient, cependant elles sont inévitables [1].

La pensée dans sa dimension sociale peut bien échapper à l’individu, pourtant c’est elle qui se trouve au point de départ de son activité, c’est elle qui l’anime et le plus souvent à son insu. Elle peut bien se trouver contenue dans une carte bleue et échapper complètement à celui qui se sert d’une carte bleue, mais justement nous nous servons d’une carte bleue, il nous arrive même de l’utiliser d’une manière pour ainsi dire machinale et c’est pourtant bien la pensée contenue dans une carte bleue qui nous pousse à nous servir d’une carte bleue, et cette pensée, impérative, est directement sociale dans le sens où nous contribuons et participons, le plus souvent involontairement, à l’échange planétaire de toutes les marchandises avec toutes les marchandises que nous le voulions ou non, et quoi que nous fassions.

Avant d’aller plus loin dans cette réflexion, je dirai que le sujet (dans le sens de sujet social) agit en fonction d’une pensée directement sociale, en vue d’une pratique, pratique du don ou d’un don en retour, entrant, en connaissance de cause, dans un échange avec autrui. Je parlerai d’individu quand je ferai allusion à celui qui agit en fonction de ce qu’il pense être son intérêt immédiat sans chercher à donner à son action une dimension sociale ; celle-ci existe bien, mais à contrecoup, à son insu, elle lui échappe, elle n’apparaît pas comme la conséquence voulue, et donc pensée, de son action.

Sans les autres, il n’y a pas de pensée, la pensée est toujours la pensée de l’autre ou des autres (et « pensée des autres » est à prendre dans les deux sens) ; elle se trouve bien dans la relation, elle navigue entre moi et les autres ou entre les autres et moi. C’est parce que nous sommes en relation avec d’autres êtres humains que nous pensons, que nous sommes des êtres pensants, des êtres nés de la pensée. Pour cette raison, les enfants aiment passionnément jouer et ils jouent pour le plaisir de jouir sans retenue de la pensée. Dans les villages indiens que je connais, les enfants s’amusent comme des dératés, comme des petits fous jusqu’à une heure avancée de la nuit. Dans la chaleur du jour ou dans le froid de la nuit. Ce sont des passionnés de la pensée. Nous aussi, autrefois, dans nos jeux d’enfants, dans les rues de notre quartier ou dans les champs, nous étions des passionnés de la pensée. Maintenant, les enfants seraient plutôt, comme nous les adultes, les passionnés immobiles d’une pensée qui les fascine, mais qui leur échappe.

La pensée est une faculté de l’être humain en tant que sujet social, en ce sens la pensée est subjective, elle est toujours la pensée du sujet, mais la pensée du sujet dans son activité sociale, dans son rapport avec d’autres sujets. Cette pensée peut échapper au sujet, mais alors il n’est plus un sujet véritable, c’est un individu isolé, mu par une pensée qui lui est à la fois proche et étrangère, qu’il a faite sienne et qui pourtant lui échappe et le domine (ce que l’on appelle aliénation), mu, par exemple, par la pensée contenue dans sa carte bleue et le sujet se trouve alors réduit à un adjectif possessif : sa carte bleue. L’individu isolé ne pense pas ; à la rigueur, il est pensé, il suffit de regarder autour de nous pour nous en rendre compte. En général je ne pense pas, je ne suis que rarement le sujet d’une activité dont les effets sont directement sociaux, sauf quand, dans un moment de liesse générale, j’offre une tournée dans un bar de marins en goguette [2].

