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La Grande Transformation (XIII)

samedi 16 janvier 2021, par Georges Lapierre

Aperçus critiques sur le livre de Karl Polany La Grande Transformation (à suivre)
« Il est tout aussi impossible de restaurer le passé que de transporter nos difficultés sur une autre planète. » (Karl Polanyi)

La question sociale que traite Karl Polanyi se trouve dans l’effectivité d’une pensée (appelons-la la pensée de l’État) qui, sous la forme objective qu’elle a prise (c’est l’argent), met l’humain (la subjectivité ou la vie sociale) à son service. Notre pensée de l’échange s’est à ce point libérée de notre subjectivité sur laquelle reposait jusqu’à présent notre vie sociale qu’elle nous domine entièrement. Elle nous a réduits à n’être plus qu’une pure apparence de l’humain. C’est de la science-fiction : l’homme entièrement au service de sa propre pensée, pensée qui lui a échappé et qui le domine. Notre réalité n’est plus qu’une apparence de l’être ; et cette pensée de l’échange portée par l’argent, dans sa machinerie qui nous échappe totalement, s’acharne à détruire notre apparence de réalité. Nous disons qu’elle détruit la nature alors que c’est bien nous comme pure apparence de l’humain qu’elle réduit et détruit sans relâche. Nous connaissons dans notre chair et dans nos os, dans les profondeurs les plus intimes de notre être le paradoxe que représente la pensée comme aliénation de la pensée.

Les gouvernements cherchent à résoudre ce paradoxe qu’ils ont eux-mêmes contribué à créer en maintenant la société, qui repose sur le don, dans la totale dépendance de ce qui lui est contraire, l’activité marchande. J’écrivais [1] que l’emploi de la monnaie efface l’aspect social de l’échange ainsi que l’engagement de chacun des partenaires dans cet échange. La monnaie dédouane l’échange, elle le désamorce de sa charge subjective liée à la recherche d’une reconnaissance sociale. La monnaie et son emploi sont à mettre en relation avec une tournure d’esprit particulière chez les deux protagonistes de la transaction : ne pas donner à la transaction un caractère social, ne pas chercher à lui donner une impossible publicité [2]. Si l’on y regarde bien, c’est encore ce qui se passe de nos jours et marque la différence entre le don fait lors d’une naissance, d’un anniversaire, d’un mariage ou à Noël et l’achat des cadeaux dans un magasin [3]. Nous nous trouvons continuellement sous le choc de deux mondes, de deux conceptions de l’échange opposées, mais qui se trouvent dans un rapport de dépendance réciproque si parfait que l’un ne peut exister sans l’autre. C’est ce qui lie l’aliénation à la pensée et, réciproquement, la pensée à l’aliénation. C’est ainsi que la philosophie devient la vie même [4].

La seule voie pour sortir de ce dilemme, ou de ce piège philosophique, serait de se passer de l’argent, c’est-à-dire de se passer de l’État, de cette autorité supérieure qui met les gens au travail dans le but de produire des marchandises qu’ils devront acheter par la suite, de produire les objets de leur aliénation. Ce ne sont pas les marchandises qui sont en cause mais bien le fait de devoir être achetées, de devoir passer par l’argent pour être acquises. C’est bien l’argent qui est cause de cette fracture dans la pensée qui nous amène à aller chercher dans un univers socialement vide les biens qui constitueront la matière de nos échanges et de notre vie sociale et de voir ainsi cet univers socialement vide (le marché) prendre de plus en plus d’importance et finir par envahir notre vie. Loin de mettre fin à la séparation au sein de la société (autant dire de la pensée) entre dominants et dominés, entre les élus de la pensée dans sa fonction sociale et ceux qui travaillent, l’État (ou la pensée sous sa forme aliénée) la renforce dans la mesure où il unit fermement ces deux composantes de la société (autant dire de la pensée) sans les supprimer : la pensée qui se projette dans son avenir et l’activité pratique de la pensée poursuivant son but (la réalisation de l’échange), l’idée et la pensée, le capital et la monnaie. C’est l’argent qui lie ces deux aspects de la pensée, il est bien, à lui tout seul, l’idée et la pensée, l’idée comme capital financier et la pensée comme monnaie. Il unit ces deux aspects qui constituent la vie sociale.

Comme tous les samedis, les cars de flics ont envahi le centre-ville, des brigades de robocops chargent et frappent à tour de bras les manifestants gilets jaunes pendant qu’une grande partie de la population vaque à ses occupations comme si de rien n’était : un film de science-fiction ? Notre présent, notre passé et notre futur ? Où prendre pied ? Dans quelle profondeur méconnue ou perdue de nous-mêmes et de notre histoire puiser la force d’une rébellion et d’une création ? En Nouvelle-Calédonie, Louise Michel déportée dans cette île a pu prendre le parti des Kanak, du peuple sous le joug, elle fut l’exception, la plupart des communards se sont rangés du côté des colons. Cette situation s’est répétée dans tous les pays conquis par l’Occident, les pauvres dans leur soif de richesse ont formé l’avant-garde des riches. Cette complicité, qui lie le sort des pauvres à celui des riches (et inversement), remonte-t-elle à cette conquête silencieuse de l’Inde, de l’Iran et de l’Europe par les Indo-Européens ? À cette fracture dans la société entre dominants et dominés, fracture que les mythes et les légendes ont tenté de résorber et d’effacer en vain ?

