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La Grande Transformation (XI)

jeudi 17 décembre 2020, par Georges Lapierre

Aperçus critiques sur le livre de Karl Polany La Grande Transformation (à suivre)
« Dans la perspective du pouvoir, un seul horizon : la mort. Et tant va la vie à ce désespoir qu’à la fin elle s’y noie. » (Raoul Vaneigem)

Notre vision du monde étant le fruit d’un mode de vie, une cosmovision n’est évidente que pour ceux qui appartiennent à une même civilisation. L’opposition entre culture et nature est-elle en passe de devenir une vision du monde partagée par tous ceux qui vivent dans une civilisation marchande ou bien est-elle toujours une idéologie que l’avant-garde intellectuelle s’efforce de propager, avec les résultats remarquables que nous connaissons ? Nous pouvons constater qu’une telle cosmovision s’étend comme une tache d’huile en suivant le mouvement de pénétration du marché. Il y aurait d’un côté l’humain, le monde de la culture, de l’esprit, de la pensée et de l’être et, de l’autre, la nature, l’apparence, l’absence de pensée, tout ce qui n’est pas humain. Cet univers réduit au paraître s’oppose à l’être, l’être serait en quelque sorte l’envers du décor. Non seulement l’apparence occulte l’être (l’esprit, la pensée) mais rend l’être (l’esprit, la pensée) inaccessible. Je dirai que l’apparence (ce que nous appelons la nature) est seulement l’apparence de la pensée, en fait la pensée comme aliénation de la pensée. La nature n’est pas opposée à la culture, elle est toute notre culture. On dit en général que la nature est toute la réalité, je dirai que la nature est toute notre réalité, ou bien encore que l’aliénation est toute notre réalité.

« Robert Owen avait fait preuve de véritable pénétration : l’économie de marché, si on la laissait libre d’évoluer selon ses propres lois, allait entraîner de grands maux, et des maux définitifs… Il fallait faire entrer l’homme et la nature dans son orbite… » écrit Karl Polanyi, qui voit encore la nature comme entité séparée de l’homme. Il ne saisit pas la nature comme une cosmovision ou comme une représentation ou une conceptualisation de la réalité, ni que cette même réalité n’est que la représentation que nous nous faisons de notre réalité, son extériorité, en quelque sorte. Pour cette raison le terme de nature n’est qu’un concept (que je qualifierai volontiers de métaphysique ou de trop physique pour être honnête) apparu sur les bords de la mer Égée qui rend compte du surgissement de l’apparence et de la disparition, de l’effacement progressif, des esprits ou des dieux, l’effacement progressif de l’être : l’humain n’est plus qu’une apparence de l’humain. Une telle conception de la réalité qui reste philosophique, un point de vue d’intellectuels, est encore en son début entachée de spiritualité, d’un passé proche, c’est un point de vue qui va émerger peu à peu de la gangue du social au fur et à mesure que le marché prendra de l’importance. Si un tel point de vue semble acquis aujourd’hui, cela signifie que l’échange marchand (la pensée sous sa forme aliénée) a pris l’ascendant sur l’échange social.

L’État organise le lien entre l’aristocratie, chargée des fonctions prestigieuses de la religion et de la guerre, et la population, chargée de la production des biens à échanger. Cette division du travail passe par le tribut et la redistribution. On se rend bien compte que la population sans qualité travaille pour entretenir les clercs et les guerriers, qu’elle trouve peu d’avantages dans cette distribution des tâches et que la redistribution des biens, par exemple, profite principalement (et largement) à l’aristocratie et à toute l’organisation bureaucratique de la société. Il s’agit d’obtenir le consentement de la population et de le garder. On l’obtient par des initiatives favorisant la production avec de grands travaux qui dépassent l’échelle locale de la communauté villageoise (du four ou moulin commun dit banal) comme ceux concernant les canaux d’irrigation ou l’assèchement des marais. Ces travaux sont l’expression pratique d’une pensée qui n’est plus celle de la population. Cette pensée ou cette volonté en visant une fin qui échappe à la population consacre l’aristocratie religieuse comme étant la classe sociale par excellence. Ainsi garde-t-on le consentement de la population par la mise en scène d’un prestige reposant sur une menace constante.