L’être humain pense parce qu’il vit en société et il vit en société parce qu’il pense. Ces deux phénomènes, pensée et société, sont concomitants et indissociables. Il n’y a pas de vie sociale sans la pensée et toute activité sociale se présente comme la réalisation de la pensée, et il s’agit bien de la pensée d’un sujet, d’une pensée subjective. Maintenant nous en arrivons à un point délicat de la démonstration pour parler de l’aliénation. À mon sens l’aliénation est l’aliénation d’une pensée subjective ; l’aliénation ne signifie pas que la pensée est hors du sujet, elle signifie seulement qu’elle échappe au sujet, l’aliénation concerne le rapport que le sujet entretient avec la pensée qui l’anime ; l’aliénation marque un éloignement et cet éloignement concerne le rapport entre le sujet et sa pensée, entre l’être et la pensée qui est sienne, le définit et l’anime. Ce rapport peut être directement vécu, il peut être aussi indirectement vécu. L’aliénation de la pensée est aussi subjective que la pensée elle-même ; c’est l’aliénation de la pensée du sujet et dans cette aliénation le sujet en tant que sujet véritable disparaît pour devenir individu. Souvent nous concevons l’aliénation comme ce qui est autre, comme une pensée qui serait extérieure au sujet lui-même. La réalité est plus subtile. L’être humain, qu’il soit un individu ou un sujet, est mu par une pensée qui a une dimension sociale, la pensée des autres ; cette pensée dans sa dimension sociale (ou universelle) est la pensée véritable et il n’y a pas une femme ou un homme dans le monde qui ne soit pas animé par cette pensée et nous ne pouvons pas prétendre que cette pensée lui est extérieure, elle est sienne par tous les pores de sa peau, seulement l’individu de notre temps n’en a généralement pas conscience. Pourtant ce n’est pas seulement une question de conscience. J’ajouterai que, dans cette affaire, la conscience ne suffit pas. La pensée déborde la conscience du sujet, elle est directement vécue ou elle n’est plus directement vécue. Notre histoire est celle d’un éloignement [3].

Ici nous touchons un point délicat : la pensée est à la fois subjective — c’est la pensée du sujet — et universelle, dans le sens où elle est la pensée qui anime tous les sujets (d’une société ou d’une civilisation vue comme une communauté de pensée). Elle est dans le même temps la pensée propre au sujet et la pensée propre à tous les sujets. Dans une société, nous sommes tous animés par une même pensée. Et c’est parce que nous sommes tous animés par une même pensée que nous formons une société ou encore une communauté humaine ou encore une civilisation ou encore, une communauté de pensée. C’est seulement l’éloignement dans lequel nous nous trouvons vis-à-vis de la pensée dans sa dimension universelle (la pensée de tous) qui fait la différence entre les uns et les autres, entre les grands marchands spéculateurs et les gens sans qualité, par exemple. La pensée contenue dans ma carte bleue est aussi la pensée contenue dans toutes les cartes bleues. En me servant d’une carte bleue je suis bien animé par une pensée qui m’est propre : c’est bien moi qui me sert d’une carte bleue, qui la présente au marchand ou qui la glisse dans la fente d’un distributeur, et personne d’autre. Et c’est encore moi qui ai en mémoire, avec la carte, son code secret, le sésame qui me met en communication avec l’universel, avec la pensée dans sa dimension universelle. Dans ma carte bleue (je souligne l’adjectif possessif qui est bien l’expression du subjectif) se trouve la pensée dans sa dimension universelle, il n’y a pas opposition mais bien confusion entre les deux formes de la pensée : la pensée du sujet et la pensée de tous les sujets — la pensée du maître et la pensée de tous ceux qui sont soumis, volontairement ou non, à la pensée du maître, ou du grand marchand. Mais cette pensée du maître, qui est devenue par la force des choses la pensée de tous, s’impose à moi et m’assujettit ; et je suis comme l’esclave qui s’identifie avec plus ou moins de bonheur à la pensée de son maître ; et je me fais individu tout comme lui. Je dirai qu’il y a aliénation lorsque la pensée de quelques-uns s’impose comme la pensée de tous.

Nous formons bien ce que j’ai appelé une communauté de pensée, toute société ou toute civilisation forment une communauté de pensée et chaque membre d’une société ou d’une civilisation est animé par une même et unique pensée et cette pensée perçue comme pensée universelle, dans le sens où elle est la pensée de tous, est tout aussi bien la pensée de tout un chacun. Dans une société comme la nôtre, c’est la pensée d’une catégorie sociale, en l’occurrence celle des marchands, qui a réussi à s’imposer pour devenir la pensée de tous. Elle est à la fois la mienne (dans le sens où je l’ai faite mienne, il faut bien survivre) et pas tout à fait la mienne, dans le sens où je ne suis pas marchand spéculateur. L’aliénation se loge dans ce « pas tout à fait », dans cette légère crispation, dans cette légère séparation.