« On est donc assuré que les envahisseurs ont trouvé devant eux des sociétés organisées avec leurs croyances, leurs normes propres, en un mot leur culture ; et puisque l’avance “äryenne” semble avoir progressé vers l’est et vers le sud, on peut aussi avancer sans trop de risque d’erreur que les nouveaux venus ont su se soumettre les premiers occupants. Voilà donc un principe clair qui va servir à ordonner les renseignements fragmentaires que donnent les textes : si les Veda opposent les peuples nobles et purs à des groupes humains qu’ils rejettent dans les ténèbres extérieures, c’est sans doute que les vainqueurs se sont subordonné les vaincus. Mais si un dieu, une notion, un mot font leur apparition à un moment donné dans les textes sans que l’on puisse leur attribuer une origine “indo-européenne”, c’est au contraire parce que la présence des populations nouvellement soumises se fait sentir dans l’univers mental des vainqueurs et que la symbiose produit des effets attendus », écrit Madeleine Biardeau en introduction de son livre sur l’hindouisme [5] et elle ajoute :

« Bref, si la religion de dévotion — la bhakti —, avec la promotion soudaine des dieux védiques Visnu et Shiva, voit le jour, c’est que les vaincus ont réclamé leur place au soleil, que les silencieux du Veda arrivent enfin à se faire entendre. Si la Déesse — dont les textes védiques ne fournissent que de pâles esquisses — prend tant d’importance, c’est que les cultes “aborigènes”, “dravidiens”, centrés sur elle, se forcent un passage et obtiennent droit de cité dans l’hindouisme le plus officiel. Mais les vieux clivages se retrouvent intacts et servent à structurer la société hindoue : ce qui est “äryen” est pur, est la norme, ce qui ne l’est pas est impur. »

Ces remarques de Madeleine Biardeau nous offrent un aperçu sur la complexité de la vie sociale qui s’est érigée à partir de cette rencontre, sans doute en grande partie inéluctable, entre deux civilisations, une civilisation venue d’ailleurs et la civilisation autochtone, celle des grands espaces et celle du sol, celle du soleil céleste et celle du soleil noir de la terre, de l’ailleurs et de l’origine, du rêve et de la réalité. Nous nous trouvons confrontés à deux principes opposés et contraires. Prendre le parti du vainqueur, celui de l’ailleurs et celui du ciel, du « pur » et de la « norme », de l’or et de l’ordre, contre celui de la terre, de l’impur et du désordre, nous conduirait-il à une impasse où nous nous fracassons ? Je me demande parfois si les signes (positifs ou négatifs) que nous attribuons à l’un ou à l’autre des partis ne sont pas inversés. Nous en arrivons à donner une valeur positive à ce qui se présente comme aliénation de la pensée, la domination d’un peuple sur l’autre, et un signe négatif à la pensée elle-même, à la pensée sous son aspect originel. La pensée sous sa forme originelle serait-elle cette Grande Déesse qui hante, tel le fantôme de ce qui fut, nos civilisations ?

Nous espérons trop souvent résoudre cette question « civilisatrice » d’un coup de baquette magique auquel nous donnons dans notre inconséquence le nom de révolution : le dominé prendra la place du dominant, la terre, celle du ciel, et le tour est joué ! L’étude de l’homme et de la femme, et, plus généralement, des civilisations m’a conduit à penser que le dominé n’a jamais cherché à être un jour dominant, que la pensée sous son mode originel n’a jamais cherché à devenir une pensée impérieuse tant ce mode d’expression lui est contraire et ne pourrait que la trahir. Alors ?

Tout au long de ces réflexions inspirées par la lecture du livre de Karl Polanyi La Grande Transformation, je me suis trouvé confronté au facteur temps comme si, dans ces phénomènes civilisateurs et de mise en place d’une vie sociale, la durée et les changements ou transformations imperceptibles que cette durée implique devaient jouer un rôle trop souvent négligé ou ignoré pour tenir une place bien plus importante que nous ne le préjugions. Nous pensions que la théorie, en faisant appel à la conscience de chacun, devait précipiter l’échéance ou une échéance inéluctable qui serait la fin de la domination ou la fin de l’aliénation. Je n’en suis plus si sûr. Je suis seulement à l’affût de certains signes dans le monde, de certaines constatations, qui m’amènent à émettre des hypothèses, seulement des hypothèses, toujours critiquables, concernant un monde en perpétuel transformation. Ce que nous percevons en surface est seulement le signe d’un travail en profondeur, dans les entrailles de la terre, comme si la vie sociale que nous connaissons devait accoucher des profondeurs du temps.

