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Notes anthropologiques (XVIII)

samedi 21 juillet 2018, par Georges Lapierre

L’objet de valeur
Première partie : L’objet
« Nous ne reconnaissons pas les choses d’après ce qu’elles peuvent être en soi, mais seulement telles qu’elles apparaissent. » (Démocrite)

À partir de quel moment l’objet nous est-il apparu dans sa crudité ? À partir de quel moment notre environnement a-t-il été perçu comme nature ? À partir de quel moment tout ce qui n’est pas nous, le non-soi, a-t-il été conçu comme objet, comme une chose qui n’était animée par aucune intention ou volonté propre ? La constitution de l’objet tel qu’on peut le concevoir aujourd’hui ne fut pas une donnée spontanée ou immédiate de la conscience, elle a exigé un profond bouleversement et une remise en cause de l’idée que nous nous faisions de la réalité. Cette séparation que nous marquons instinctivement entre le monde de la pensée et celui de la non-pensée peut être datée, elle est issue de l’expérience, comme toutes nos conceptions de l’être et de la réalité. Elle ne s’est pas faite du jour au lendemain, elle a été progressive, elle a demandé des siècles avant de devenir une donnée de la conscience pour certains et certaines d’entre nous. Elle est loin d’être partagée par tout le genre humain. Nos historiens et nos philosophes, avec l’enthousiasme que nous leur connaissons, la notent chez Platon. Il aurait été le premier philosophe à marquer une séparation : l’âme rationnelle ne pourra reprendre sa véritable nature, qui est divine et sans péché, qu’une fois purgée de « la folie du corps » par la mort ou par l’ascèse. D’une part Platon est l’héritier d’une longue tradition philosophique qui remonte aux « physiciens » de Milet, et, d’autre part, la séparation qu’il introduit entre l’âme et le corps n’est peut-être pas aussi nette qu’on veut bien le dire. Il parle encore de la « folie » du corps opposée à la « folie » de l’âme ou folie divine. Il concède encore au corps de la folie, de la passion, de l’enthousiasme comme à l’âme. Par contre il inspirera tout un courant de pensée, l’orphisme, pour lequel la séparation est bien plus nette entre l’âme immortelle et un corps promis à la mort et à la décomposition et dans lequel cette âme se trouve engluée. Et puis viendra la doctrine chrétienne qui fera de cette séparation entre l’âme et le corps une profession de foi. Elle ne deviendra une réalité ontologique et donc une donnée de la conscience (la donnée de la conscience de Philippe Descola, par exemple) que récemment, ce qui ne devrait pas manquer de nous inquiéter…

Pour atteindre l’objet ou le constituer, il nous faut nier le corps et les passions qui lui sont attachées, ce qui revient à nier le sujet c’est-à-dire l’être dans sa vie mondaine soumise aux aléas de la passion et des émotions, l’être dans sa dimension sociale. La pensée dite subjective est la pensée de cette âme embourbée et en quelque sorte retenue dans son ascension à la connaissance du vrai, ou encore de Dieu, ou encore de l’universel, par la pesanteur de la matière corporelle et aussi par les inconséquences et les divertissements de la vie en société. Pour le savant, la pensée doit se libérer du sujet pour s’élever à l’universalité de l’objet. Le savant est platonicien dans l’âme, mais par un étrange retournement de situation, c’est par l’étude du corps réduit à son physique, d’un corps naturel, réduit à n’être qu’un objet sans folie et sans âme, sans passion et sans émotion, qu’il prétend s’élever à la connaissance rationnelle et atteindre ainsi le monde des idées pures, dites encore objectives. Comment expliquer cette étrange ambition ? Et comment définir cet acte mental qui consiste à saisir le corps sous son aspect purement physique et à le dépouiller de l’esprit qui l’anime et qui le constitue ? Cela nous paraît simple et évident et pourtant un tel acte mental est le résultat d’un très long processus de mise en condition prenant sa source dans un profond bouleversement civilisateur qui eut lieu en Grèce vers le VIe, Ve siècle avant notre ère, quand l’esclavage est devenu le fondement de la civilisation occidentale et qu’est apparue dans toute son ampleur sociale la relation entre un sujet et un non-sujet, autrement dit la relation sujet/objet.