La religion, à la fois idéologie, propagande et cosmovision, offre un aperçu sur la société, dont elle présente la configuration idéale. Dans des notes sur la religion aztèque, j’avais remarqué que la notion de dualité représentée par Ometeotl, le dieu suprême, dieu de la dualité, et que l’on retrouve comme fondement conceptuel à tous les niveaux de la pensée religieuse mésoaméricaine, pouvait être interprétée comme une représentation, non soumise à la critique, de la société [1], il en serait de même pour l’idéologie des trois fonctions du monde indo-européen correspondant à une vision tripartite de la société ; la religion chrétienne aussi, avec son dieu unique (trois en un) et sa cohorte de saints, offre un point de vue sur la société chrétienne perçue comme l’aboutissement de la société indo-européenne. Avec la Réforme et le protestantisme, le dieu en trois des catholiques redevient Jéhovah, le dieu tout-puissant et unique des cités marchandes phéniciennes.

Au début de sa formation, l’État représenté par une personne, ne s’en prend pas directement aux usages et aux coutumes des peuples qu’il a soumis, ceux-ci gardent leur langue et leur manière d’être, ils gardent les usages qui leur sont propres. C’est surtout par le tribut que s’exprime leur soumission à une autorité supérieure et contraignante. L’étude de l’Empire de l’Inca comme celle de l’Empire aztèque fournit à cet égard des éléments importants. L’histoire de Zuyuá, État mythique et légendaire du monde mésoaméricain dont un des centres pourrait être la ville de Cholula au pied du Popocatepetl révèle l’importance de ce mouvement de fédération et de réunion des peuples et des tribus de Mésoamérique sous une autorité unique. Cette autorité s’impose le plus souvent par la guerre de conquête mais elle répond aussi, semblent dire les deux historiens mexicains Alfredo López Austin et Leonardo López Luján [2], qui ont étudié cette partie de l’histoire préhispanique, à une aspiration ou à une idéologie des peuples qui conservent, dans cette agrégation, leurs usages et leur langue autour de la figure mythique de Quetzalcóatl. Le roi devient la réplique humaine de ce dieu et, lors de son intronisation, il doit se rendre au lieu des Roseaux, Tollan, afin d’y obtenir son pouvoir. Par le biais de l’idéologie de Zuyuá, nous voyons se dessiner un mouvement d’unification des peuples de Mésoamérique sous l’autorité fédératrice, respectueuse de leur différence, d’un État, royaume ou empire.

L’arrivée et la présence parmi un peuple autochtone d’un peuple, nomade, guerrier ou éleveur de grands troupeaux, venu d’ailleurs, parfois venu de la mer, constitue l’événement déclencheur du drame. Il donne naissance à une société complexe marquée par une séparation à résorber. L’État n’est pas dialecticien, il ne résout pas cette séparation, il s’impose plutôt comme l’autorité d’une pensée unificatrice qui se trouve au-dessus des oppositions. L’État maintient unies par la contrainte les deux forces contraires qui parcourent la nouvelles société : ceux qui pensent et ceux qui travaillent, ceux qui échangent et ceux qui produisent les biens à échanger. Il doit obtenir le consentement de ceux qui travaillent sous différents prétextes. Dans certaines circonstances, il ne l’obtient plus. L’importance prise par le marché pourrait fournir une de ces circonstances et compromettre la position du souverain et les cadres d’un État reposant sur son autorité. Nous avons l’exemple de la Révolution française. Karl Polanyi écrit : « Les institutions sont disloquées par le fait même qu’une économie de marché est imposée à une communauté organisée de manière complètement différente. [3] » Cependant il ne saisit pas le marché comme un moment, sans plus, de l’aliénation de la pensée de l’échange, c’est-à-dire comme un moment de l’État.

