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Notes anthropologiques (XXXIII)

vendredi 29 mars 2019, par Georges Lapierre

L’Idée comme capital (V)
Petit aperçu concernant l’histoire grecque
De la fin du Néolithique à la naissance de la cité,
la civilisation mycénienne

La civilisation mycénienne, qui se développe sur le continent grec de 1650 à 1100 av. J.-C. (ce qui correspondrait à l’Helladique récent), a bien des ressemblances avec la civilisation minoenne au point où il est justifié de se demander si son apparition vers le milieu du XVIIe siècle n’est pas due à l’influence et à la pression du monde minoen. Elle se caractérise, elle aussi, par l’existence de palais [1], vastes édifices, parfois fortifiés, qui servent à la fois d’entrepôts, de lieu de production de marchandises, avec la présence d’artisans, et de demeure pour celui qu’on appelle le Wa-na-ka (le wanax homérique) et que les historiens considèrent comme le souverain possédant l’autorité de nommer, de muter ou de destituer des fonctionnaires. Cependant « il n’est pas surprenant que le personnage du roi mycénien nous échappe presque autant que celui du roi minoen » a pu écrire Jean-Claude Poursat. On sait seulement qu’il disposait d’un secteur où il exerçait une autorité incontestable, que les historiens ont pu qualifier de « royale », avec des artisans, des esclaves et des terres selon des modalités complexes de mainmise foncière.

On peut chiffrer la production lainière et le nombre de pièces de tissus fabriquées par des groupes d’ouvrières, une trentaine d’ateliers sont mentionnés. L’élevage de moutons pour la laine avait, semble-t-il, la même importance qu’à Mycènes ou à Pylos, c’est l’organisation de la métallurgie qui nous est le mieux attestée, avec 400 forgerons recensés dans plus de 25 localités (…). Dans cette économie très centralisée, fondée principalement sur l’agriculture, l’élevage et la métallurgie, le statut des personnes dépendantes du palais n’apparaît pas toujours clairement (…) les textes font état d’esclaves hommes et femmes ; mais le statut exact de ces esclaves reste imprécis.

Les tablettes nous permettent, de manière indirecte, de comprendre partiellement le fonctionnement des administrations mycéniennes. Quelques systèmes généraux de gestion s’en dégagent (animaux, tissus, produits divers), selon des barèmes identiques à Pylos et à Cnossos ; un contrôle précis de la circulation des biens par l’utilisation d’un système de « scellés »… (Poursat, 1995, p. 66.)

Là encore la sphère consacrée au commerce et à la production de marchandises paraît comme surajoutée avec ses domaines propres et délimités où travaillent des esclaves, des ouvrières, des forgerons et des artisans, à l’intérieur d’un monde paysan et communautaire avec ses chefs formant comme une aristocratie guerrière et héréditaire. Le lien entre ces deux mondes qui se côtoient en permanence à travers un tissu serré d’obligations réciproques reste troublant et assez obscur ; il est mal défini et mal connu. D’une part, le secteur communautaire devait fournir (sans doute sous forme de tribut) matière au commerce (laine, céréales, olives et huile d’olive) ; d’autre part, la partie consacrée au commerce devait apporter à la noblesse guerrière d’origine indo-européenne le luxe lui permettant de se distinguer de manière ostentatoire au sein d’une hiérarchie subtile (entre les héros comme entre les dieux) et une richesse matérielle lui permettant à la fois de tenir son rang « à la guerre comme à la guerre » (Cf. Homère, l’Iliade) et d’exercer un pouvoir, difficilement contesté, sur les communautés paysannes.

