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La Grande Transformation (II)

samedi 25 juillet 2020, par Georges Lapierre

Aperçus critiques sur le livre de Karl Polanyi La Grande Transformation (à suivre)
« Tous les échanges s’effectuent comme des dons gratuits dont on attend qu’ils soient payés de retour, quoique pas nécessairement par le même individu — procédure minutieusement articulée et parfaitement préservée grâce à des méthodes élaborées de publicité, à des rites magiques et à la création des “dualités” (dualities) qui lient les groupes par des obligations mutuelles — et cela devrait par soi-même expliquer l’absence de gain, ou même de celle d’une richesse qui ne soit pas seulement constituée d’objets qui accroissent traditionnellement le prestige social. » (Karl Polanyi)

De l’eau a coulé sous les ponts de Paris et le sanglier et la marguerite restent désormais figés par quelques maléfices dans leur extériorité, nous ne saisissons plus le sanglier ou la marguerite comme des êtres poursuivant leur idée, comme des êtres animés par une pensée. Nous ne saisissons plus l’idée qui se cache sous sa représentation, derrière le sanglier ou derrière la marguerite. Sans doute parce que la pensée qui nous anime n’est plus véritablement la nôtre, qu’elle nous est devenue extérieure et pour ainsi dire, étrangère. Avec l’argent, elle n’est plus, pour nous, qu’une apparence, du moins c’est bien ainsi qu’elle se manifeste : elle se trouve réduite à son apparence, figée dans son apparence, dans sa représentation qui est à la fois matérielle et mentale.

L’idée de l’échange et sa représentation sous une forme matérielle (ou capital) se trouve à l’origine de l’échange et par suite de la vie sociale. La représentation de l’idée se trouve à l’origine de la pensée. La représentation de l’idée ou l’idée dans une tête (ce que j’ai appelé le capital), le capital, se trouve à l’origine de la vie sociale. Sur ce plan, Karl Polanyi réduit la notion de capital à ce qu’elle représente aujourd’hui, le capital financier, et l’échange à ce que nous connaissons comme échange, à l’échange marchand. Cela revient à critiquer l’idée, l’idée de l’échange, qui se trouve au commencement de la vie sociale en fonction de l’idée de l’échange telle qu’elle s’impose de nos jours. Ce qui est critiquable et que critique avec juste raison Karl Polanyi, c’est bien l’idée de l’échange que nous connaissons mais non l’idée qui se trouve à l’origine de la vie sociale. Finalement, il en vient à critiquer la forme qu’a pu prendre l’échange à partir du moment où naît l’État, alors qu’il pense trouver dans l’État le sauveur de la société. C’est là toute l’ambiguïté de sa démonstration.

L’État représente une réalité et une volonté : celles d’un pouvoir séparé à l’intérieur d’une société complexe. L’État représente l’intrusion de l’Un comme volonté, comme exigence puissante, dans une société marquée par la diversité. Il apparaît à un moment donné du processus de séparation et de dépossession dans une société d’un certain type, caractérisée par la présence de deux ou de plusieurs peuples avec un peuple prenant de l’ascendant sur les autres grâce au prestige qu’il a su conquérir et imposer. L’État marquerait le passage de la société simple qu’évoque la notion de peuple à une société complexe constituée par la domination d’un peuple sur un autre (ou d’autres peuples). Selon cette optique, l’État serait la clé de voûte d’une société complexe, d’une nouvelle société, qui s’est constituée ou reconstituée autour de ce déséquilibre intrinsèque, de cet axe que représente le pouvoir d’un peuple sur un autre (ou sur d’autres peuples). L’anthropologue émérite Luc de Heusch a abordé cette question de l’origine de l’État par le biais d’une analyse des mythes et des rites bantous dans trois ouvrages qui ont marqué les études africaines [1]. Un coup d’œil sur la naissance des royautés ou des empires, comme l’Empire inca ou l’Empire aztèque, ne fait que confirmer cette thèse, qui est délibérément ignorée par l’historien [2], mais que l’on voit apparaître chez les anthropologues comme Luc de Heusch ou Marshall Sahlins. Pour ma part, j’en ai fait mon cheval de bataille et je l’ai souvent évoquée et développée dans Être ouragans. Que signifie ce passage à l’État et quelles en sont les conséquences sur le plan de la pensée, des échanges et de la religion (de la pensée comme aliénation de la pensée) ?