Avec l’échange marchand, l’esprit de la société a atteint un autre niveau, il n’est plus l’autorité de la coutume ni celle du suzerain imposant selon l’idéologie des trois fonctions l’union des prêtres, des guerriers et les paysans, elle est celle, plus impersonnelle, des banques. C’est l’argent et son intérêt qui font désormais autorité. Nous sommes passés de l’éthique (autorité de la communauté) à la morale (autorité de l’État religieux) et de la morale à l’individualisme et à l’intérêt particulier (autorité de l’argent), il n’y a plus de morale, dit-on. Cette autorité du compte en banque s’est dégagée progressivement de l’État providentiel. En s’imposant au cœur de l’activité sociale, elle bouleverse irrémédiablement l’équilibre auquel nous aspirons. Le processus qui convertit un groupe de sauvages en mineurs dans une mine d’or, en pêcheurs de perles ou en équipage d’un bateau ou bien qui le dépouille simplement de tout ressort… « peut sembler si bizarre, si étrange à la nature de la société et à son fonctionnement normal qu’il en est pathologique », écrit Margaret Mead, citée par Karl Polanyi qui ajoute : « L’esprit pénétrant de Thurnwald a bien reconnu que la catastrophe culturelle de la société noire d’aujourd’hui est étroitement analogue à celle d’une grande partie de la société blanche aux premiers jours du capitalisme [4] » (p. 229). Nous retrouvons la même situation dans le Mexique contemporain et dans la France contemporaine avec ses laissés-pour-compte : c’est le capitalisme sous sa forme moderne et financière.

Ce passage à un cran supérieur de l’aliénation de la pensée nous déroute pour plusieurs raisons, la première est que nous avons le nez dessus et qu’il est difficile de prendre le recul qui permettrait d’éclaircir notre vision brouillée des phénomènes sociaux, ensuite, il nous conduit à reprendre et à modifier des notions difficilement acquises comme celle d’État ou celle de marché. La connivence que nous avons remarquée entre la naissance de l’État et l’apparition de la monnaie telle que nous l’entendons nous fournit une première piste : l’argent ne s’oppose pas à l’État. L’importance actuelle de l’argent et du marché n’est que la forme supérieure prise par l’État. Le souverain était l’État, c’est-à-dire qu’il concentrait en sa personne l’autorité dans sa dimension sociale, celle d’une société recomposée ; cela signifiait aussi qu’il gouvernait en fonction d’une idée de l’échange qui se trouvait au-dessus de l’idée de l’échange que pouvaient encore se faire les peuples du royaume ou de l’empire. Cette autorité sociale dont le roi était l’émanation vivante est celle de la pensée (de l’échange) comme aliénation et cette pensée de l’échange comme aliénation aboutit à l’échange marchand. La pensée du roi divin échappe à la pensée de ses sujets, elle leur est étrangère, c’est l’État-providence : les voies de Dieu sont impénétrables. Avec l’argent, la pensée de l’échange se dépersonnalise, elle n’a plus besoin de se concentrer dans une personne, elle existe dans sa représentation (à la fois concept et matière), elle occupe tout le champ de la conscience : l’argent à la fois concept et matière a envahi le monde. Le marché a envahi la société, la société est devenue le marché. Une telle situation à laquelle nous sommes parvenus ne met pas fin à l’aliénation, elle en marque, au contraire, la victoire. Est-elle définitive ? La conscience serait-elle un acte révolutionnaire ?