Je me rends bien compte que ce rappel est une indiscrétion : combien jouent le jeu de la rupture et de la radicalité alors qu’ils font partie « corps et âme » de la société occidentale, chrétienne et marchande ! Alors qu’ils sont imbibés des valeurs, autant dire de la pensée, du monde marchand ! La rupture ne peut pas être individuelle, elle ne peut pas être la rupture de l’individu, même si celui-ci a une conscience claire, lucide, de la situation dans laquelle il se trouve. Et nous avons tendance à confondre les deux, sujet et individu, entre sujets d’une société reposant sur une relation entre sujets, et individus isolés dans une société dont la pensée leur échappe. La rupture est sociale, elle est marquée par la résistance d’une communauté de pensée à l’envahissement de l’idéologie individualiste. Un exemple nous est donné par la résistance des Gitans ou des Rom, qui cherchent encore (en vain ?) à opposer la communauté, avec ses valeurs, sa solidarité et ses traditions, au « chacun pour soi » du monde marchand. Face à la pénétration de l’idéologie capitaliste et de la vague qui risque de les submerger, ils s’accrochent désespérément à la bouée que leur lance le monde marchand et qui sera sans aucun doute l’artisan de leur perte : le protestantisme et les sectes religieuses.

Quoi qu’en disent nos savants, nous nageons dans le spirituel et nous ignorons et ignorerons à tout jamais ce qu’il y a hors de ce spirituel, hors de la pensée. Se rapprocher du centre de la Terre ou du centre de l’univers, c’est toujours se rapprocher du centre de la pensée, de la source vive d’où jaillit la pensée. Et le centre de la pensée est le sujet dans son environnement social. C’est son centre de gravité spirituelle, et aussi, le plus souvent, son centre de gravité émotionnelle. Ce que nous appelons « pensée objective » ne représente que l’éloignement de la pensée subjective de son centre de gravité spirituelle. Cet écart est seulement un éloignement, il ne signifie ni la fin de la pensée ni la fin de la société, il est seulement un éloignement. Mais cet éloignement est pernicieux car tous les efforts inconsidérés, et parfois désespérés, que nous ferons pour nous rapprocher de ce centre, ne feront que nous en éloigner davantage et plus sûrement.

Dans son essai sur Dionysos [4], Maria Daraki en évoquant la cosmogonie antique des Grecs écrit : « Au sein d’une culture qui, aux humains, assigne l’identité d’“homme-sexe” et de “femme-sexe”, les morts se donnent à Terre. Les femmes y trouvent un “amant”, les hommes une “amante”. Une telle mort, il faut la vouloir, c’est en cela que se résume la piété. » Et un peu plus loin : « Pour Empédocle, Terre est une sphère dont les “larges flancs” enferme le “feu” de l’union sexuelle cosmique… » Puis elle ajoute : « Et l’on reste rêveur. Alors que, pour la pensée scientifique des siècles classiques, la terre est un disque plat et immobile, pour cette pensée entièrement magique, la terre est une sphère, elle est remplie de feu et elle tourne ! »

Ce sont sans doute les chamanes des tribus indiennes ou indigènes encore existantes qui, à travers les techniques de l’extase, se rapprochent le plus de ce centre spirituel, de cette illumination visionnaire et prophétique qui accompagne l’efflorescence de la pensée. La figure de la déesse Mère des communautés villageoises marque-t-elle déjà un éloignement ? Nous pourrions le supposer, mais les statuettes féminines découvertes par les archéologues ne sont pas seulement et nécessairement une représentation de la pensée dans sa dimension cosmique, ce qui, sous la forme d’une représentation, marquerait bien en effet un premier éloignement ; elles ne sont peut-être, comme les peintures rupestres, qu’un accessoire, un point d’appui sans plus, ce que laisse et dépose la pensée sur son rivage. Les mystères comme les mystères d’Eleusis cherchent à se rapprocher et à revivre intensément l’instant d’un emportement, ou de l’emportement, ou encore de l’envahissement et de la possession du sujet par la pensée, ce que les Grecs appelaient l’enthousiasme. Ici, au Mexique, c’est la Vierge de Guadalupe, la terre-mère, mais elle est toujours plus que la terre-mère, elle emporte, dans son mouvement centrifuge, le ciel, la lune et les étoiles. C’est la Grande Mère, la Vie, la Mort et la Régénération, elle enferme le « feu » de l’union sexuelle cosmique et elle s’élève comme une flamme du centre de l’univers, du centre de la pensée. Cette Vierge de Guadalupe, cette déesse Terre, cette déesse Mère est l’Idée qui s’est perpétuée de génération à génération depuis des temps immémoriaux et c’est une merveille qu’elle ait survécu à notre époque si obscure et si trouble.