L’État maintient unies les deux parties de la société, celle qui s’est emparée de la pensée pour s’en réserver le monopole (ce qui lui donne vis-à-vis des autres peuples un prestige certain) et celle qui voit sa pensée dans sa fonction sociale d’échange de plus en plus marginalisée et réduite à elle-même — n’atteignant pas l’ensemble de la société. Face à ces deux forces, le prestige de ceux venus d’ailleurs et la force de l’autochtonie de ceux qui se trouvaient là, à l’origine, accrochés au territoire, l’État se place en arbitre pour tenter de les concilier. Il se veut au-dessus de la mêlée pour rechercher un équilibre, toujours précaire, entre ces deux aspirations : le prestige et l’origine. Dès le départ, l’État en la personne du souverain se trouve dans une situation fausse puisqu’il entend ou prétend se poser en arbitre alors qu’il tire son origine du parti dominant, de ceux qui, couverts de prestige, se prétendent les aristocrates ou les élus de la pensée, comme les éleveurs tutsis, par exemple, face aux cultivateurs hutus. Le souverain est l’étranger couvert de prestige venu d’ailleurs qui épouse la cause du territoire avec lequel il cherche à se confondre [3], l’étranger céleste qui épouse la cause de la terre [4].

Karl Polanyi aborde l’échange sous un angle qui n’est pas le mien. Il ne touche pas à la question de l’État ni aux circonstances de sa formation, il le percevrait plutôt comme l’instance centralisée qui organise la redistribution des biens mis en commun. Selon moi, l’État est bien autre chose, il est l’expression de la pensée comme aliénation, comme l’unité forcée d’un monde séparé. Il est l’aliénation qui prend forme et pouvoir. La séparation a pu apparaître avant, quand un peuple étranger envahit un territoire occupé par un peuple autochtone, mais l’unité de la nouvelle société ainsi formée n’est pas encore concentrée dans la figure de l’État, elle le deviendra à la naissance de la souveraineté. Avec l’État, l’unité de ce qui était séparé (les Toubous et les Azas, par exemple) devient visible (les Tutsis et les Hutus, par exemple).

Karl Polanyi opposerait plutôt la société au marché ou, selon son expression, l’économie sociale à l’économie de marché. Si l’on conçoit l’économie comme un système d’échanges : il opposerait deux systèmes d’échanges, un système qui est propre à la société et qui repose sur la recherche d’une reconnaissance sociale et un système qui est propre au marché et qui repose sur la recherche du profit (du gain). Ce qui suscite son intérêt et fait l’objet de sa réflexion c’est l’irruption du marché, d’un système d’échanges, dans la société, dans un autre système d’échanges, que cette irruption bouleverse de fond en comble : « Au lieu que l’économie soit encastrée dans les relations sociales, se sont les relations sociales qui sont encastrées dans le système économique… C’est là le sens de l’assertion bien connue qui veut qu’une économie de marché ne puisse fonctionner que dans une société de marché. [5] » Il précisera cette idée qui lui paraît d’une grande importance (et qui l’est) un peu plus loin, page 121 : « Une économie de marché ne peut exister que dans une société de marché. » Avant cette grande transformation sociale due à cette pénétration du marché dans la société, « le système économique était absorbé dans le système social » ; autrement dit, le marché pouvait bien exister à l’intérieur de la société, il n’était pas toute la société. Est-ce encore le cas aujourd’hui ? Ce n’est plus le souverain qui fait le lien entre le marché et la société, c’est l’argent. C’est l’argent qui unit les deux : le marché et la société.

Le souverain faisait le lien entre la noblesse corrompue par le marché et la société. L’élite de la pensée a été corrompue dès le commencement par le marché et nous pourrions voir l’histoire des civilisations sous cet angle. De grandes transformations se sont produites, la bourgeoisie s’est substituée à la noblesse qui se trouvait à ce point corrompue qu’elle n’avait plus lieu d’être comme entité sociale. La fin de l’aristocratie, la victoire de la bourgeoisie, marquait la pénétration conquérante du marché à l’intérieur de la société, elle marquait la mainmise du marché sur la société, et le souverain devait s’effacer devant la toute-puissance de l’argent, ce fut la deuxième grande transformation. Nous en mesurons les effets aujourd’hui.