Dans la société selon les marchands, l’argent instaure un éloignement ; il est à la fois le facteur de la vie sociale et celui d’un éloignement inéluctable marqué par un isolement accru des gens. C’est l’argent qui médiatise le rapport entre les hommes par le moyen des biens à échanger, si bien que la relation entre les humains entrant comme sujets dans leur rapport aux autres n’existe plus que de façon marginale. L’argent nous met directement en relation avec les biens sans avoir à passer par un autre humain. L’argent tient lieu de sujet, il est le sujet absent et ce sujet absent de la relation, et dont l’argent occupe la place, est le marchand. L’argent est bien la pensée du marchand à l’œuvre dans l’échange, mais une pensée qui s’est dégagée ou qui s’est émancipée de la relation intersubjective, de la relation entre les êtres. Par contre, les peuples ne veulent pas avoir à renoncer à une relation entre sujets et à une vie sociale de proximité, à un « vivre ensemble ». C’est ainsi qu’ils cherchent à conserver une vie commune (ou communale) dans laquelle la relation entre sujets garde tout son intérêt et toute sa réalité. Une telle conception de la vie commune est continuellement corrompue et mise en défaut par l’argent. C’est bien deux idées de l’échange, deux conceptions opposées de la vie sociale qui s’affrontent : le communalisme et l’individualisme ou la communalité et l’individualité. La communalité est attachée à un savoir-vivre ensemble ; l’individu peut vivre seul grâce à l’argent. Avec le communalisme, on ne peut pas se passer des autres, mais on se passe de l’argent, avec l’individualisme, on ne peut pas se passer d’argent, mais on se passe des autres.

Les peuples par leur résistance à ne pas disparaître s’immiscent dans un débat concernant la société qui ne s’est jamais relâché tout au long de notre histoire comme tout au long de l’histoire des peuples ; il est toujours actuel. C’est ainsi que la Commune d’Oaxaca de 2006 rejoint la Commune de Paris de 1871. L’insurrection zapatiste de 1910 ou de 1994, celle des paysans français en 1789. Avec, cependant, une différence notoire : les paysans français se trouvaient face à la noblesse européenne et à la bourgeoisie française, les paysans zapatistes se trouvent désormais face à une bourgeoisie internationale. Les tentatives d’édification de « zones » d’autonomies sociales en Europe rejoignent les résistances des peuples partout dans le monde. Cette confrontation est une confrontation d’idées, ce qui signifie qu’elle est pratique. Pour l’instant cette pratique de l’idée qui a pour nom capital (ou capitalisme) est à l’avantage des marchands, pour longtemps encore ?

Marseille, le 13 décembre 2020
Georges Lapierre

Notes

[1J’avais surtout mis l’accent sur la dualité sur le plan du genre, masculin et féminin. Suite aux remarques de Maurice Godelier, j’avais noté que cette dualité du genre pouvait fournir l’opposition à partir de laquelle une collectivité se trouvait en mesure de s’organiser et de se constituer socialement (le cas de la société des Baruya étudiée par Maurice Godelier).

[2López Austin (Alfredo) et López Luján (Leonardo), El pasado indígena, Mexico, FCE, 1996.

[3L’angle sous lequel Karl Polanyi aborde la question, oh combien actuelle, de la faim dans le monde et de l’immigration me paraît particulièrement juste : « On peut citer l’exemple célèbre de l’Inde. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, les masses indiennes ne sont pas mortes de faim parce qu’elles étaient exploitées par le Lancashire ; elles ont péri en grand nombre parce que les communautés villageoises indiennes avaient été détruites » (p. 230) ; ou encore : « Il faut forcer les indigènes à gagner leur vie en vendant leur travail. Pour cela, il faut détruire leurs institutions traditionnelles et les empêcher de se reformer, puisque, dans une société primitive, l’individu n’est généralement pas menacé de mourir de faim à moins que la société, dans son ensemble, ne soit dans ce triste cas » (p. 235) ; ou bien encore : « Le dernier stade a été atteint avec l’application de la “sanction naturelle”, la faim. Pour pouvoir la déclencher, il était nécessaire de liquider la société organique, qui refusait de laisser l’individu mourir de faim » (p. 237). Enfin, au sujet de l’immigration, je propose cette dernière citation et j’invite surtout le lecteur à lire le chapitre 14 ou tout le livre La Grande Transformation : « Le colonisateur peut décider d’abattre les arbres à pain pour créer une disette ou peut imposer un impôt sur les huttes : dans les deux cas, l’effet est le même que celui des enclosures des Tudors avec leur sillage de hordes vagabondes. »

[4Pour Karl Polanyi, le capitalisme est le capitalisme financier et il prend véritablement son essor avec la domestication industrielle.

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