L’imbrication de deux mondes, un monde voué à l’échange marchand et un monde attaché à la tradition, à l’échange coutumier ou cérémoniel, semble plus marqué dans la civilisation mycénienne que dans la civilisation minoenne, où la frontière entre les deux mondes paraît, dans l’état de nos connaissances, plus floue [2]. Nous n’avons pas encore affaire à des États constitués, proprement dits, mais à une situation ambigüe : dans le monde voué au commerce, nous nous trouvons bien face à une autorité suprême, le Wa-na-ka, qui l’organise et répartit les tâches en fonction des nécessités d’un échange de type marchand, mais il semble bien que ses prérogatives ne touchent qu’un domaine assez particulier et limité, et qu’elles ne s’étendent pas au reste de la société, où ce serait plutôt une noblesse guerrière, attachée à l’échange cérémoniel, qui en garderait héréditairement et traditionnellement le contrôle. La situation est, sans conteste, originale : la séparation à l’intérieur de la société entre deux mondes, celui du commerce et celui de la tradition guerrière, n’aboutit pas à la formation d’un État, mais plutôt à des formes embryonnaires d’État, ou à des formes embryonnaires de pouvoir : d’un côté, nous avons une sorte de pouvoir absolu (ou du moins concentré), celui du Wa-na-ka, mais il reste limité à un domaine particulier, celui de la production, de la concentration et de la diffusion de biens ; de l’autre côté, nous avons une aristocratie guerrière due sans doute à la « dévastatrice arrivée de Grecs » en 2200 av. J.-C. Cette aristocratie exerce un pouvoir sur les communautés paysannes autochtones qui leur sont subordonnées. Cette relation de subordination peut favoriser à la longue la naissance de l’État, ce n’est pas encore le cas, semble-t-il, à l’âge du bronze et sous la civilisation mycénienne, qui présente l’aspect d’une société bancale (d’un trépied bancal, me souffle-t-on) avec, d’une part, un système administrant l’échange de biens et se consacrant au commerce ; et, d’autre part, une société de type féodal reposant sur un système, dans un certain sens mieux connu, constitué par la domination d’une classe formée de guerriers sur les communautés paysannes traditionnelles.

La position du Wa-na-ka est difficile à cerner, il exerce incontestablement une autorité « administrative » concernant un domaine bien particulier : celui de la production, de l’accumulation et de la diffusion de biens, que je me garderai cependant de qualifier trop vite de marchandises ; le Wa-na-ka n’est pas un marchand, il serait plutôt un homme d’État (un noble parmi les nobles ?) gérant un capital représenté par la richesse marchande d’un pays ou d’une région, c’est-à-dire par sa capacité de production de biens échangeables sous la forme du troc à une échelle supérieure débordant les limites étroites d’une région ou d’un pays — disons d’un territoire défini, dessinant l’épure d’un État en formation. Le Wa-na-ka n’est pas tout à fait un roi, il est un roi en devenir, il brûle les étapes (ce qui lui coûtera cher et accélérera sa fin), il serait presque l’homme d’État par excellence (à la manière d’un Staline ou d’un Mao, ou, mieux encore, de leurs substituts actuels) gérant le capital d’une nation (ici, d’un territoire défini). Il nous permet ainsi de discerner que le capital d’un pays, d’une nation ou d’un État est sa capacité et son aptitude à échanger avec d’autres pays, d’autres nations et d’autres États. Je me demande si cette situation dans laquelle se trouve confiné le Wa-na-ka ne le marginalise pas à l’intérieur de la société. Il n’est pas exactement un « roi sacré » (même s’il aura tendance à le devenir sous la plume d’Homère), formant la clé de voûte d’une société duelle composée d’un peuple dominant et conquérant, représenté par l’aristocratie guerrière, et un peuple dominé autochtone. Il est sans doute reconnu par cette aristocratie guerrière qui, nous l’avons vu, lui doit sa richesse matérielle, mais sa fonction l’en éloigne irrésistiblement [3].

Ces groupes dominants sont des aristocraties guerrières : la présence d’armes nombreuses dans les tombes comme les thèmes favoris de l’iconographie (scènes de combat et scènes de chasse) l’indiquent clairement. Probablement issues des chefferies de l’Helladique moyen, elles affirment leur prestige par un goût immodéré pour les objets de luxe, acquis par un système d’échange de dons. (Poursat, 1995, p. 47.)

