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Temps de révolution

jeudi 4 avril 2013, par Gustavo Esteva

Le changement révolutionnaire n’arrive pas comme un moment cataclysmique, mais comme une succession interminable de surprises, qui se meuvent en zigzag vers une société plus décente, disait Howard Zinn peu avant de mourir.

Cela a toujours été ainsi. Des révolutionnaires triomphants transforment souvent des épisodes du moment où ils ont joué un rôle crucial en symboles du processus, parfois avec de mauvaises intentions. Mais la révolution française n’a pas été la prise de la Bastille, ni la soviétique la prise du palais d’Hiver. Les faits que l’on commémore tous les 20 novembre [1] signifient bien peu par rapport à la révolution mexicaine. Ils ne l’ont pas définie. Ce n’est même pas là qu’elle a commencé.

Les révolutions du XXe siècle ont bien montré que les dirigeants d’une geste révolutionnaire ou ceux qui s’installent au régime de pouvoir créé par une révolution peuvent avoir des effets néfastes, souvent contre-révolutionnaires. Il y a peu de cas où ils peuvent contribuer à réaliser ou approfondir la révolution à laquelle ils prennent part.

Les révolutions, toutes les révolutions, sont l’affaire des gens, des hommes et des femmes ordinaires.

Il y a une quinzaine d’années, le 3 août 1999, le sous-commandant Marcos a signalé : « Nous sommes des femmes et des hommes, des enfants et des vieillards assez ordinaires, c’est-à-dire rebelles, pas d’accord, mal à l’aise, rêveurs. » Comme l’a observé Holloway, il y a là une bombe théorique. Non seulement cela laisse derrière le canon léniniste. Cela exige que nous voyions d’une autre manière les gens ordinaires, tous les gens ordinaires, qui peuvent être sur le point d’éclater, d’exprimer passionnément leur rébellion. Cela exige que nous apprenions à apprendre d’eux. Par exemple des gens ordinaires qui ont inventé et réalisent le zapatisme.

Il semble que soit en marche une insurrection. Il faut insister : une insurrection des gens ordinaires. Ce n’est pas un coup de main, un épisode belliqueux circonstanciel. Parfois les gens ordinaires se voient obligés à faire un coup de main, et ils le font. Mais ce n’est pas cela qui définit un changement révolutionnaire ni ce qui est en train de se passer à présent.

L’insurrection en cours ne cherche pas de soudains déplacements du pouvoir ou des politiques, entre autres choses parce que les gens ordinaires ont appris à se méfier profondément de ce qui se passe là-haut. Ils savent que les changements de personnes dans les structures du pouvoir ont un caractère illusoire et temporaire. Le changement des dirigeants ou des politiques n’altère pas le caractère du régime oppresseur. En général, il cherche seulement à faire face à des besoins circonstanciels ou à des recompositions de forces… pour assurer la continuité du régime.

Au lieu de soudains déplacements de pouvoir ou de politiques, l’insurrection en cours suppose un changement d’attitude qui revendique le sens de la proportion. Il faut, comme l’a dit James Scott [2], cesser de penser en tant qu’État, comme si nous étions là-haut et que depuis les hauteurs du pouvoir nous nous proposions d’arranger le monde. Ainsi qu’il le dit, tous ces efforts pour améliorer la condition humaine d’en haut ont échoué. Il est temps de les abandonner.

L’insurrection revendique aussi le bon sens. Il n’a pas son siège dans la glande pinéale, ainsi que le pensait Descartes, et celui qu’imaginaient les Grecs est trop abstrait. Le bon sens, c’est celui qu’on a dans la communauté. Et c’est la première chose qu’on peut apprendre des gens ordinaires, qu’en général il ne peut survivre sans communauté et qu’il tend à penser à partir de là où il se trouve, avec les pieds par terre, en reconnaissant ce qu’ils sont : de simples mortels.

De là, d’en bas, à ras de terre, on ne conçoit pas seulement les changements révolutionnaires. On les réalise. Des changements qui sont, comme l’enseignait Illich [3], des actes qui transgressent les frontières culturelles et ouvrent un nouveau chemin, des actes qui établissent irrévocablement une possibilité nouvelle et significative. Ce sont des actes qui offrent la preuve inattendue d’un nouveau fait social. Ce fait aurait pu être imaginé ou planifié. Quelqu’un aurait pu l’anticiper. Mais il n’y a que quand il se réalise qu’il est démontré qu’il était possible.