Nous commettons l’erreur d’associer l’État à la société, ce réflexe est compréhensible puisque son rôle est social, dans la mesure où il consiste à maintenir l’unité d’une société complexe. Toutefois c’est bien en tant qu’expression de l’aliénation de la pensée qu’il arrive à cette fin. Pour ma part j’associerai l’État au marché. L’étude de l’histoire antique nous enseigne que l’État a une part prépondérante dans la naissance de ce que nous appelons le commerce ou l’activité marchande. Dans notre étude de l’Antiquité [6], nous avons mesuré la part active que prennent les empires (comme l’Égypte) ou les royaumes (comme ceux de l’Anatolie) ou encore les cités-États (comme en Grèce) dans le développement du commerce à l’intérieur du bassin méditerranéen. C’est que l’activité marchande est liée dès les commencements à un souci de prestige de la classe au pouvoir, que ce souci se manifestât par la construction des pyramides ou, « plus modestement », par la recherche du luxe, du faste et de la pompe par ceux qui se trouvaient investis de l’autorité de la pensée — de l’autorité de la pensée comme aliénation, de l’État. Encore aujourd’hui, le goût du prestige reste la motivation profonde des comportements du consommateur de marchandises, ce que n’ignore pas la publicité qui en fait l’élément central et parfois subliminal de sa propagande. L’accès à l’argent donne l’accès au prestige et à la notoriété, du moins, nous le supposons.

Si notre première erreur fut de rattacher l’État à la société, la deuxième fut de rattacher l’activité marchande au troc de denrées alimentaires, c’est-à-dire à la survie, à l’utile, aux besoins dits naturels, il n’en est rien, ce n’est qu’une activité secondaire et indirecte du commerce quand bien manger et bien s’abriter sont directement des exigences liées au prestige, celles des rois et des princes. « La prétendue tendance de l’homme au troc et à l’échange est presque entièrement apocryphe », écrit Karl Polanyi à la page 88, mais il a tort de mettre dans le même sac le troc et l’échange en général. Le troc n’est qu’une forme de l’échange, celle qui s’apparente le plus à l’échange marchand, dans le sens où le troc entend satisfaire un intérêt purement privé, qui ne s’inscrit pas dans la vie sociale proprement dite. Mais l’échange marchand, comme le troc n’est qu’une forme d’échange et il ne s’agit pas de confondre l’échange marchand avec l’échange d’un point de vue général. Si l’homme est un être social comme l’écrit l’auteur [7], c’est pourtant bien parce qu’il échange des biens (marchandises ou services) avec d’autres hommes et c’est sans doute de cet échange avec les autres qu’il tire une reconnaissance sociale et avec elle la conscience de « sa position » dans la société.

Dans son livre, Karl Polanyi critique la propension des économistes à mettre au premier plan de leur analyse ce qu’il nomme « l’économie de marché » caractérisée par l’appât du gain. Pour lui, l’importance prise par l’économie de marché (ou capitalisme) serait un phénomène nouveau mettant de côté le rôle éminent joué jusque-là par la société. Il nous invite à considérer à nouveau la partition jouée par le gouvernement dans l’organisation de la vie sociale et à revoir notre conception de l’homme : « L’homme agit de manière, non pas à protéger son intérêt individuel à posséder des biens matériels, mais de manière à garantir sa position sociale, ses droits sociaux, ses avantages sociaux. Il n’accorde de valeur aux biens matériels que pour autant qu’ils servent cette fin… Le prix conféré à la générosité est si grand, quand on le mesure à l’aune du prestige social, que tout comportement autre que le plus total oubli de soi n’est tout simplement pas payant » (p. 91). Le noble athénien ferait volontiers siennes ces constatations mais en ajoutant qu’il faut encore avoir les moyens de sa générosité. Et le noble athénien trouvera une grande partie de sa capacité à être généreux et à offrir des banquets dans le commerce des poteries fabriquées par les artisans potiers travaillant pour lui dans la ville ou encore dans le commerce du blé ou de l’huile d’olive, des marchandises produites par le travail de ses esclaves dans son vaste domaine. Il n’y a pas si longtemps, les pauvres en argent pouvaient encore se montrer généreux, ce qui représentait un danger pour l’ordre établi, ils le peuvent plus difficilement aujourd’hui quand l’achat de marchandises dans la quête d’un prestige illusoire n’est plus que la rançon d’une vie consacrée au travail.