Tous ces développements sur l’âme (ou l’esprit, ou la pensée, ou le désir, ou la volonté, etc.) et le corps (ou le physique, ou l’organisme, ou le physiologique, etc.) sont d’une extrême simplicité, et même simplistes. À partir du moment où l’on s’efforce de les définir indépendamment de l’autre partie, on se trouve en général face à un vide conceptuel que l’on s’efforce de combler d’arguties sans queue ni tête. En fin de compte ce qui définit une partie est son opposition à l’autre partie : l’âme ou l’esprit n’est pas le corps et le corps ou le physiologique n’est pas l’esprit, le plus souvent cette opposition n’est pas argumentée, elle est seulement une assertion que l’on suppose évidente [1]. Platon donnait au corps de l’esprit, certes sous une forme négative, la folie, l’opposant ainsi à l’âme, siège de la raison, mais de l’esprit tout de même. Aujourd’hui, les scientifiques ont réduit le corps à l’état d’objet, à un ensemble de fonctions organiques dites naturelles (les phénomènes biologiques), c’est-à-dire obéissant à des lois qui n’ont plus aucun rapport avec cette entité étrange mais désormais réservée que l’on nomme âme ou esprit. Pourtant c’est à travers la connaissance de la « nature », c’est-à-dire d’un univers dépouillé de tout esprit, que le scientifique prétend s’élever à la connaissance de l’universel, de l’« être de la réalité », ou de Dieu. C’est le premier paradoxe.

Le second paradoxe consiste dans le fait que c’est le particulier qui prétend s’élever à la connaissance universelle ; c’est le sujet qui crée l’objet et qui cherche à s’élever à une connaissance objective. Il y a bien dans ce mouvement, dans cette ambition quelque chose d’irrationnel. Les scientifiques commencent à se rendre compte de cette interférence, et nous pourrions même parler d’ingérence, pour le moins gênante du particulier, de l’individu, dans l’universel ou du sujet dans l’objet (la main invisible ?). La prétention de la science à l’universel et à l’objectivité est irrationnelle et la déraison se trouve au cœur de l’ambition des scientifiques. C’est incontestablement une avancée sur le plan de la prise de conscience des limites de la raison et sans doute aussi des limites de la science, qui, jusqu’ici s’était refusé obstinément à prendre en compte le sujet. Quelles seraient les conséquences de cette prise en considération du sujet, en l’occurrence du savant ?

Je pense qu’elle bouleverserait de fond en comble les connaissances scientifiques d’où nous tirons toute notre fierté, pour ne pas dire tout notre orgueil. Elle révèlerait que notre quête mystique de Dieu et de l’universel n’est en réalité que la quête du particulier et que l’« être de la réalité » ou la « réalité de l’être » n’est que le sujet dans sa quête, ou encore n’est que le particulier d’un monde (sous la forme de la Compagnie des scientifiques), sa pointe avancée, son avant-garde : le savant penché sur son microscope à la découverte de l’infiniment petit ou l’astronome pendu à sa lunette découvrant l’infiniment grand. Et ce scientifique n’est que le produit, l’individu vrai et incontournable, d’une société reposant sur l’échange marchand. Il ne pourra jamais se défaire entièrement de ce qu’il est, et sa cosmovision, sa vision de la réalité, sera et restera celle de quelqu’un qui appartient au monde occidental (une société reposant sur l’esclavage), chrétien (la religion de la servitude), et capitaliste (l’échange marchand, l’échange entre les choses et non plus entre les hommes, comme activité générique).

Le point de départ de l’activité scientifique reste la connaissance de Dieu ou « l’Être de la réalité ». Cette ambition mystique peut bien apparaître de temps à autre, mais elle est en général soigneusement occultée et camouflée. C’est que cette préoccupation religieuse qui fonde la science reste l’expression la plus claire d’une subjectivité exaspérée et tourmentée — qui contrarie quelque peu la prétention affichée à l’objectivité. J’ajouterai que cette poursuite mystique du Vrai n’est que la poursuite mystique d’un non-dit : l’humanité, c’est-à-dire l’activité génératrice de l’humain, prenant racine dans la négation de l’humain. Beau paradoxe ! Serait-il aussi la vérité de Dieu ou de l’universel ?