Cette figure archétype de la féminité et de la fertilité, des forces génératrices qui sourdent des profondeurs de la terre, nous la retrouvons dans celle de Coatlicue, la femme à la robe de serpents, des hautes vallées du Mexique, d’Inanna Ishtar de Mésopotamie, d’Isis en Égypte, de Cybèle en Anatolie, de Déméter en Grèce… C’est une figure fondatrice des communautés humaines le long de l’Euphrate et du Tigre, de l’Indus ou du Nil, des premiers villages néolithiques où les archéologues ne trouvent pas de signes de murailles ni de guerres. « Les évidences archéologiques suggèrent qu’il n’y avait pas de domination sociale des hommes sur les femmes et que la distribution des biens révèle l’existence d’une société égalitaire et non patriarcale où la femme avait des fonctions éminentes. [5] »

Cependant Enrique Florescano, comme bien d’autres historiens, note un changement important entre 3500 et 1250 avant J.-C. : la déesse Mère du centre de l’Europe et du Proche-Orient perd sa place comme divinité principale et « cesse d’être le symbole de la totalité des forces qui donnent vie à l’univers. Et les multiples pouvoirs concentrés en elle commencent à se répartir entre différentes divinités ». Pour Enrique Florescano, comme pour bien d’autres historiens, la cause de ces changements fut l’irruption (qui a dû prendre le plus souvent la forme d’une lente et fatale pénétration) des peuples aryens et sémites, tribus nomades et guerrières qui apportent des traditions différentes à celle des peuples sédentaires. « Depuis le commencement du IVe siècle [6] avant J.-C. des vagues successives de groupes aryens descendent des plateaux d’Europe centrale et du sud de la Russie et envahissent les terres d’Anatolie, de Mésopotamie, de la Grèce et de la vallée de l’Indus. À la même époque, des tribus de pasteurs et de guerriers sémites provenant du désert syrien se déplacent vers la Mésopotamie et Canaan. [7] » Nous noterons le même phénomène au Mexique avec la pénétration des peuples chichimèques de langue nahuatl venus des zones désertiques équatoriales, au nord du Mexique.

J’ai défendu la thèse [8] selon laquelle la domination d’un peuple, nomade et guerrier, sur un peuple ou des peuples sédentaires et paysans, cultivateurs de céréales, marque un tournant et le début de l’aliénation de la pensée. La domination d’une « aristocratie de la pensée » issue du peuple conquérant sur le ou les peuples dominés va apporter des changements importants sur le plan politique et social avec la constitution de l’État et d’une classe sociale, ou classe de la pensée, séparée de la population proprement dite. Nous n’avons plus affaire à des tribus ou à des communautés autonomes, mais à une société complexe et divisée reposant sur la dualité — sur l’opposition entre le ciel et la terre, le soleil et la lune (le soleil noir), le feu et l’eau —, trouvant dans cette opposition des contraires, dans cette déchirure même, une complémentarité conférant un sens et une unité précaire, toujours questionnable, à la société. Ces changements sur la scène sociale vont en entraîner d’autres dans le domaine des dieux et des mythes cosmogoniques. Partout, en Égypte, à Sumer, dans le bassin méditerranéen, les déesses antiques cèdent leur place aux dieux et aux cultes masculins. Dans le même temps apparaissent des États gouvernés par des rois au pouvoir illimité, le culte religieux se convertit en culte de l’État centré sur la glorification du souverain, qui s’identifie toujours avec le dieu protecteur du royaume. Surgissent alors de nouveaux mythes de la création dans lesquels le dieu Père usurpe la place autrefois tenue par la déesse Mère. À Sumer et en Égypte, apparaissent des cosmogonies qui, au lieu d’attribuer la création du monde à l’antique déesse Mère, introduisent un dieu créateur qui divise l’ancienne unité cosmique en deux moitiés : terre et ciel. (Florescano 1995.)