Parmi ces signes avant-coureurs, je retiendrai la résistance indienne devenue visible aux yeux du monde avec l’insurrection zapatiste dans ce recoin reculé de la planète qu’est le Sud-Est mexicain. Si ce soulèvement indien a attiré l’attention, avec un mélange d’inquiétude et d’adhésion, d’une grande partie de la population mexicaine et mondiale, c’est bien qu’il portait et qu’il porte encore en lui une aspiration réelle des femmes et des hommes engagés dans leur aventure humaine ; je retrouve ce sens du territoire conçu comme espace d’une vie autre à construire ou à défendre dans les luttes menées en Europe, au cœur du vieux monde, face aux projets aberrants du capital, à Notre-Dame-des-Landes, à Saint-Victor dans l’Aveyron, à Bure ou dans la montagne de Lure, en Italie dans le val de Suse, et dans toutes ces zones d’autonomie à défendre, comme si la vie sociale ne pouvait se conserver et s’édifier qu’en luttant contre les avancées destructrices du marché ; enfin le mouvement des femmes malgré toutes ses contradictions reste, à mes yeux, le signe (pas toujours lisible et éclairant) d’un changement véritable au sein des mœurs piteuses que nous connaissons.

Ainsi des tentatives sont engagées dans le sens de mettre fin à la situation que nous connaissons, et de faire en sorte que l’activité pratique de la pensée ne soit pas séparée de la pensée elle-même comme cela se passe avec l’argent quand ce que l’on appelle le marché ou l’échange marchand se trouve séparé de l’échange social proprement dit. L’argent les unit par la force de l’aliénation, c’est la solution qui s’est présentée d’emblée avec la formation de l’État c’est-à-dire de la pensée comme aliénation. Elle a été appliquée sous la contrainte, c’est la solution des possédants qui ont pu ainsi maintenir leur position avantageuse grâce à l’aliénation, l’unique recours qu’ils avaient sous la main. L’aliénation, secours de la classe dominante, gagne du terrain dans la mesure où le marché exerce une attraction de plus en plus forte, comme s’il devait représenter l’unique solution à une vie reposant sur l’argent ; cet aspect, l’aliénation encourageant l’aliénation, est le fait marquant de notre époque. Cependant l’autre perspective, qui consiste à un retour à une vie sociale sans qu’il y ait séparation entre l’activité de production d’un bien et l’échange de biens, se fait jour parfois, dans des circonstances difficiles puisqu’elle présente l’exact opposé de ce qui existe. Et pourtant ?

Marseille, le 13 janvier 2021
Georges Lapierre

Notes

[2Le public ayant disparu.

[3J’avais alors ajouté que nous ne devons pas confondre une tournure d’esprit et la chose elle-même : ce n’est pas le bien lui-même servant de monnaie, en l’occurrence, l’argent, qui prive l’échange de publicité mais le recours à l’argent comme moyen d’échange. Offrir de l’argent à Noël lave l’argent de sa fonction de monnaie pour un bref instant ; c’est offrir un « pouvoir d’achat », tous les gamins le diront et ajouteront ainsi leurs voix à celle de Karl Polanyi. La monnaie est une tournure d’esprit, un point de vue (partagé) sur l’échange qui a cours : ne pas s’impliquer subjectivement et socialement dans l’échange. Offrir de l’argent comme cadeau, c’est s’impliquer socialement dans l’échange (d’une bonne ou d’une mauvaise manière, mais peu importe).

[4C’est bien l’argent qui nous dépossède (c’est le cas de le dire) de la pensée. Les marchandises n’ont rien à voir dans cette dépossession ; elles ne sont que des biens à échanger. Le marché a acquis, de nos jours, une telle importance que nous finissons par employer le terme d’« échange » dans une certaine confusion, ainsi nous parlons à tort d’échange marchand quand il s’agit pour l’humain d’acquérir des biens qui seront seulement ensuite échangés sous forme de cadeaux, ou qui contribueront à augmenter son prestige et sa position dans la hiérarchie sociale auprès de ses contemporains. C’est en ce sens que l’argent nous dépossède de l’activité pratique de la pensée, qui consiste à se procurer un bien en vue de le donner et d’entrer ainsi dans la ronde des échanges de tous avec tous. L’argent fixe sur lui, sur la monnaie, le mouvement libre de la pensée qui va de l’idée à sa réalisation. L’argent fige la pensée sur sa matérialité, sur sa représentation ; c’est bien en ce sens que nous sommes amenés à saisir l’argent comme aliénation de la pensée, la pensée comme aliénation de la pensée. C’est ainsi que la philosophie devient la vie même.

[5Biardeau (Madeleine), L’Hindouisme. Anthropologie d’une civilisation, Champs essais, éditions Flammarion, 1995 (p. 14 et 15).

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