L’objet n’est qu’une spéculation scientifique, les scientifiques posent comme hypothèse de départ l’existence de l’objet et derrière l’existence de l’objet celle de la matière. Il s’agit d’atteindre les secrets de la matière, c’est le côté mystique de la vocation des savants : qu’est ce qui se trouve à l’origine de la matière ? D’où vient-elle ? Qui a conçu la matière ? Qui l’a créée ? Dieu ? Quel esprit se trouve donc à l’origine de la création ? Mais comment concevoir que l’esprit à l’état pur, que la pensée à l’état pur, dans son œuvre d’accouchement et de création puisse créer un monde sans pensée ? Il y a bien là une contradiction difficilement surmontable, même avec cette idée saugrenue de l’homme à l’image de dieu, pataugeant dans la matière, Dieu n’est-il pas pur esprit ? Qui peut bien se trouver à l’origine de la création d’un univers purement physique, sans pensée, un univers non spirituel que l’on a appelé phusis ou nature sinon l’homme, produit d’une société bien définie dans laquelle se fait jour la séparation entre ceux qui ont la pensée de l’activité sociale et ceux qui en sont totalement dépourvus — et qui, en quelque sorte, constituent le corps social ? Ce n’est pas un pur esprit qui a créé un monde sans pensée, mais bien l’homme lui-même et le scientifique se fait complice de cette situation, d’un monde au sein duquel existe un monde sans pensée.

L’étude du corps humain commence par la dissection, par l’étude anatomique d’un cadavre. C’est par l’étude du cadavre que le scientifique espère remonter à la vie. Pourtant l’objet lui-même, base de départ de la pensée scientifique, n’est pas si facile que cela à discerner. Du corps simple, de l’élément à l’atome, le scientifique est à la poursuite de l’objet ; et l’objet fuit, s’échappe, s’élude, prend la poudre d’escampette, et quand le scientifique pense enfin mettre la main dessus après plusieurs essais infructueux, le subjectif (cette fameuse main invisible de l’homme de science !) intervient alors pour rendre définitivement floue la notion même d’objet.

C’est à partir d’un corps qu’il aimerait simple que le scientifique prétend remonter de complexité à complexité jusqu’à la vie sociale — qu’il espère trouver dans la combinaison chimique d’éléments dits premiers dans un cerveau humain (cf. Lévi-Strauss, La Pensée sauvage). Nous voyons bien qu’aux yeux de la science l’objet ne peut qu’apparaître, ne peut être qu’une donnée immédiate de la conscience, et d’une conscience rationnelle, libérée des ambitions et des appétits du sujet engagé dans la vie mondaine. Ce qui est rarement le cas.

L’objet n’est jamais qu’une apparence. Cette quête de l’objet sans contenu nous mène au bord de l’abîme. Un objet sans contenu est un objet sans corps et sans âme, réduit à n’être qu’une pure apparence et pourtant, pourtant qu’est-ce que l’apparence sinon une donnée de la conscience, ne serait-ce que la conscience du scientifique faisant surgir l’apparence d’un dit objet ? L’apparence n’existe pas en soi, elle est toujours une donnée de la conscience. Qu’elle soit observable à l’aide d’appareils optiques perfectionnés ou bien qu’elle soit déductible d’autres observations, l’apparence reste une donnée de la conscience. Parce qu’elle est une donnée de la conscience, elle a toujours un contenu, elle est signifiante dès le départ pour celui qui l’observe, la sent, l’écoute, la touche ou la devine. Ainsi le scientifique va-t-il d’apparence à apparence pour tenter d’arriver à l’apparence première, originelle à partir de laquelle tout prendrait un sens. Et nous nagerions enfin dans le monde des idées pures. En attendant ce big-bang de la raison, le scientifique s’attelle à créer de nouvelles marchandises.