Et c’est cela, assurément que nous pouvons aller apprendre au Chiapas, de ces hommes et femmes, enfants et vieillards, gens ordinaires, gens rebelles, pas d’accord, mal à l’aise, rêveurs. Des gens qui se sont mis à rêver, qui ont vaillamment exprimé leur rébellion, leur désaccord, et qui ne cessent de mettre tout le monde mal à l’aise. Ceux d’en haut, cela va de soi. Mais aussi ceux d’à côté, comme ceux dont les rêves sont devenus cauchemars dans la boue des urnes, ou ceux qui sont convaincus de posséder la vérité révolutionnaire et se sentent le droit de diriger le changement.

C’est vrai qu’ils sont gênantes et gênants, extrêmement gênants. Ils chamboulent tout, pas une marionnette n’en sort indemne. Pouvons-nous les écouter avec l’esprit et le cœur ouverts ? Pouvons-nous, plus encore, faire ce que nous avons à faire, chacun, dans son petit coin, dans sa géographie, dans son temps et sa condition, sans prétention au grandiose ?

Gustavo Esteva

Source du texte original :
La Jornada, Mexico,
1er avril 2013.

Traduit par El Viejo.

Notes

[1Le 20 novembre 1910 est célébré officiellement comme le début de la révolution mexicaine (note de “la voie du jaguar”).

[2James C. Scott est l’auteur de La Domination et les arts de la résistance, Amsterdam, 2009, et de Zomia ou l’art de ne pas être gouverné, Le Seuil, 2013 (note de “la voie du jaguar”).

[3Ivan Illich (1926-2002), dont Gustavo Esteva était très proche, est l’auteur, entre autres, de Libérer l’avenir, Une société sans école, Le Chômage créateur (note de “la voie du jaguar”).

Messages

  • Un bel acte ordinaire serait de ne plus voter car voter c’est mettre en place un ou une élu-e qui ne représente que le haut qui oblige le bas ! et le haut obéit à l’international, à la mondialisation, au capitalisme qui en est le fonctionnement et le bas obéit (en général !) pour survivre.
    Eh puis, oui les gens ordinaires, mais certain-e-s sont aussi à l’extrême droite ou racistes ou inculturés, ou archi-pollueurs, etc etc,... en tout cas dans nos contrées !!! L’admiration que nous avons pour les zapatistes qui mettent en place un fonctionnement sociétal juste, pour leur communauté, et qui souhaitent l’expansion de celui-ci sur toute la planète (quel beau rêve réalisable !) est une chose certaine, mais nous, ici et ailleurs, nous devons réfléchir à comment faire vivre les justes propos de Yvan Illich, John Holloway, des zapatistes, d’autres et de nous-mêmes.
    Comment dans ce monde non communautaire pouvons-nous, tout en restant en bas, ne serait-ce qu’élever le débat au niveau de notre quotidien, de nos voisins, de notre quartier ? Comment faire pour que cela change ? Pour que le monsieur d’à côté arrête de mettre du Roundup sur les trois petites plantes dites mauvaises qui ne gênent que son regard, pour lui faire comprendre que ce sont les multinationales la publicité la télévision les médias les élu-e-s les magasins qui lui imposent cet acte de destruction non seulement de la plante mais aussi des bactéries du sol, des plantes voisines, puis de l’eau qui coule à côté, eau qui finalement arrive à son robinet toute nettoyée chimiquement , soi-disant buvable, en tout cas acceptée par des normes (européennes !) gérant son corps et celui de ses voisin-ne-s, et donc le mien, tien, sien,...! Multinationales qui par modes écologiques finissent par le rendre responsable (dans le mauvais sens du terme !) du fameux acte criminel destructeur ! Et ceci pour tant de petites choses quotidiennes !
    Pas facile de faire ! Pas facile de garder le calme, de diffuser de l’amour et de l’humour, aussi !
    Mais oui, « l’insurrection qui vient », elle est là et elle s’active ! Enfin je veux dire, nous, nous nous activons !!!
    Salutations !
    Maya

  • Voter ,ne pas voter ! L’essentiel n’est il pas de se doter du système où c’est la base qui commande .Au travers de cette base , il est donc nécessaire de débattre et de finaliser les propositions qui seraient jugées les meilleures .Le vote ou une autre forme de choix pour en sortir des décisions est obligatoire pour un bon fonctionnement de la démocratie .Ce que nous avons chez nous est une supercherie dans la façon de déléguer les revendications ou les doléances .Cela vaut pour le politique , mais aussi pour le syndicalisme .Nous devons construire un système qui enseigne , qui apporte la nécessité de comprendre pourquoi la lutte des classe est nécessaire .Il ne sert à rien de regarder ce qui se passe chez nos amis d’Amérique latine .Nous n’avons pas les mêmes histoires ..Revenons tout simplement sur les fondamentaux qui ont été à l’origine de notre République et terminons cette révolution de 1789 .

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