Deux formes d’échange, incompatibles entre elles, paraissent se mélanger pour former le monde mycénien : un échange intercontinental reposant sur le troc et qui tire vers l’échange marchand ; un échange qui repose sur le don et qui garde une dimension cérémonielle ; enfin à ces deux formes d’échange, on pourrait en ajouter une troisième : l’échange coutumier reposant sur les règles d’un savoir-vivre communal, si bien que l’image d’un trépied branlant pour définir la civilisation mycénienne me paraît tout à fait adéquate. Le plus souvent dans les sociétés duelles, composées d’une aristocratie guerrière régnant sur des communautés paysannes, avec, couronnant le tout, un roi sacré, il existe bien des marchands fournissant à la noblesse les produits de luxe que celle-ci recherche. Mais ces marchands forment une catégorie à part dans la société, marginalisée par cette même noblesse. Enfin c’est le roi sacré (le pharaon ou l’empereur) qui administre, par le biais du tribut, l’échange à l’intérieur de son royaume entre les différentes régions qui le composent : accumulation de la richesse puis répartition et utilisation de cette même richesse selon les besoins de chaque région et les nécessités du moment (guerre, aménagement du territoire, grands travaux de représentation religieuse du pouvoir, etc.). Le rôle dévolu au pouvoir central est séparé de l’activité marchande proprement dite. Il semblerait que dans la civilisation mycénienne, l’activité marchande empiète sur la fonction traditionnelle et reconnue du pouvoir central. Cet empiètement est contre nature et n’est pas sans poser un problème, dont la civilisation mycénienne ne se remettra pas.

Les nobles ne s’adonnent pas au commerce, ils le méprisent, ils recherchent la reconnaissance publique et la notoriété, leur univers est celui de l’exploit : butin ou don ; le don (ou encore les gratifications ou récompenses acquises aux jeux), qui est la reconnaissance publique par leurs pairs de leurs qualités guerrières, voilà ce qui les intéresse ! Le monde du commerce leur est contraire. Ils en profitent mais ils le tiennent soigneusement à l’écart de leur univers. L’amalgame entre les deux mondes me paraît impossible, il ne prend pas, il ne tient pas, il se désagrège. Le noble est mal à l’aise dans le palais minoen ou mycénien consacré à l’activité commerciale et c’est une erreur que de l’y mettre et de forcer une unité sociale qui, à mon sens, n’existe pas. C’est Homère qui, au VIIIe siècle met le noble guerrier, Agamemnon, Nestor ou Ulysse, dans le palais mycénien, tout en se gardant bien de révéler d’où provient leur richesse : l’activité marchande étant absolument incompatible avec l’éthique guerrière. Pour Homère, il ne pouvait exister qu’un seul type de pouvoir : le pouvoir aristocratique ; le pouvoir de type « capitaliste » lui était parfaitement étranger, si bien qu’il ne pouvait pas envisager une connivence entre ces deux pouvoirs. À mon sens, la civilisation mycénienne repose sur cette connivence « contre nature ». Pour cette raison, je pense que le palais et l’activité marchande sont comme surajoutés à la société réelle. C’est une activité marginale qui prend une importance considérable, si bien qu’elle envahit une grande partie de la société, sinon toute la société, pourtant tout ce qui constitue le noyau dur de la vie sociale, avec l’échange cérémoniel et coutumier, résiste et tient bon face à l’échange marchand proprement dit. Elle attend son heure et l’occasion de rejeter cette greffe qu’elle n’accepte et ne tolère que difficilement — cela bien que les nobles guerriers en tirent avantage.

La civilisation palatiale dans son ensemble met au jour et illustre un phénomène intéressant que nous devons prendre en considération si nous cherchons à saisir l’histoire grecque dans le cadre du devenir de l’Idée d’échange capitalisée en tant qu’idée séparée, devenue étrangère à une partie de la société. La civilisation palatiale est une civilisation qui voit émerger le commerce comme activité centrale, concentrée dans les palais, dans une activité en quelque sorte surajoutée à la société. Cette activité centrale qui impose une division du travail au sein de la société avec ses forgerons, ses tisserands et ses éleveurs de moutons, apparaît cependant comme activité pour ainsi dire marginale à l’intérieur de la société, comme venue d’ailleurs (de la civilisation minoenne ?). Cette activité forme comme un État dans une société encore sans État. Un « État » qui se présente comme une bulle dans un monde sans État, à l’intérieur de laquelle se concentre et se centralise un pouvoir absolu mais qui a délimité la sphère de son exercice et de son influence ; cette sphère d’influence ne s’étend pas encore à toute la société. Il n’y a pas de marchands faisant du commerce, mais une organisation pour ainsi dire collégiale et concentrée du commerce avec ses donneurs d’ordre, ses administrateurs, ses serviteurs, ses employés, avec sa hiérarchie des fonctions. Elle apparaît bien comme une activité à part dans la société mais entraînant aussi une transformation importante de la vie sociale. Il n’est pas facile de démêler une situation aussi confuse et embrouillée et les historiens y perdent leur latin (sinon leur grec). Le commerce est bien l’élément important qui définit la civilisation palatiale, pourtant il n’est pas encore toute la société, il s’en détache tout en la modifiant imperceptiblement — ce phénomène est particulièrement visible en Crète. Nous n’avons pas encore affaire à un État, c’est-à-dire à l’expression d’un pouvoir séparé sur l’ensemble de la société, seulement à une organisation « étatique » (ou bureaucratique) du commerce ne touchant qu’une partie de la société.