Nous n’avons pas fini d’étudier les conséquences de cet entrelacement social : conséquences religieuses, sociales, spirituelles et humaines. Pour beaucoup d’historiens et de philosophes, c’est alors que prennent naissance les civilisations, dont la nôtre. Nous y voyons aussi le point de départ de l’aliénation (cf. « Notes VIII »). J’aimerais mettre en avant une autre idée. Nous jetons en général un regard d’historien des civilisations aussi bien sur le passé que sur le présent, et l’historien des civilisations se nourrit de représentations : les temples, les statues des dieux et des déesses, les parchemins, les cosmogonies quand elles ont été écrites par des scribes et gravées sur la pierre, les spectacles montés par les clercs en connivence avec le pouvoir. Et ces représentations des dieux, de leur vie et de leurs exploits dans le domaine de la création marquent bien un éloignement et l’historien en vient à décrire et à parler de l’histoire universelle de l’aliénation de la pensée comme Histoire universelle de la pensée, le plus souvent avec un accent dithyrambique. Si nous nous plaçons de l’autre côté du miroir et si nous tentons de nous mettre à la place de la population, à laquelle s’adresse ce même pouvoir dans le but de l’assujettir et de la soumettre — de l’aliéner, donc —, nous nous ferions peut-être une autre idée de la réalité. Pour la population, les dieux et les déesses ont certes leur importance, mais derrière les dieux et les déesses, derrière les mythes et les cosmogonies, se profilent les fêtes organisées à la mémoire et en l’honneur des dieux et des déesses, et aussi les pérégrinations, et aussi les rituels d’offrande et parfois les mystères. Et dans ces fêtes organisées par la population se déploie la pensée du don dans sa forme originelle. Et cette pensée est directement pratiquée et vécue. Il s’avère nécessaire de distinguer les fêtes organisées par les gens eux-mêmes, les habitants d’un quartier ou d’un village, des spectacles montés par le pouvoir dans un but de prosélytisme. Le pouvoir transforme l’or en plomb et ce qui était don devient sacrifice.

Ce qui se passe de nos jours pourrait bien expliquer ce qui se passait autrefois. Aujourd’hui le pouvoir des marchands et des marchandises s’exprime intensément à travers l’ensemble des mass media, dans tous les écrans qui ont envahi notre vie, c’est un pur montage, un pur spectacle qui pénètre toute notre vie, mais c’est bien la voix du pouvoir. Et la voix du maître consiste en l’art de détourner ce qui pourrait être directement vécu en propagande, en pensée aliénée, à la fois proche et irrémédiablement inaccessible. C’est ce qui fait sa force d’attraction et de fascination. Ce qui fait sa force d’attraction, ce n’est pas, comme nous pourrions le croire, son étrangeté, mais bien son inconcevable familiarité.

Dans les sociétés théocratiques, l’activité de récupération et de détournement du pouvoir se trouve bien à ce croisement, à cet entrelacement social où se rencontrent et s’allient deux cosmovisions, celle de la classe dominante et celle de la population dominée ; et c’est avant tout la classe dominante qui est l’artisan de ce détournement, tirant à elle, tirant à l’intérieur de sa propre cosmogonie la cosmogonie des peuples sous sa domination, si bien que la cosmogonie des peuples dominés se trouve soumise à celle des conquérants. Dans deux notes anthropologiques antérieures, j’ai apporté un exemple mésoaméricain à ce que j’appellerai un dévoiement social : le sacrifice propitiatoire des captifs de guerre lors de la fête du dieu Xipe Tótec. Nous pouvons avancer que la simulation d’un combat entre le captif, attaché au temalácatl, et les quatre guerriers aigles et jaguars, ainsi que le sacrifice de la victime, l’offre de son cœur au soleil et sa peau écorchée portée comme un trophée — et nous pourrions aussi ajouter les scènes de cannibalisme —, font partie de la cosmogonie de l’aristocratie guerrière. Cependant ce rituel guerrier se transforme en rituel propitiatoire favorisant la régénération du maïs, s’inscrivant dans le cycle temporel de la culture de cette céréale, quand la mazorca de maïs est effeuillée et ses grains ensemencés. Le cœur de la victime est bien offert au soleil, mais son sang est offert à la terre dans le but de la régénérer. Nous avons aussi l’exemple du jeu de pelote, rituel guerrier à connotation solaire et cosmique, au cours duquel le perdant est décapité comme le paysan sectionne, décapite, la mazorca lors de la récolte. J’aimerais parler à ce sujet d’assimilation : la cosmogonie guerrière de la classe dirigeante assimile celle des peuples dominés, centrée, elle, sur les forces fécondantes. La peau des captifs écorchés que revêt le guerrier mexica est bien un trophée qui rappelle ses exploits à la guerre, mais il passe ainsi vêtu de maison en maison, où il reçoit une mazorca de maïs faisant partie de celles destinées à fournir les semences de la prochaine récolte. La cosmogonie des peuples sédentaires et paysans se trouve ainsi englobée dans les rituels des vainqueurs et, désormais, assujettie à ces rituels.