Dès les commencements le marché se trouve directement lié à la société et à la recherche du prestige. Pour les guerriers du temps passé, le prestige et la reconnaissance sociale étaient le fruit attendu du don, le résultat attendu d’une pratique généreuse de la vie. En fut-il toujours ainsi ? Karl Polanyi ne confond-il pas le prestige à son origine lié à la pratique du don avec ce qu’il est devenu plus tard dans une société complexe quand il se trouve lié à l’apparence, à la recherche du paraître ? Le prestige quand la société reposait sur le don et le prestige quand la société repose sur le paraître ? Quand la pensée n’étaient pas aliénée et quand la pensée est aliénée ? Quand l’égalité constituait le fondement de la vie sociale et quand l’inégalité est apparue ? Nous nous trouvons dans une situation ambiguë, nous avons recours au marché, c’est-à-dire à l’échange marchand, afin de nous procurer des biens pour les donner avec une certaine ostentation à l’occasion des fêtes établies par les usages et la coutume et aussi pour paraître, pour marquer ainsi notre place dans la hiérarchie sociale. Cette dérive du prestige — qui, comme expression d’une reconnaissance sociale, est lié à la conscience de soi — pour se figer dans le paraître trace le mouvement de la pensée comme aliénation de la pensée : le paraître tient lieu de conscience de soi (ou de conscience sociale).

Marseille, le 24 juillet 2020,
Georges Lapierre

Photographie :
le pont au Change,
par Brassaï.

Notes

[1De Heusch (Luc), Le Roi ivre ou l’origine de l’État, Gallimard, 1972 ; Rois nés d’un cœur de vache, Gallimard, 1982 ; Le Roi de Kongo et les monstres sacrés, Gallimard, 2000.

[2Une exception avec Christian Duverger et son livre sur la civilisation mésoaméricaine : Duverger (Christian), El primer mestizaje. La clave para entender el pasado mesoamericano, Mexico, 2007.

[3Ne disait-on pas que le Rwanda se rétrécissait comme une peau de chagrin si le souverain ployait les genoux ? Une tradition orale invérifiable rapporte aussi que l’émissaire de l’Empire allemand avait trop vigoureusement serré la main du roi lors de leur première entrevue ; celui-ci aurait dit à son interlocuteur : « Vous avez fait trembler la terre du Rwanda » (De Heusch, 1982, p. 28).

[4L’État est l’expression d’un point de vue unique et totalitaire. Je soutiens cette idée alors même que l’État se dit au-dessus des deux partis (l’élite et le peuple) qui composent la nouvelle société : le roi, ayant transgressé les interdits de son peuple, est, d’un côté, incestueux (en épousant sa mère par exemple, ou sa sœur) ; de l’autre, il est l’étranger, celui venu d’ailleurs. Le souverain est incestueux à l’égard de sa famille d’origine ; à l’égard du peuple autochtone, il est l’étranger. Position des plus délicates qui mériterait que l’on s’y attarde dans la mesure où elle présente la figure de l’État sous un jour mal connu, et que nous ne cherchons pas à connaître. Toutefois, il serait bon que nous l’ayons à l’esprit si nous voulons piocher un peu plus avant dans les profondeurs de notre situation. Si nous en croyons Georges Bataille, transgresser les interdits ne signifie pas obligatoirement nous en libérer, c’est le plus souvent nous y attacher plus fortement. En transgressant l’Interdit primordial, le roi ne se libère pas de sa famille originelle, au contraire il s’y trouve attaché bien plus fortement qu’il n’y paraît. L’État serait l’expression d’une volonté venue de la classe dominante, de la « famille » dominante. Pourtant la population se soumet à cette volonté au nom de la société nouvelle, dont cette volonté est porteuse et qu’elle promet. L’État se trouve à la merci de ce consentement de la population, ce qui lui apporte la conscience de sa fragilité. Pour le corps de la nation, c’est-à-dire pour la population qui travaille, l’État n’existe que du fait de son consentement, si son consentement disparaît, l’État disparaît. Par exemple, nous pouvons bien saisir l’insatisfaction manifestée par les Gilets jaunes pour ce qu’elle est : l’expression d’un non-consentement (pour l’instant minoritaire ou rendue minoritaire grâce aux mesures d’urgence prises par l’État).

[5Polanyi (Karl), La Grande Transformation, Gallimard, « Tel » n° 362, p. 104.

[6Cf. notes anthropologiques consacrées à l’histoire de la Grèce.

[7« Car, si une conclusion s’impose plus nettement que toute autre après les études récentes sur les premières sociétés, c’est le caractère immuable de l’homme en tant qu’être social » (Karl Polanyi, p. 90).

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