La civilisation minoenne, telle que nous la connaissons, repose tout entière sur le commerce, sur l’échange marchand dans cette zone méditerranéenne qui touche aux empires. Les palais sont bien des centres de pouvoir, mais d’un pouvoir qui se consacre à l’activité marchande. En tant que lieu où se concentre et s’exerce le pouvoir, le palais crétois peut bien faire figure d’État, mais c’est un État qui rompt avec l’idée que nous nous faisons de l’État, il ne correspond pas à l’image que nous en avons ou que nous en gardons. Il n’y a pas de roi ou, du moins, un souverain qui correspondrait à l’image que nous avons de la royauté et de la souveraineté (ou que les historiens des empires de cette époque ont pu garder), le régime par lequel s’exercerait le pouvoir n’est pas non plus connu, il n’est pas monarchique, ni aristocratique, ni démocratique, il serait presque collégial mais il semble incontestable, presque absolu. Je dirai que le palais minoen ouvre sur l’inconnu (ou le mal connu) et que cet inconnu est peut-être l’esquisse de notre futur, qui se donne à voir et se dessine déjà dans un lointain passé. Quand la civilisation minoenne se greffe sur le continent à la société hellénique [4], nous nous trouvons face à un tout autre schéma social (qui n’est plus celui présenté par la société crétoise au XVIIe siècle av. J.-C.). La société grecque est déjà une société complexe avec une classe constituée, celle d’une aristocratie guerrière, exerçant un pouvoir sur les communautés autochtones (sans aller jusqu’à la formation d’un État centralisé). C’est un pouvoir, celui du palais, qui s’immisce dans une société où s’exerce déjà un pouvoir, celui des nobles guerriers. Quand elle s’installe sur le continent grec, la civilisation minoenne doit composer avec le pouvoir en place. Nous nous trouvons face à une société où existent deux pouvoirs. C’est une société du compromis — et un compromis ne dure qu’un temps, d’autant plus qu’il y a la population autochtone prête à secouer le joug que fait peser sur elle ces deux pouvoirs — et, dans une certaine mesure, tirer parti de leur tiraillement occulte.

J’ajouterai que cette greffe ou sa tentative est pleine d’enseignement. Nous voyons l’idée de l’échange sous sa forme marchande qui cherche à s’imposer dans un milieu qui connaît une autre histoire, qui serait plutôt celle de la lente formation d’une société complexe dans laquelle le pouvoir est entre les mains d’une aristocratie guerrière. Dans une sorte de retour à l’envoyeur, c’est cette même aristocratie guerrière qui prendra le contrôle des palais et de l’activité marchande au XVe siècle av. J.-C. en Crète, y imposant son modèle de société. Cela ne signifie pas que cette aristocratie se livre au commerce, cela signifie seulement qu’elle entend en tirer profit.

L’activité d’échange sous sa forme séparée, dans le sens où elle se présente comme un pouvoir qui se surajoute à la société réelle, vient avant la formation de l’État. Dans la mesure où cette richesse due à l’activité marchande représente le capital, nous sommes amenés à conclure que le capital sous sa forme marchande existe indépendamment de l’État et celui-ci, une fois constitué, devra nécessairement le prendre en compte et « faire avec » ; c’est sans doute lui qui donne à l’État son assise occulte. L’activité pratique du commerce est première, l’État vient en seconde position. D’abord le capital, ensuite, l’État. C’est une première hypothèse. Ce n’est pas l’État qui contient le capital, ce serait plutôt l’inverse, ce serait le capital qui contiendrait l’État. L’État va chercher à se former et à se construire en marge de l’activité marchande, pourtant, il restera pris fatalement dans les griffes du commerce. À la différence des palais, crétois ou grecs, et, plus tard, des cités phéniciennes comme Carthage, l’État qui, peu à peu, émerge en Grèce avec la polis ne se vouera pas entièrement au commerce, il en laissera le soin aux marchands, à une catégorie sociale marginalisée, les métèques. Mais toujours, notons-le, avec une complicité larvée, non dite, entre le marchand et les grandes familles aristocratiques. Pourtant cette activité, que la cité grecque a mise de côté comme si elle ne faisait pas partie de son domaine, de la sphère réservée à la politique, à l’organisation sociale et à la guerre, dicte « dans l’obscurité » les décisions les plus importantes et fait la richesse des nations (dans ce cas, des cités).