Cette mise en scène du sacrifice laisse, comme la pierre des temples et des statues qui a résisté au feu du temps et de la pensée, des témoignages, qui ne sont que les témoignages de l’aliénation de la pensée. À l’écart de ces montages rituels du vainqueur, la pensée a sans doute pu continuer à s’exprimer sans trop d’entraves au cœur des villages et des quartiers, loin des centres religieux. Elle a pu perdurer sous le regard des vainqueurs, clercs et fonctionnaires, qui pouvaient bien chercher à en prendre le contrôle sans toujours y arriver pleinement. Mais ces manifestations de la pensée sous sa forme populaire ne laissent que peu de traces : des fêtes auxquelles on convie les villages voisins, des festins, des beuveries et des emportements, des défis, des provocations, des danses, des chants…

Finalement c’est bien l’aristocratie qui est perdante dans ce domaine et qui entraîne dans sa perte toute la population. Elle peut bien assujettir la pensée des peuples à sa pensée, les fêtes du don aux rituels du sacrifice — aux dieux du ciel ou de l’au-delà pour la régénération de la terre et de la vie ici-bas —, c’est sa propre pensée qui se trouve ainsi éloignée dans le ciel de la transcendance et du sacrifice, où elle tente de tirer l’autre cosmovision. Le pouvoir est un sacrifice, il est déjà un sacrifice de soi, mais ce sacrifice de soi exige et entraîne le sacrifice de tous. À cet égard, la civilisation mésoaméricaine nous apporte un témoignage on ne peut plus direct et précis : non seulement elle nous offre le spectacle du sacrifice des dieux ou des déesses à travers la mort rituelle des captifs de guerre ou des personnes distinguées dans l’élite de la population (jeunes femmes et enfants), mais encore elle nous raconte la torture rituelle et obsessionnelle des gouvernants, qui se saignent dans le sens propre du terme pour la bonne marche de la société.

Notre civilisation s’est, elle aussi, construite autour de la mise en scène du sacrifice : l’homme-dieu se sacrifiant pour sauver l’humanité ; et le chrétien, à son tour, mange symboliquement le Christ et boit son sang pour être à son tour Celui qui se sacrifie. Cependant ce spectacle du sacrifice semble se perdre et s’effacer peu à peu de notre mémoire, les églises se vident. Le sacrifice ne nous hante plus, il est escamoté comme le bateleur escamote sa carte, nous retournons la carte et c’est l’as de pique qui apparaît. Si le sacrifice n’est plus le thème de la tragédie, quel serait donc le nouveau sujet proposé à la comédie humaine ? Jusqu’à présent le monde de l’aliénation avait organisé la visibilité du sacrifice, aujourd’hui, il organise la visibilité de la valeur (et l’invisibilité du sacrifice). Mais ce n’est plus la valeur de l’être, sa richesse humaine reconnue par les autres, c’est la valeur comme apparence, toute chose ayant un prix. Il organise le spectacle de la communication alors même que la communication entre nous est absente.