Notre environnement est constitué par tout ce qui n’est pas nous, il va de l’infiniment petit à l’infiniment grand et nous sommes en relations constantes avec cet environnement, nous nous en nourrissons comme nous nous en protégeons. En général, toutes ces interactions échappent à la conscience, mais ce sont elles qui constituent le vivant. Le vivant est fait d’un échange constant avec son environnement (son milieu). Il naît de cet échange constant avec ce qui n’est pas lui. Le soi se forme et se construit à travers cette relation ininterrompue avec le non-soi. Et le soi, lui-même, fait partie du non-soi pour d’autres individus. Cette dialectique qui ne cesse jamais définit le vivant. La dialectique est au centre du vivant, elle le constitue. Cet environnement ou biotope n’apparaît pas toujours, pourtant l’individu réagit toujours à son milieu ou, plus précisément, aux éléments qui forment son milieu, assimilant certains éléments, se protégeant des autres. L’individu se constitue dans une relation, négative ou positive aux autres, il se constitue à travers cet échange avec d’autres individus formant comme des nœuds pleins de sens dans le magma informe dans lequel nous sommes plongés.

Cette constitution de l’individu n’est pas nécessairement conscience de soi, mais elle y invite. De même l’échange avec ce qui constitue l’entourage de l’individu n’est pas nécessairement conscience de l’environnement, ou conscience de l’objet perçu dans son unité souveraine, ou conscience du non-soi, mais elle y invite. C’est cette invitation qui définit le vivant. Cette invitation fait naître le corps dans le sens où il apparaît à la conscience et où il s’individualise face aux autres corps qui forment son environnement. La souris apparaît à ma chatte et elle la poursuit, le chien du voisin apparaît, et elle l’évite, l’escalier apparaît et elle le monte et le descend, les feuilles de l’arbre apparaissent et elle reste indifférente, les feuilles n’ont pas de sens pour elle, elles ne se mangent pas et elles ne sont pas agressives, j’apparais et j’ai immédiatement un sens pour elle, je suis un pourvoyeur aimable de nourriture. Parfois même, elle s’amuse à être dupe de l’apparence et prend une feuille emportée par le vent pour un oiseau, mais c’est juste pour jouer. L’apparence a beau être trompeuse, elle se fait rarement avoir, elle ne se contente pas de la vue, elle appelle à la rescousse les autres sens pour une analyse plus fine et plus poussée de ce qui apparaît.

Dans la masse informe de sollicitations en tout genre que lui apportent ses sens, l’odorat, la vue, l’ouïe, le toucher, l’animal fait un tri en fonction de ce qui lui importe. De la masse sonore qui l’enveloppe, il distingue le bruit qui le concerne, un danger, un appel, une proie, et ce bruit, qu’il aura isolé, se fait signifiant après une courte et rapide analyse et dictera alors une réaction en connaissance de cause. Nous avons privilégié la vue, c’est-à-dire un rapport plus distancié avec notre environnement, mais nous ne sommes pas si différents de l’animal. La pensée positive n’a-t-elle pas pour fondement cette forme d’appréhension de notre environnement en fonction de notre intérêt, ce qui est le propre de tout être vivant ? Seulement à partir de cette donnée de base que nous partageons avec l’amibe, notre investigation se poursuit à l’infini, faisant sans cesse le tri, distinguant sans cesse les éléments les uns des autres. Vu sous cet angle, la raison que nous brandissons comme un drapeau se différencie à peine de l’instinct animal, c’est de l’instinct un peu plus affiné, de l’instinct exacerbé, poussé à bout, qui a été au bout de cette invitation constante à la conscience de soi qui est propre à tout être vivant. Pourtant cette activité de la raison pure n’est pas véritablement de la pensée même si la raison repose sur la conscience d’un soi opposé au non-soi, même si elle repose sur une réflexion constante entre l’individu et ce qui l’environne, la pensée est ailleurs.