Il en résulte en tout cas que les Doriens, même si l’on admet leur venue vers la fin du XIIIe siècle, n’ont pu provoquer l’effondrement du système palatial mycénien. Ce sont donc vraisemblablement des causes internes, d’ordre divers, qu’il convient de chercher (…), c’est la rigidité d’un système économique et politique extrêmement centralisé, incapable de s’adapter aux crises et aux tensions internes, qui reste l’hypothèse la plus vraisemblable, c’est une hypothèse du même ordre qui explique, vers la même période, la chute des grands empires, comme l’Empire hittite, en Orient. Ce qu’il faut expliquer, en réalité, c’est moins la destruction des palais que le fait qu’ils n’aient pas été reconstruits par la suite. (Poursat, 1995, p. 71.)

Nous avons remarqué qu’il y avait incompatibilité entre la société réelle et un État en gestation qui avait pris la forme d’un pouvoir centralisé autour de l’activité commerciale. La civilisation mycénienne était tiraillée entre deux forces, entre deux orientations opposées qui me paraissent difficilement conciliables à première vue : une société contenant deux projets de société différents au sein de laquelle on peut voir deux mondes en gestation : l’un qui se veut marchand ; l’autre, aristocratique. Son équilibre me paraît instable, fragile, c’est une société bancale qui ne résistera pas à la vague des envahisseurs venus du nord (que Finley compare aux barbares envahissant l’Empire romain [5]). Ces envahisseurs se présentent plutôt comme des perturbateurs sociaux, comme déclencheurs de troubles, exacerbant les oppositions entre les deux formes de vie sociale que j’ai signalées, suscitant des révoltes et des bouleversements dans les régions où la civilisation palatiale s’était imposée, pour, finalement, entraîner sa chute. Ils sont les déclencheurs du drame et les palais qui étaient comme des excroissances incongrues, des protubérances indues, vont disparaître dans les flammes. Après ces bouleversements internes, ces modifications profondes, la société hellénique va trouver une voie moins épineuse et un développement plus conforme à son état réel et c’est en son sein qu’elle trouvera en la personne du basileus, puis du tyran, celui (ou le roi) qui la guidera pendant un temps.

Dans son livre La Grèce préclassique, Jean-Claude Poursat après avoir dressé la liste des fonctionnaires palatiaux attachés au Wa-na-ka, précise qu’à côté des notables palatiaux existaient des notables locaux qui n’appartenaient pas à l’administration du palais. Parmi ces dignitaires qui ne sont pas rattachés au palais, il signale ceux qui portent le titre de basileus, « qui deviendra celui des rois du monde homérique ». Ils sont les seuls, ajoute-t-il, qui aient survécu à l’écroulement du système palatial. Il explique leur aptitude à conserver un certain pouvoir au fait qu’ils aient pu être à la tête de conseils d’Ancien mentionnés dans les textes ; pour ma part, je pense qu’ils faisaient partie de cette « autre » société au sein de laquelle s’était incrustée la civilisation palatiale. C’est cette société avec ses basileus qui allait en fin de compte rejeter la civilisation palatiale avec ses wanax (ou wa-na-ka) — un peu comme un corps finit par rejeter un élément qui lui est étranger et qu’il n’arrive pas à assimiler entièrement.

Mais la chute définitive des palais, c’est-à-dire l’incapacité à rétablir le fonctionnement antérieur à la catastrophe, doit être cherchée d’abord du côté de leur inaptitude à survivre durablement en tant que système bureaucratique rigide, armature complexe de prélèvements et de redistributions, inadapté aussi bien aux aléas d’une production fragile qu’aux appétits de pouvoir de toute une noblesse intermédiaire, dépendants de l’extérieur pour les indispensables matières premières et dirigés par d’arrogants, ruineux chefs de guerre toujours avides de posséder davantage avec une préférence marquée pour la manière forte [6].