L’arrivée des marchands au pouvoir marque un tournant : le marchand ne se sacrifie pas à la collectivité, il sacrifie la collectivité à son propre intérêt. Ce retournement de situation en amène un autre : ce qui est représenté ce n’est plus la pensée du sacrifice, usurpant la place tenue par la pensée du don et de son retour, mais celle de la richesse : le monde merveilleux de Walt Disney où les maisons sont en chocolat. La richesse n’est pas une pratique, elle est un sentiment, celui d’être riche, le sentiment d’une plénitude (de complétude, je dirai), être comblé. Ce sentiment de plénitude pourrait résulter de la pratique du don et du contre-don, ainsi que nous l’avons vu : entrer dans la ronde. Une complétude intérieure qui conduit, par exemple, le chasseur guarani à se dire bon chasseur. Le spectacle de la richesse escamote la pratique, que cette pratique soit celle du sacrifice ou celle du don. Il ne reste plus que la richesse devant nos yeux, richesse qui se veut directement accessible, mais qui n’est jamais directement vécue, et qui ne peut l’être. Nous touchons sans doute là un point extrême de l’aliénation, son point critique (de non-retour ?), dans le sens que les physiciens donnent à la notion de masse critique. Il ne s’agit pas d’un dévoiement, mais bien d’un basculement. On ne se représente plus une pratique dévoyée mais son résultat : un résultat sans fondement ou dont le fondement, le sacrifice de tous, a été escamoté.

Oaxaca, le 4 juillet 2018
Georges Lapierre

Notes

[1Quand la pensée des marchands se rend maître sans coup férir des nations européennes, les théoriciens de la fin du XVIIe ou du début du XVIIIe siècle comme Adam Smith, John Locke, Thomas Hobbes ou encore Mandeville se sont interrogés sur le rapport qui pouvait bien exister entre la morale et l’économie. Nous pourrions avancer que la morale est à l’aristocratie ce que l’économie est à la bourgeoisie. La morale cherche à régler le rapport des hommes entre eux alors que l’économie cherche à régler le rapport des choses entre elles. La morale comme l’économie ne sont que l’expression d’une pensée dominante qui tente de donner le change en faisant mine de gérer ce qui n’est pas gérable : la pensée elle-même, l’ambition de la noblesse d’un côté et l’ambition des marchands de l’autre. L’activité du noble n’a rien à voir avec la morale, comme l’activité du marchand n’a rien à voir avec l’économie, l’un comme l’autre obéissent à des impératifs, qui sont les impératifs de la pensée, et ces impératifs de la pensée ne se laissent pas borner par la morale ni par l’économie. La morale et l’économie ne sont que l’expression d’une pensée dominante en direction de ceux qui sont dominés, la police de la pensée, en quelque sorte.

[2Ce temps a passé, semble-t-il, et les marins en goguette se font rares dans les quartiers portuaires de nos villes, à Toulon, à Marseille ou au Havre.

[3Cf. « Notes anthropologiques VIII », l’histoire de l’aliénation de la pensée. L’expression « directement vécue » par un sujet, c’est-à-dire par quelqu’un qui se pose comme sujet me paraît convenir comme définition de la pensée non aliénée, et l’expression inverse « indirectement vécue » pour la pensée aliénée : je peux bien dépenser mon argent dans l’achat de marchandises prestigieuses, du moins à mes yeux, et en tirer une certaine satisfaction et même un certain plaisir, pourtant la pensée qui m’anime alors n’est plus directement vécue.

[4Daraki (Maria), Dionysos et la déesse Terre, Flammarion, 1994.

[5Florescano (Enrique), El mito de Quetzalcoatl, FCE, Mexico, 1995 (première édition 1993).
Voir aussi Jacques Cauvin, Naissance des divinités, naissance de l’agriculture, Paris, 1997.
En relisant cette strophe tout en me sentant bien proche du mouvement zapatiste, suivant les pérégrinations de Marichuy à travers le Mexique, je me dis que c’est sans doute de cela, de cette vie originelle, que se rapprochent peu à peu, avec bien des circonvolutions et des hésitations, les zapatistes : un monde loin des murailles et de la guerre, épousant la figure féminine de la terre-mère et de la pensée.

[6Cette pénétration, suivie d’une domination politique, des peuples nomades et guerriers sur des populations indigènes sédentaires a dû, à mon sens, commencé bien plus tôt, troisième et deuxième millénaire avant J.-C. ; le IVe siècle a surtout marqué la fin de ces conquêtes, je pense que c’est une erreur typographique et qu’il s’agit de la fin du IVe millénaire.

[7Florescano, 1995, p. 301.

[8Cf. Être ouragans ou encore se reporter à « Notes anthropologiques VIII ».

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