La pensée concerne le sujet social, non l’individu. Il n’est pas surprenant que la raison ait trouvé son apogée avec l’individualisme petit-bourgeois. Kant fait bien, lui aussi, cette distinction entre raison pure et raison pratique, entre la pensée objective et la morale qui, elle, se trouve ailleurs, en relation avec la pensée dans sa dimension sociale. Et cette pensée sociale n’a pas de rapport avec l’expérience sensible du monde physique, elle est son au-delà, elle apporte une connaissance métaphysique, une connaissance qui s’est émancipée de la raison pure pour poser l’existence de Dieu. Durkheim ajoutera plus tard que Dieu est seulement la figure de l’esprit d’une société, de cette pensée qui lie entre eux les membres d’une société et qui les dépasse.

C’est à l’époque de Kant (fin XVIIIe siècle) dite moderne que la pensée fait à nouveau problème, jusqu’alors la religion s’en chargeait, elle mettait le fidèle en contact avec la pensée dans sa dimension sociale (ou universelle). Même si cette pensée dans sa dimension sociale devait en partie lui échapper pour n’être plus qu’une représentation, le fidèle savait où la trouver. Les clercs étaient là pour maintenir le lien à travers quelques principes moraux définissant la conduite socialement acceptable. La place prépondérante prise par l’argent et le commerce bouleverse ces certitudes. La pensée générant l’activité sociale n’est plus ce qu’elle était ! Elle n’a pas disparu, mais où est-elle ? Où la chercher ? Où la trouver ? Ce sont ces questions, qui sont à la fois métaphysiques et morales, que se pose Kant. La raison pure n’atteindra jamais ce qui se trouve derrière l’apparence, ce que le philosophe appelle la chose en soi ou ce que les savants kantiens nomment aujourd’hui l’être de la réalité. La matière peut bien exister, c’est du moins l’hypothèse première des scientifiques sur laquelle reposent leurs travaux, mais nous sommes condamnés à n’en connaître que l’apparence.

Tout individu fait apparaître les éléments qui forment son environnement, ce qui signifie qu’il les isole et qu’il leur donne un sens, que ces éléments, qu’il a su repérer et différencier dans le fouillis qui l’entoure, sont significatifs pour lui. Ce n’est sans doute pas encore une connaissance consciente, qui suppose déjà une conscience de soi, mais elle en est l’invitation. C’est à cette intersection que se trouve le scientifique. Il fait apparaître des corps ou éléments qui composent notre environnement, que ce soit celui de l’azote ou d’une nébuleuse. En apparaissant, ils sont une donnée de la conscience et ils ne sont pas autre chose. Et cette donnée appelée azote ou nébuleuse est significative, tout au moins pour le scientifique. C’est sans doute à partir du moment où il s’est élevé à la conscience de soi que l’être humain est parti à la reconnaissance de son environnement, isolant, classant et triant tous les éléments qui le composent (à l’infini), les faisant surgir comme objets définis, individualisés et significatifs.

Le procès d’objectivation consiste à faire apparaître l’objet, à faire surgir l’apparence, l’apparence derrière l’apparence et ainsi de suite, à l’infini, pourrait-on dire. Et l’apparence que fait surgir le scientifique n’est qu’un acte de la conscience pure qui se veut détachée des passions et des appétits qui animent en général le sujet, qui animent et perturbent l’être social. Tous les objets qui m’entourent apparaissent c’est-à-dire qu’ils sont directement signifiants pour moi, l’apparence représente toujours un sens, c’est l’acte premier qui consiste à donner un sens aux choses et ce sens est toujours donné en fonction de l’individu vivant, que cet individu soit une plante, un homme ou un animal. Pour chaque individu le monde n’est qu’apparence ; l’apparence peut être parfois trompeuse et tout le travail du scientifique doit faire en sorte qu’elle ne nous trompe pas. La table, la fenêtre, l’ordi, la tasse de café apparaissent ; et à chaque fois, ils sont des actes de conscience ; ce sont des réflexes mentaux qui les font apparaître (pour un aveugle comme pour un voyant) en leur donnant spontanément un sens ou une signification, même si ce sens reste le plus souvent latent. Ils peuvent même avoir une valeur esthétique ou marchande, mais cet aspect sera traité dans la deuxième partie.