Avec la disparition des palais, nous retrouvons le mode de vie communautaire ou villageoise qui existait en marge des palais et qui liait le petit peuple des campagnes à une aristocratie guerrière représentée par des chefs locaux. « On se rapproche des descriptions homériques des oikoi, ou maisonnées, groupées dans de petits centres urbains [7]. » Nous nous retrouvons dans un monde plus simple et mieux connu d’une société duelle reposant sur l’association, souvent problématique, entre une classe aristocratique installée maintenant de longue date sur le sol grec et une population autochtone parfois turbulente.

Le monde d’Agamemnon, d’Achille et d’Ulysse était un monde de roitelets et de noble possédant les meilleures terres et de gros troupeaux, vivant une existence de seigneurs où incursions et guerres locales avaient souvent leur place. (Finley, 1980.)

Le plus souvent une telle composition sociale débouche sur l’avènement d’une souveraineté issue de la classe aristocratique, qui centralise et unifie sous son autorité une société divisée en deux composantes difficilement conciliables. La formation de l’État, sous l’égide d’une autorité supérieure (l’être suprême), apparaît comme la solution la plus courante. La Grèce connaît bien cette tentation de la royauté ou de l’empire mais les nobles sont trop jaloux de leur indépendance à la fin des âges obscurs pour se plier à une autorité supérieure et les rois, dont les cités comme Sparte ou Athènes ont pu garder le souvenir comme on garde une relique, n’ont été que l’ombre de la royauté. Quant à l’idée d’empire, qui transparaît avec la Ligue de Délos, Philippe II de Macédoine, puis avec Alexandre, elle se présente à la fois comme une obsession et comme un mirage. Finalement, maigre consolation, la Grèce et ses cités finiront par faire partie d’un Empire, mais qui ne sera pas le leur.

Marseille, le 11 mars 2019
Georges Lapierre

Notes

[1Ce mot de palais peut soit se limiter à la demeure du maître des lieux, le Wa-na-ka, décrite par Homère et révélée par les fouilles avec sa grande salle de réception ou « mégaron », soit s’étendre aux habitations qui l’entourent et qui forment comme l’embryon d’une ville, le plus souvent fortifiée.

[2Sans doute parce que la société minoenne n’avait pas encore été touchée par l’invasion des Grecs.

[3Il pourrait être un noble, issu d’un noble lignage, distribuant ses richesses acquises par le commerce et se créant ainsi tout autour de lui des alliés, des clans alliés qui lui restent fidèles en bien des circonstances. Ce serait là le point de vue d’Homère, tel qu’il apparaît dans l’Odyssée, et il me semble intéressant et assez juste. Il n’est pas un roi sacré dans le sens où il n’est pas l’émanation de la classe des nobles et son pouvoir n’est pas illimité ; il n’est pas non plus un tyran car, à la différence de Polycrate, il redistribue autour de lui sous la forme de dons sa richesse (en quelque sorte, aux yeux de l’aristocratie guerrière, mal acquise). Ou alors, autre hypothèse, un noble corrompu à la manière des princes celtes de l’époque classique par les marchands crétois ?

[4Les centres mycéniens ne sont jamais très éloignés des côtes, Mycènes, par exemple, se trouve à la croisée des mers, entre le golf de Corinthe au nord, le golf de Salonique à l’est, la baie de Nauplie au sud, ensuite ces « palais » sont souvent des forteresses comme s’ils se trouvaient dans un milieu hostile.

[5« Il est impossible de prouver qu’une partie des envahisseurs demeurèrent en Grèce. En effet, c’est le propre de ces expéditions, à la fois invasion et migration, de ne laisser aucun témoignage archéologique jusqu’au jour où elles se fixent définitivement quelque part (nous avons brièvement abordé ce problème à propos des Doriens et des Huns)… » (Finley, 1980, note p. 85.)

[6Claude Mossé et Annie Schnapp-Gourbeillon, Précis d’histoire grecque, Armand Colin, Paris, 1999.

[7Mossé et Schnapp-Gourbeillon, 1999.

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