Il est impossible de détacher conscience et apparence. Et l’on pourrait, en forçant un peu la dose, entendre par conscience (ou son invitation) toute manifestation ou réaction positive ou négative d’un individu (plante, protozoaire, animal ou homme) en fonction de ce qui n’est pas lui. Et, pour qu’il y ait réaction, l’objet doit apparaître porteur d’un sens, être bon ou mauvais, mangeable ou menaçant. Et c’est bien son expérience de vivant constitué par cet échange constant avec ce qui n’est pas lui qui fait apparaître à ses yeux, et plus généralement à ses sens, ce non-soi avec ce qu’il signifie pour lui.

La poursuite de l’apparence n’est que la poursuite du sens, à partir du moment où l’objet apparaît, le sens apparaît (le fait qu’il ne signifie rien pour moi a déjà une portée significative). Le sens surgit en même temps que l’apparence. Pour cette raison, le travail des scientifiques est directement pratique, la connaissance de l’apparence ouvre en général sur une pratique c’est-à-dire sur une réaction (on se protège ou on se renforce). L’apparence n’existe qu’en fonction de celui qui la fait surgir, le sens n’existe que par rapport à un sujet. L’objet n’existe pas en soi. La connaissance ne peut pas être détachée du sujet, c’est toujours un sujet (en tant qu’individu) qui pénètre le monde et qui le saisit en fonction de ses intérêts, c’est toujours un sujet qui parle. La connaissance de notre environnement est toujours subjective, et elle n’est que cela, même quand elle semble s’élever dans l’éther d’un espace infini. La connaissance scientifique n’échappe pas à cette règle. La connaissance dite objective n’est en fait, si j’y regarde bien, qu’une connaissance dans l’intérêt du sujet, une connaissance que l’on peut donc qualifier sans trop de risque de se tromper de connaissance subjective. La raison peut bien chercher à s’émanciper du sujet pour le monde des idées pures, c’est toujours un sujet qui pense et qui raisonne. C’est une tautologie et pourtant cette tautologie n’est pas sans conséquence sur le plan social.

Il n’est donc pas sans intérêt de savoir pour qui, pour quel sujet véritable, travaillent les scientifiques. L’idéal humaniste voudrait que les scientifiques travaillent pour l’être humain en général. Pieux mensonge. Les scientifiques appartiennent à une société bien définie. Une société dans laquelle c’est l’individu lui-même qui se trouve investi d’une activité générique, qui se présente alors comme son au-delà. Étrange situation où l’individu se trouve être un sujet social qui s’ignore [2]. Nous avons pu remarquer à travers nos exemples animaliers que la raison est la « pensée » de l’individu opposée à la pensée dans son envergure sociale, opposée à la pensée du sujet. Mais qu’en est-il lorsque cet individu est aussi sujet, un sujet malgré lui en quelque sorte [3] ?

L’hégémonie et la suprématie de la raison est inséparable de l’apparition de l’individu et elle correspond au progrès de l’individualisme propre à une bourgeoisie haute et petite en pleine ascension. C’est cette catégorie sociale avec son idéologie, l’individualisme, qui se trouve derrière les travaux scientifiques, c’est elle le véritable sujet de la connaissance dite objective. À quelles fins ?

Cette conception de l’être coupé en deux, partagé entre esprit immatériel et corps physique, n’a évidemment aucun sens, elle est purement imaginaire ; c’est notre imaginaire qui a un fondement et ce fondement est la vie sociale que nous connaissons, c’est elle qui éveille et suscite notre imaginaire et qui donne naissance à notre vision, ou conception, de l’être et de la réalité. Il s’agit donc de retrouver cette séparation dans la réalité c’est-à-dire dans la vie sociale que nous connaissons. Cette séparation peut être celle entre citoyens et non-citoyens, maîtres et esclaves, patrons d’usine et ouvriers, bourgeois et quidam, entre ceux qui ont la pensée génératrice de l’activité sociale et ceux qui en sont dépourvus. L’organisation sociale que nous connaissons repose sur cette séparation qui s’est faite absolue à un moment donné de notre histoire. L’émergence de l’argent comme nécessité incontournable marque, il me semble, ce moment : celui du caractère absolu de la séparation, quand le point de vue du maître s’est objectivé, a pris forme, et qu’il est ainsi devenu l’objet de la pensée de tout un chacun. Et cet objet, comme tout objet, comme l’objet des scientifiques, n’est qu’une donnée de la conscience, une pure apparence. Et cette pure apparence, cette simple donnée de la conscience est, évidemment, significative. On peut d’ailleurs se demander si la science, et la pensée scientifique telle que nous la connaissons, la pensée dite objective, n’est pas née avec la monnaie.

Pourtant la monnaie n’a rien à voir avec l’objet scientifique. La monnaie, comme tout objet de valeur, est une pure création de l’homme, c’est la pensée dans sa dimension sociale, la pensée générique — et dans le cas de la monnaie, la pensée du marchand —, qui se matérialise, prend forme, devient apparente, devient objet et cet objet n’est pas autre chose que de l’esprit à l’état pur, un point de vue sur le monde. Cette fois, c’est bien la pensée qui apparaît, qui devient pure apparence (ou dit alors qu’elle se matérialise), et cette apparence est effective, c’est de la pensée devenue effective en apparaissant. La poursuite de l’apparence par le scientifique devient la quête de la pensée qui se trouve à l’origine du monde. Mais cette pensée que le scientifique place à l’origine du monde ne serait-elle pas la pensée qui se trouve à l’origine de son monde ?

Au départ de l’activité scientifique ou encore de la pensée dite positive ou encore rationnelle, ou encore objective, se trouve une confusion, celle qui consiste à penser que l’objet existe en soi et que l’objet est porteur d’un sens en lui-même, qu’il renferme un sens. Nous avons pu voir que l’objet n’était qu’apparence et que son sens lui était donné par celui qui le faisait apparaître à sa conscience. Alors comment expliquer cette confusion ? Et si l’objet premier après lequel courent les scientifiques était tout simplement la monnaie ? Voilà bien un objet qui est porteur d’un sens en lui-même, qui est une pensée apparaissant, une pensée prenant forme, devenue pure apparence et qui crée un monde. L’apparence originelle, c’est-à-dire celle qui se trouve à l’origine du monde et que poursuit l’homme de science dans sa quête mystique de Dieu ne serait-elle pas l’argent ?

Dans une seconde partie, j’aborderai cet autre versant de l’objet que représente, par exemple, la monnaie et c’est l’objet de valeur. L’objet de valeur n’est pas extérieur à une civilisation, il est création d’une civilisation, il fait partie de notre environnement spirituel. À la différence de l’objet scientifique qui se trouve sur la frontière dialectique entre l’humain et ce qui n’est pas humain, l’objet de valeur est directement humain, il est l’apparence d’une pensée ou une pensée qui apparaît.

Oaxaca, le 10 juillet 2018
Georges Lapierre

Notes

[1Cette distinction, dit-on, se rattache à une expérience primordiale qui est celle du rêve. Quand le corps du dormeur est assoupi et repose, le dormeur rêve et son esprit vagabonde de-ci, de-là. Le rêve peut bien ébranler le corps et l’agiter de soubresauts, il peut bien y avoir une connexion entre les deux, cependant la conviction qu’il existe deux entités y trouve sa source et son origine — du moins c’est ce qu’avancent la plupart des anthropologues, dont Philippe Descola (outre le fait qu’ils posent cette opposition comme évidente). Pour ma part, je pense aussi qu’elle se rattache à une expérience, mais cette expérience n’est pas celle de l’individu dormant et rêvant, elle est l’expérience de la vie et celle d’une réalité, elle est l’expérience de l’individu vivant dans une société esclavagiste.

[2« Au niveau de l’idéologie, cet Individu est nous-mêmes, car je ne vois pas qu’une modification radicale soit intervenue dans la suite qui nous aurait séparé de lui. Dans la pratique nous sommes ceux qui avons, avec Locke, intronisé la propriété privée à la place de la subordination, qui avons choisi d’être des individus possédant et produisant, et tourné le dos à la totalité sociale avec la subordination qu’elle impliquait… » Dumont (Louis), Homo Aequalis I, « Tel », Gallimard, 1985, p. 131.

[3Cf. Notes anthropologiques précédentes.

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